Al V * I * V PARIS. — IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHUHK Rue de Heurus. 9 VOYAGE EN CHINE PENDANT LES ANNÉES 1 8 k 7 - 1 8 à 8 - 1 8 à 9 - 1 8 5 0 PAR LE VICE-AMIRAL JURIEN DE LA GRAVIÈRE Alors cap'taine de frégate commandant la corvette la Bayonnaise TOME PREMIER DEUXIEME EDITION PARIS LIBRAIRIE DE I, HACHETTE ET C,e BOULEVARD SAINÏ-GF.nMAIN, N" 77 1864 7of. '5 PRÉFACE Le voyage accompli par la Bayonnaise dans les mers de Chine remonte à une époque déjà éloignée. Une pé- riode de quatorze années, remplie d'importants événe- ments, sépare la première édition de ce livre de la seconde édition que j'offre aujourd'hui au public. J'éprouve, je l'avoue, une certaine satisfaction à pouvoir constater que le temps, qui ne semble pas avoir encore enlevé tout in- térêt à mes récits, a cependant justifié déjà quelques-unes de mes prévisions. Mais, depuis le mois de mai 1850, le rideau qui cachait l'avenir à nos yeux, ce rideau à tra- vers lequel j'essayais de lire, me paraît s'être un peu soulevé. La Chine cède visiblement aujourd'hui aux lois géné- rales de cette gravitation à laquelle pendant tant de siècles elle était parvenue à se soustraire. Elle aussi, elle se meut, elle se modifie, elle se transforme : si innove ! Ce n'était pas assez que la capitale du Céleste Empire eût été occu- pée par des armées européennes, que des navires étran- gers eussent été admis dans les eaux intérieures; il a fallu que le gouvernement de Pé-King, pressé par la révolte, se résignât à confier le commandement de ses troupes à dos barbares. De grandes révolutions ont re- I - ! 2 PRÉFACE. nouvelé la face du inonde, qui n'avaient pas été annoncées par des symptômes aussi éclatants. Je ne mets pas en doute que des destinées nouvelles ne soient près de s'ou- vrir pour les races sémitiques et j'ajoute que nous ressen- tirons infailliblement le contre -coup de la transformation que cette immense agglomération d'hommes va subir. La Chine, avec sa population trop nombreuse déjà pour l'étendue de son territoire, n'est pas un pays qu'on puisse coloniser. Est-ce du moins un pays qu'on puisse rattacher à nos mœurs, a nos sentiments, à nos espérances — tran- chons le mot — qu'on puisse christianiser? Bien des gens, et des plus éclairés, considèrent cette entreprise comme folle et chimérique. Je ne partage pas leur avis. La Chine possède, il est vrai, une civilisation qui a pré- cédé la nôtre et qui, si l'on n'envisage que les conditions nécessaires à la conservation de l'espèce, peut passer pour une civilisation accomplie, mais cette civilisation si vantée présente une grande lacune. Malgré je ne sais quelles apparences de culte extérieur, la Chine est peut-être le seul pays au monde où l'on n'ait nul souci de ce qui at- tend l'homme au delà du tombeau. Une pareille quiétude ne me semble pas naturelle. On ne la retrouve ni chez les Mongols campés au delà de la grande muraille, ni chez les Indiens, ni chez les Thibétains. Je ne me l'expli- que chez les Chinois que par leur isolement séculaire et par les dures obligations de leur existence. Mis en contact avec le reste de l'univers, voués, grâce à cette expansion, à un moins âpre travail, les fils de Han continueront-ils de rester ainsi étrangers aux préoccupations des autres fa- milles humaines? Convaincu de l'énorme importance du rôle réservé dans PRÉFACE. 3 l'extrême Orient à la prédication religieuse, plein de res- pect et de sympathie pour nos courageuses missions, je me garderai bien cependant de réclamer pour elles l'appui du bras séculier. Ce serait, suivant moi, le pire des ser- vices à leur rendre. Pour me figurer la Chine un jour chrétienne, pour la rêver en majeure partie catholique, j'ai besoin de me rappeler l'ardent dévouement des apô- tres que j'ai vu tant de fois affronter le martyre. Ces har- dis messagers de la bonne nouvelle ne craignaient qu'une chose : c'était que l'apostolat devenu trop facile ne finît par tenter beaucoup de faux apôtres. Le peuple chinois, on ne devrait jamais l'oublier, n'a plus, dans la perfection démocratique de ses institutions , de problèmes sociaux à résoudre : Il n'accorde aucune attention à la discussion des problèmes religieux. Est-ce donc la diplomatie qui viendra l'arracher à cette torpeur ? Pour le convertir au christianisme, il faut d'autres moyens que ceux qu'un zèle inconsidéré réclame. Il faut apprendre avant tout à une nation matérialiste et sensuelle que la recherche de la vérité est encore le plus grand intérêt de cette vie ; il faut lui montrer des hommes complètement détachés de tout ce qu'elle est habituée à poursuivre, de ces hommes, comme les temps évangéliques en ont vu, indifférents aux honneurs, insensibles aux jouissances matérielles, ne comptant pour rien les privations ou le danger. De tels hommes sont rares, mais Dieu les suscite quand il veut, et il le veut toujours, lorsque l'heure est venue. Avril 18G4. Digitized by the Internet Archive in 2009 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/voyageenchinepen01juri VOYAGE EN CHINE CHAPITRE PREMIER. Traversée de France en Chine, à contre-mousson. — Relâche à Amhoine. Le 24 avril 1847, la corvette la Bayonnaise quittait la rade de Cherbourg pour se rendre dans les mers de Cnine, où elle devait transporter le personnel du nouveau poste diplomatique créé à Canton. Construite sur les plans d'un habile ingénieur, M. de Moras, la Bayonnaise sem- blait faite pour la navigation des mers orageuses dont elle devait affronter les périls. Malgré un tirant d'eau peu considérable, elle portait sans fléchir vingt-huit canons obusiers du calibre de 30 et un équipage de deux cent quarante hommes. .Souple et docile comme un cheval de race, on éprouvait à la guider, dans un détroit sinueux, ou à travers les embarras d'une rade encombrée de na- vires, je ne sais quelle secrète émotion de plaisir jaloux et de fierté satisfaite. L'architecture navale a fait depuis un dèmi-siècle d'im- menses progrès qui ont singulièrement favorisé le déve- loppement des relations commerciales entre les contrées 6 VOYAGE EN CHINE. de l'Occident et les lointains rivages du Céleste Empire. Quelques années avant la révolution de 89, lorsque la France et l'Angleterre se disputaient encore la prépon- dérance sur les côtes de l'Inde, les navires qui se ren- daient à Canton par le cap de Bonne-Espérance, partis dans les premiers jours de janvier, n'étaient de retour en Europe qu'au mois de juin de l'année suivante. Il fallait dix-huit mois, en y comprenant les relâches, pour ac- complir ce double voyage. On avait grand soin alors de s'assurer le secours des vents périodiques qui conduisent les navires arabes des côtes orientales de l'Afrique aux rivages de l'Indoustan, et les jonques chinoises des bords du Céleste Empire à la presqu'île de Malacca. Ces cou- rants atmosphériques, connus sous le nom de moussons, font sentir leur influence alternative jusqu'aux îles Ma- riannes et jusqu'aux côtes du Japon. Ils fixaient invaria- blement l'époque à laquelle on devait se diriger vers Canton ou vers l'Europe. Profitant de la mousson qui, de la mi- mai aux premiers jours d'octobre, souffle du sud-ouest, on arrivait en Chine au mois d'août ou au mois de sep- tembre ; on en repartait avant la fin de février avec Jes vents du nord-est, qui régnent pendant le reste de l'an- née dans ces parages. Les cinq mille lieues qui séparent l'Europe de la Chine sont franchies aujourd'hui en moins de quatre mois. On a vu des bâtiments américains expédiés de Canton atteindre en quatre-vingt-dix jours les ports des États-Unis. Pour ces navires rapides, le cours régu- lier des moussons est un bienfait presque superflu; il fût devenu une entrave, si une heureuse audace n'eût dédai- gné les règles auxquelles le commerce européen avait, pendant près de deux siècles , assujetti ses opérations. Les clippers, ces hardis contrebandiers qui transportent l'opium du Bengale dans les mers de Chine, ont appris les premiers à braver la mousson contraire. Les navires de VOYAGE EN CHINE. 7 guerre et les bâtiments qui se livrent à un commerce plus régulier ont cherché une route moins directe, mais plus sûre : ils ont su découvrir, en pénétrant dans l'océan Pa- cifique par un des détroits voisins de l'équateur, le moyen non plus de vaincre, mais de tourner la mousson. Le ministre de la marine avait pressé le départ de la Bayonnaise dans l'espoir que cette corvette pourrait arri- ver dans les mers de Chine avant la fin de la saison favo- rable; retardés par diverses missions qui modifièrent notre itinéraire, obligés de touchera Lisbonne et au Bré- sil, nous n'arrivâmes au cap de Bonne-Espérance qu'à la fin du mois d'août, et n'en partîmes que le 8 septembre 1847. Pour accomplir ce voyage à contre-mousson qu'il nous fallait entreprendre, nous choisîmes la roule indi- recte qu'adoptent généralement les navires de guerre. Un long circuit devait nous épargner la lutte obstinée à laquelle se résignent les clip/tas; mais, pour gagner la Chine par cette voie détournée, il fallait atteindre d'abord l'océan Pacifique. On sait que cette immense nappe d'eau, incessamment poussée vers l'Occident par les vents alizés, rencontre, avant d'atteindre les rivages de l'Asie, une chaîne d'îles à peine interrompue par d'étroits passages, barrière op- posée, dès les premiers âges du monde, à sa vague ma- jestueuse, et qui semble destinée à en amortir le choc. Des bords de la Nouvelle-Hollande à l'île Formose, on voit se développer successivement, vers le nord-ouest, la Nouvelle-Guinée, les îles de Gillolo et de Morty, le groupe des Tulour, les côtes abruptes de Mindanao, de Samor, de Luçon, et enfin, dernier effort de cette convulsion p!u- tonienne, la chaîne des Babuyanes et des Basais. Lue braDche distincte do ce vaste Bystème relie de l'est 6 l'ouest les côtes de la Nouvelle-Hollande à celles de la presqu'île malaise, et offre à l'océan Austral une barrière 8 VOYAGE EN CHINE. semblable à celle qui repousse les Ilots de l'océan Paci- fique. Timor, Java et Sumatra sont les principaux élé- ments de ce groupe, et forment, avec le vaste embranche- ment dirigé vers le nord, l'enceinte générale des mers de rindo-Ghine. Pour se rendre à Macao, la Bayonnaise, en partant du cap de Bonne-Espérance, devait donc se diri- ger sur l'île de Timor, pénétrer dans l'océan Pacifique en passant au nord ou au sud de Gillolo, s'avancer vers l'est à l'aide des brises variables qui régnent sous l'équateur, et venir de nouveau couper l'immense barrière près des îles Basais, quand elle se serait placée par ce détour au vent du port qui était le but et le terme de son voyage. Le 19 octobre, vigoureusement poussés jusqu'alors par les vents d'ouest, nous avions dépassé la hauteur de la Nouvelle-Hollande; le 25, nous avions atteint le détroit qui sépare Timor de l'île d'Ombay. Aux grandes brises des mers australes avait succédé le souffle irrégulier d'une mousson encore incertaine. Nous n'avancions plus que lentement sur une mer presque immobile. La grande ile de Timor étendait à notre droite la placide majesté et les lignes régulières de ses coteaux chargés d'une sombre verdure ; à notre gauche, les pics volcaniques de Florès, de Lomblen, de Panthar et d'Ombay dressaient leurs cônes de lave au-dessus des nuages effilés qu'on voyait errer dans les plis de la montagne et se suspendre aux lèvres des cratères. Il n'eût iallu qu'un jour pour fran- chir ce passage ; mais des courants contraires nous dispu- taient avec obstination le terrain que nous avions gagné. Chaque heure de calme nons ramenait de trois milles en arrière. Nos vœux impatients appelaient vainement la brise qui semblait souvent frémir à l'horizon et s'étei- gnait avant d'avoir pu arriver jusqu'à nous. Du haut du zénith, le soleil versait une épaisse langueur sur la nature entière. Les vents même semblaient frappés de léthargie. VOYAGE EN CHINE. 9 Quelquefois, pendant les nuits brûlantes, longues nuils d'insomnie et d'agitation,, nos voiles se gonflaient sous un souffle inespéré : une joyeuse écume scintillait sous la proue; l'onde phosphorescente fuyait le long du bord ou heurtait gaiement la joue du navire ; puis, au moment le plus inattendu, ce murmure des vagues mourait sou- dain ; les lourdes voiles s'affaissaient sur elles-mêmes, l'Océan reflétait de nouveau les mille clartés du ciel, et, quand le jour venait à paraître, nos premiers regards reucsmtraient encore le morne aspect de ces sommets noirâtres qji dessinaient toujours leurs silhouettes gigan- tesques sur l'azur immaculé de l'éther. Ces calmes déses- pérants triomphèrent de notre constance. Le 1er novembre, lassés d'une lutte ingrate, nous vînmes jeter l'ancre sur la côte de Timor, devant l'établissement portugais de Batou- (iuédé. Cet établissement est peut-être le plus humble débris qu'ait laissé en s'écroulant le vaste empire si glorieusement fondé au delà des mers par l'épée des Albuquerque et des Juan de Castro. A quelques mètres de la plage, dont la courbe insensible marque entre deux pointes basses et boisée une baie peu profonde, quelques pierres madré- poriques assemblées sans ciment protègent de leur mo- deste enceinte le toit de feuillage du gouverneur. Deux canons de fonte, qui doivent avoir figuré aux sièges de L)iù et, d'Oruiuz, sont braqués vers la mer. Ces reliques vénérables partagent, avec quelques escopeltes conliées à une demi-douzaine de soldats indigènes, l'honneur de faire respecter par les baleiniers anglais ou américains l'étendard de dona Maria et les ambitieuses armoiries d'Kmmanuel. Vers le milieu du dix-septième siècle, le Portugal fut contraint de céder aux Hollandais ses plus riches conquêtes. Il ne lui resta dans les nuis de l'Indo- Ghine que l'île do iSolor et la partie orientale de Timor. 10 VOYAGE EN CHINE. Dans cette dernière île, les chefs les plus influents s'étaient convertis, dès l'année 1630, à la foi catholique; ce lien moral a suffi, malgré les efforts réitérés de la Hollande, pour maintenir sous la domination portugaise la majeure partie de la population. Le pavillon des Pays-Bas flotte sur le fort de Goupang; le drapeau du Portugal est encore arboré sur les murs de Dilly et sur ceux de Batou-Guédé. Bien qu'on évalue à près de cinq cent mille âmes la population de Timor, cette île n'occupe qu'une place in- signifiante dans le commerce général de l'archipel Indien. Les colons chinois établis sur la côte se chargent d'expé- dier à Java ou à Singapore le tripang que recueillent les pêcheurs de Gélèbes, la cire et le bois de sandal que four- nissent aux habitants les forêts de l'intérieur. C'est à l'exportation de ces produits peu importants que se borne le commerce d'une île presque aussi vaste que la Sardaigne ou la Sicile. La flore tropicale y déploie cependant sans relâche sa magnificence ; à chaque heure du jour, à chaque instant de l'année, on peut entendre l'éternel murmure de la végétation. Dans ces contrées brûlantes, le sein fé- cond de la terre semble toujours gonflé d'une sève inépui- sable ; ardeur désordonnée, ardeur infructueuse ou funeste, si la main de l'homme ne la contient et ne la dirige. Par- tout, en effet, où cette nature luxuriante est livrée à elle- même, elle ne présente bientôt qu'un dédale inextricable. Le rivage est couvert de palétuviers à travers lesquels on essayerait vainement de se frayer un passage. La montagne est couronnée de géants séculaires dont le dôme impéné- trable intercepte les rayons du jour. Sous ces voûtes con- fuses, entre les vieux troncs chargés d'orchidées, les lianes et les convolvulus jettent d'une branche à l'autre leurs fes- tons et enlacent la forêt de leurs mille guirlandes. Il faut que l'incendie balaye cet opulent désordre, avant que le bananier vienne ombrager de ses larges feuilles la VOYAGE EN CHINE. Il cabane de l'Indien, avant que le cocotier laisse pendre vers le voyageur altéré ses coupes toujours pleines. A Batou-Guédé, les habitants n'ont défriché qu'une zone étroite qui s'étend le long du rivage. Dès que cette zone est franchie, on se trouve au milieu d'une forêt vierge. Un magique spectacle s'offre alors à la vue. Le figuier des banians, le jaquier aux feuilles digitées, le cas- sier aux grappes roses et aux siliques monstrueuses, bor- dent la lisière du bois et mêlent les teintes variées, la bizarre découpure de leur feuillage aux masses sombres et uniformes des lataniers ou des cycas. Les kakatoès à huppe jaune peuplent l'abri touffu des tamariniers et les cimes des canaris gigantesques ; les pigeons s'ébattent au milieu des muscadiers sauvages ; les loris, au plumage de carmin el d'azur, se bercent doucement sur les longs pé- tioles des palmiers, tandis qu'autour des régimes naissants voltigent les nombreux essaims des guêpiers et des soui- mangas, joyaux vivants qui insèrent leurs becs recourbés jusqu'au fond des corolles tubulaires pour y chercher les insectes et le miel des fleurs. Au milieu de tout cet éclat, au milieu de cette splen- deur animée de la création, bien des cœurs cependant restent froids et s'étonnent de n'emporter d'un pareil spec- tacle que des impressions peu profondes. C'est qu'il manque à ces régions du soleil, a ces iles fantastiques de l'archipel d'Asie, le charme mystérieux qui n'appartient qu'à l'his- toire. Timor a vu des collisions sanglantes mettre souvent aux mains de ses tribus guerrières la sagaie et la sarbacane aux flèches empoisonnées; mais ces obscures iliades n'ont point trouvé d'Homère, el la lyre des rapsodes n'a pas sauvé: la mémoire «les Achilles qu'ont vu naître les sauvages provinces de Kouloubava ou d'Aiiuinoubang. Nulle ombre auguste n'erre sons ces ombrages1; nul débris n'y redit les choses du passé ; la rêverie n'a point de prise sur cette 12 VOYAGE EX CHINE. terre où les hommes tombent et se renouvellent comme les feuilles desséchées des arbres : le sol reste muet, car il est sans souvenir. Quelques jours employés à visiter les environs de Ba- tou-Guédé devaient facilement épuiser l'intérêt qui pou- vait s'attacher à une pareille relâche. Dès que l'aspect du ciel vint nous promettre des chances de navigation plus favorables, nous nous hâtâmes de déployer nos voiles et de reprendre la mer. Le 3 novembre, favorisés par un violent orage, nous franchîmes, au milieu de la nuit, le détroit d'Ombay, et, doublant les iles de Pulo-Gambing et de Wetta, nous nous dirigeâmes vers la rade d'Am- boine, étape presque inévitable d'un voyage de Chine à contre-mousson. C'est à Amboine que la Hollande a placé le chef-lieu du gouvernement des Moluques. Cette pro- vince des Indes néerlandaises comprend de vastes terri- toires qui n'ont jamais été défrichés et quelques iles d'une étendue peu considérable, mais qui ont depuis longtemps subi la culture. L'ile d'Amboine est spécialement affectée à la production du girofle, les îles Banda sont exclusive- ment plantées de muscadiers. Ternate et Tidor, où rési- dent les deux princes indigènes dont les peuples des Mo- luques reconnaissent encore le pouvoir, sont plutôt des centres politiques que des établissements agricoles. Céram, Bourou, Oby, Batchian, Mysole, Waigiou, Salawatty, situées au sud de l'équateur, Morty et Gillolo, placées au nord de la ligne équinoxiale, offrent, sur un espace de soixante et un mille kilomètres carrés, — la valeur de dix départements français, — des terrains entièrement vierges et des forêts presque impénétrables. On sait par quels prodiges de ténacité les marchands des Provinces-Unies réussirent à fonder, vers le milieu du dix-septième siècle, cet empire colonial qui semble fait pour rivaliser un jour avec l'Inde anglaise, et dont les VOYAGE EN CHINE. 13 Moluques ne sont plus qu'une des annexes les moins im- portantes. D'abord rançonnés par les souverains et les chefs indigènes, desservis par les intrigues des Portugais, inquiétés, égorgés par des populations perfides, ils finirent par s'insinuer habilement dans les querelles des princes malais, plus occupés de se nuire que de repousser de concert les envahissements des puissances européennes. Bientôt ces marchands se montrèrent avec des forces im- posantes dans les mers de l'archipel Indien. Les immenses profits qu'ils retiraient de leurs expéditions commerciales, ils les employèrent à équiper des escadres. Les Portugais, les Espagnols, les Anglais eux-mêmes, durent renoncer à leur disputer une prépondérance affermie par de nom- breuses victoires. Ce fut alors que les Hollandais impo- sèrent aux sultans des Moluques la dure condition de ne plus commercer qu'avec eux et de faire détruire tous les arbres à épices qui croissaient ailleurs qu'à Banda et à Amboine. La domination de la compagnie, pendant plus d'un siècle, fut à peine ébranlée par quelques soulève- ments partiels; et lorsque après la paix de 1815 la Hol- lande rentra en possession des colonies qu'elle avait perdues pendant la guerre, elle trouva des princes dociles et des peuples indifférents tout disposés à reprendre leur ancien joug. L'ile d'Amboine se compose de deux péninsules mon- tueuses, Hitou et Leytimor, qui convergent l'une vers l'autre et vont s'unir près de leur extrémité orientale par un isthme de sable dont la largeur ne dépasse pas sept cents mètres. Entre ces murailles de basalte renversées par un déchirement souterrain s'étend la vaste baie d'Am- boine. L'ancre n'atteindrait pas le fond au milieu de - canal : la profondeur de l'eau y est trop grande. Les as- pérités des rives offrent seules quelques plateaux de p u d'étendue. C'est sur ces plateaux qu'il faut mouiller. Le 14 VOYAGE EN CHINE. meilleur mouillage, situé près de la côte méridionale, est commandé par le fort Vittoria, que les Portugais avaient bâti dans les premières années du seizième siècle, et dont les Hollandais s'emparèrent en 1605. Ce fut sous les murs de ce fort que la Bayonnaise vint jeter l'ancre le 7 novembre, quatre jours après avoir quitté la baie de Batou-Guédé. Les Hollandais attachaient jadis une importance extrême à éloigner les étrangers de leurs possessions coloniales, et surtout des ports des Moluques; mais, depuis cinquante ans, l'administration ombrageuse de la compagnie des Indes a fait place au gouvernement direct de l'Etat. L'ile d'Amboine a cessé d'être le jardin des Hespérides. L'ar- rivée d'un bâtiment de guerre, loin d'y être un sujet d'alarmes, n'est plus qu'une occasion avidement saisie de déployer dans tout son éclat la noble et gracieuse hospi- talité des colonies néerlandaises. L'ancre touchait à peine le fond, nos voiles pendaient encore en festons sous les vergues, que déjà les officiers et les employés civils d'Am- boine s'empressaient à bord de la Bayonnaise. Sur tous les points où s'était jusqu'alors arrêtée notre corvette, à Lisbonne, à Ténériffe, à Bahia, au cap de Bonne-Espé- rance, notre qualité d'étrangers avait suffi pour nous assurer une réception empressée et bienveillante. A Am- boine,ce ne fut point comme des étrangers, ce fut comme des compatriotes, que l'on nous accueillit. Là, pour la première fois, nous rencontrâmes, sur les riches domaines que son courage a conquis et que son industrie féconde, ce peuple qu'en dépit des événements politiques une invincible sympathie attire encore vers la France. A quatre mille lieues de notre pays, nous nous retrouvâmes au milieu d'officiers qui savaient toutes nos gloires et se plaisaient à les redire, qui vivaient de notre vie intellec- tuelle, ne goûtaient que nos idées et notre littérature, ne parlaient avec plaisir que notre langue. Si nous devions VOYAGE EX CHINE. 15 juger de tous les Hollandais par ceux que nous avons rencontrés dans les mers de l'Indo-Chine, nulle part la France ne trouverait des alliés plus dévoués et plus sym- pathiques que sur les bords de l'Escaut et de la Meuse. La population d'Amboine est peu considérable. On compte à peu près trente mille habitants, répandus dans les deux péninsules, et, sur ce nombre, la ville seule ren- ferme plus de huit mille âmes. Cette ville, composée de trois quartiers distincts, est complètement masquée du côté de la mer par la vaste enceinte du fort Vittoria. Pour y arriver, il faut traverser la forteresse, qui elle-même est une ville à part. En face de cette cité militaire s'étend la ville européenne, avec ses blanches maisons précédées de leurs frais portiques; à gauche se pressent, au milieu des ombrages touffus et sur les deux rives d'un ruisseau qui va se perdre à la mer, les chaumières de bambou des Malais ; à droite se développe le quartier ou campong qu'habitent les Chinois. Établis depuis près de deux siècles à Amboine, où leur ingénieuse industrie, leurs habitudes laborieuses, leur singulière aptitude au commerce de dé- tail, les rendaient pour la colonisation européenne de pré- cieux auxiliaires, ces Chinois, issus de mères malaises, ne diffèrent en rien des sujets du Céleste Empire. Le type mongol ne s'est point altéré chez eux par le mélange iné- vitable d'une autre race. Les yeux n'ont pas perdu leur obliquité, la face a conservé ses saillies anguleuses, le teint est demeuré terne et blafard. Le sang chinois traverse les alliances étrangères comme le Ilhône traverse le lac Léman. Ce peuple étrange semble marqué d'un sceau ineffaçable. Il garde dans l'émigration sa physionomie, son costume, ses instincts et ses mouirs. Son nus à un im- pôt personnel d'une piastre par tête, les Chinois d'Am- boine n'ont pas de rapports directs avec les autorités <\r la colonie. C'est un Chinois qui est chargé de la police du 16 VOYAGE EN CHINE campong. Ce chef porte le titre de capitaine et reçoit du magistrat civil les ordres qu'il doit faire exécuter par ses compatriotes. Le quartier chinois offre un curieux coup d'œil, quand le soir les lanternes de papier peint illumi- nent d'un bout à l'autre ses longues rues parallèles à la mer. Chaque maison semble ouverte aux regards indis- crets des passants ; mais un écran posé au milieu du ves- tibule protège, sans gêner la circulation de l'air, les mys- tères de la vie domestique. Dès qu'on a franchi cet écran, au fond d'une vaste pièce apparaît une statuette au ventre rebondi et au visage enflammé , devant laquelle brûle l'encens inépuisable des bâtonnets odorants. Cet autel est celui des dieux lares : il rappelle au Chinois la patrie absente. D'autres autels sont consacrés aux aïeux. Des tasses de thé, des fruits secs, des parfums sont offerts chaque jour à ces mânes vénérés par la piété des géné- rations qui se succèdent. L'activité de la race chinoise fait mieux ressortir encore la mollesse apathique des autres habitants de la zone tor- ride. Les naturels d'Amboine sont avant tout paresseux et ennemis du travail. Quand ils ont cuit sous la cendre un gâteau fabriqué avec la moelle du palmier à sagou, quand ils ont recueilli dans un tube de bambou la sève abondante que distillent les pédoncules d'une autre espèce de pal- mier, le sagouer, — ils n'envient rien des superfluités de ce monde et ne connaissent de jouissance réelle que le re- pos. Si vous pénétrez au milieu du campong pittoresque qu'ils habitent, vous les verrez accroupis sur le seuil de leur demeure ou à l'ombre des bananiers de leur jardin. Là, oublieux du passé et indifférent à l'avenir, le Malais savoure lentement dans un demi-sommeil le bonheur de l'oisiveté. Il ne s'arrache à cette torpeur que pour aller promener une ligne indolente sur les bords poissonneux de la mer, ou, s'il est musulman, pour aller se livrer, dans VOYAGE EN CHINE. 17 le bassin ombragé de Batou-Méra, aux ablutions com- mandées par les préceptes de Mahomet. Le jour où ce peuple cesserait d'obéir à la pression étrangère, le jour où chaque village, maintenant rangé sous les lois d'un chef indigène percepteur d'impôts et inspecteur de culture, serait libre de négliger les girofliers qu'il a plantés, Am- boine verrait bientôt ses montagnes envahies par la végé- tatiorwdéréglée des tropiques. Dans un pays où la tige des arbres produit sans culture une moisson inépuisable, où chaque tronc de sagoutier contient la subsistance d'un homme pour six mois, il n'y a que la contrainte qui puisse vaincre la langueur qu'inspire le climat, il n'y a que le la- beur forcé qui puisse mettre à profit la fécondité mer- veilleuse de la terre. Si les Hollandais ont obtenu dans l'exploitation de l'archipel Indien les étonnants résultats qui font depuis quelques années l'envie de l'Angleterre et l'admiration de l'Europe, s'ils ont fertilisé le sol sans sou- lever les populations, c'est que leur esprit froid et métho- dique, leur ilegme affectueux semblait les désigner, dans les vues de la Providence, pour mesurer à ces natures in- dolentes et passives la tâche modérée, mais inflexible, de chaque jour. Les habitants d'Amboine, comme ceux de Timor, comme la plupart des insulaires de l'archipel Indien, of- frent dans leur physionomie, leur langage, leurs instincts, tous les caractères qui peuvent indiquer une origine ma- laise. Les tribus dispersées de cette grande famille, à la- quelle, malgré son rôle subalterne, il faut encore assigner une place importante sur le globe, se distinguent des races aborigènes, qu'elles ont refoulées dans les monta- gnes, par drs traits plus délicats, par un teint plus clair, parla souplesse de leur chevelure, qui contraste avec les cheveux crépus des Papous et des Harfours. Les Malais ont l'imagination vive et gracieuse : la poésie exerce sur I — 2 18 VOYAGE EN CHIffiB. eux son prestige; la musique leur rend légers les travaux les plus pénibles. Il suffit que le tam-tam retentisse, que le gong, frappé en mesure, mêle à ce bruit sourd ses sons argentins, pour que les rameurs qui font voler les grandes pirogues aux toits de bambou et aux doubles balanciers sur les eaux paisibles de la rade, oublient à l'instant leurs fatigues. Après avoir visité la ville , notre premier soin fut de parcourir les rivages de la baie. Les bosquets de cocotiers, de sagoutiers, de litchis s'y pressent jusque sur la plage; mais au premier rang brillent ces magnifiques arbres aux feuilles charnues', dont les fruits broyés et jetés dans l'eau enivrent le poisson, et dont les grandes fleurs lais- sent pendre du sein des calices épanouis de lougs filets de pourpre. Tous ces arbres sembleraient sortir de la mer, si un sable fin et blanc n'invitait partout le pied du bai- gneur, et ne séparait du bleu saphir des flots les masses verdoyantes derrière lesquelles apparaissent par de rares échappées les cabanes des Malais ou les pittoresques villas des habitants d'Amboine. Ces villas, bâties sur la rive septentrionale pour aspirer la délicieuse fraîcheur des brises du large, ont toute la simplicité d'une maison rus- tique. Les branches des sagoutiers en ont formé les plan- chers et les murailles; les feuilles des palmiers, enfilées sur des tringles de bambou, en composent la couverture, et remplacent le chaume employé dans nos campagnes. Quand les bords de la baie n'eurent plus pour nous de mystères, nous songeâmes à gravir les montagnes; au jour fixé, nous nous trouvâmes tous réunis, dès six heures du matin, chez le résident d'Amboine. Quarante chaises à porteur nous attendaient. A Bahia, où nous avions déjà fait l'épreuve de ce mode de transport, deux vigoureux 1. Barringtonia speciosa. VOYAGE EN CHINE. 19 nègres de la côte d'Afrique suffisent pour promener d'un pas magistral et grave la lourde caiera aux allures solen- nelles. A Amboine, les brancards de bambou pèsent à la fois sur huit ou dix épaules; mais il faut voir avec quelle prodigieuse rapidité cet attelage humain fait voler à travers les montagnes le fauteuil ainsi transformé en tilbury! Des chevaux lancés au galop ont moins de vitesse ; des chèvres ont le pied moins sûr : on dirait des fourmis s'empressant autour d'un fétu de paille. Ce fétu, les fourmis amboi- naises le tournent et le retournent à leur gré, lui font fran- chir les torrents, descendre-les collines, gravir les rochers, raser les précipices ; elles le transporteraient au besoin a la cime d'un cocotier. En tête de la colonne, un des chefs de la police indigène livrait à la brise les plis du drapeau hollandais. Près de lui, le tam-tam et le gong marquaient la cadence d'un chant improvisé, que psalmodiait notre porte-étendard et que toute la bande répétait en chœur : a Que les étrangers soient les bienvenus ! disait la chan- son malaise. Nous avons vu beaucoup de ces pâles vi- sages. Les Portugais sont venus les premiers; ils ont été chassés par les Hollandais. Les Anglais se sont montrés à leur tour sur les rivages d'Ainboine. Nous n'avons jamais connu les Français pour maîtres.... Les meilleurs maîtres sont les Hollandais! Balé! balé! y an! balè! balù! balou- tan! » Et à ce dernier cri la chaise volait, comme si elle eût été enlevée par six vigoureux chevaux de poste. Nous avions ainsi dépassé le quartier chinois, franchi le ruis- seau qui traverse Batou-Gadja, cette fraîche et délicieuse résidence du gouverneur; notre immense cortège serpen- tait sur le flanc de la montagne. Pareille à je ne sais quelle diablerie fantastique, la bruyante caravane s'é- tendaita perte de vue, s'amoindrissant peu à peu dans le lointain et finissant par disparaître au milieu des hautes herbes qui nous moulaient jusqu'à mi-curps. En moins 20 VOYAGE EN CHINE. d'une heure, nous avions atteint le but de notre prome- nade, et nous pénétrions, à la clarté des torches, jusqu'au fond d'un souterrain volcanique dont les parois ont laissé suinter quelques infiltrations calcaires. A l'entrée de cette sombre caverne, devant le fronton couronné de fougères gigantesques, une élégante colonnade d'arbres au stipe élancé élevait, comme les piliers d'un portique athénien, ses faisceaux de palmes et ses chapiteaux de verdure ; un spectacle plus saisissant encore nous était réservé par nos guides. Non loin de la grotte que nous venions de quitter, le ruisseau de Batou-Gadja nous apparut soudain, descen- dant du sommet de la montagne, bondissant au milieu des rochers de basalle, se frayant un passage à travers les lianes qui embarrassaient son cours. Un large plateau poli par le frottement de l'onde recevait la cascade un ins- stant apaisée. La nappe d'eau transparente s'écoulait alors sans écume et sans bruit. Arrivée sur le bord du gouffre, elle écartait d'un dernier effort les branches qui lui faisaient obstacle, et, plongeant d'un seul bond dans le vide, s'élançait vers le calme bassin qui devait l'englou- tir dans ses profondeurs. Il était dix heures quand nous rentrâmes à bord de la corvette, étourdis de tant de merveilles. C'était assez de- motions pour un jour; notre visite cependant était atten- due dans un des villages de l'intérieur, et c'eût été mal reconnaître l'aimable empressement de nos hôtes que de vouloir nous soustraire à cette attention nouvelle. Nous nous remimes donc en route vers quatre heures du soir. Les Malais qui portaient nos chaises avaient à gravir cette fois un sentier moins rude; mais une température étouf- fante baignait de sueur leurs corps nus jusqu'à la cein- ture. Nous nous sentions émus et honteux en voyant sur leurs épaules de bronze les rayons du soleil tomber pres- que d'aplomb et se réfléchir comme sur la surface polie VOYAGE EN CHINE. 21 d'un miroir. Ce n'est point en effet dès le premier jour que Ton peut goûter sans remords les sensuelles douceurs de la vie orientale. La gaieté, la joyeuse émulation des hommes qui enduraient à cause de nous ces fatigues, la pensée que leur peine aurait bientôt son salaire, contri- buèrent heureusement à calmer le trouble secret de notre conscience; quand nous atteignîmes le terme de notre course, nous ne songions plus qu'à embrasser du regard la scène imposante qui se développait sous nos yeux. Nous étions arrivés au sommet d'une de ces collines dont les croupes arrondies s'entassent l'une sur l'autre pour former la péninsule de Leytimor. De ce point cul- minant, on apercevait, au delà des jardins de Batou- Gadja, au delà des allées régulières de la ville, l'immense canal où la Bayonnaise, entourée d'un essaim de piro- gues, semblait un cétacé monstrueux échoué sur la grève. Au fond des ravins, l'œil ne distinguait que quelques pal- miers à demi étouffés sous les lianes qui les enlaçaient; mais sur le penchant des coteaux échelonnés, les girofliers étendaient leurs riants quinconces; les muscadiers mon- traient au-dessus des haies d'agaves, leur feuillage luisant et les noix parfumées que le macis enveloppe d'un réseau écarlate. Convoqués par le chef indigène du village, l'o- rang-kaya, les Malais se pressaient dans l'enceinte que fermaient d'un côté la maison commune, de l'autre les hangars sous lesquels devaient sécher le girofle et la mus- cade. Pour les habitants des tropiques, toute journée, ravie à leurs travaux est un jour de fête. Une troupe choisie avait revêtu, en cette occasion, le costume de guerre des Céramois. La tète couverte d'un casque de bois peint que surmontait, comme un cimier, le corps déployé d'un oiseau de paradis, le bras gauche passé dans les courroies du bouclier, la main droite armée du kris flamboyant, ces guerriers engagèrent, au son d'une musique étrange, un 22 VOYAGE EN CHINE. r)e ces combats simulés qui précédaient autrefois les ex- péditions sanglantes des Harfours. Un morion portugais, trophée précieusement conservé depuis plus de deux siè- cles, ornait le front du coryphée qui conduisait cette pyr- rhique sauvage. Les danseurs, guidés par leur chef, se mêlaient ou s'évitaient avec une dextérité singulière. On voyait briller les kris, on entendait les boucliers se cho- quer en cadence : on eût dit une de ces mêlées barbares dont les montagnes de Bourou et de Géram sont encore le théâtre; depuis longtemps cependant, les paisibles citoyens d'Amboine ne brandissent plus leurs kris que dans ces danses guerrières; la civilisation les a définitivement con- quis. Lorsque le tam-tam eut cessé de se faire entendre et que les danseurs haletants se furent retirés, nous pûmes juger de la sollicitude avec laquelle les Hollandais s'oc- cupent de pacifier et d'instruire les populations dont la destinée leur a été confiée. Une vingtaine d'enfants étaient réunis dans l'école primaire où nous fûmes introduits. Nous admirâmes la netteté des caractères tracés par la main de ces bruns écoliers; nous les entendîmes chanter en malais quelques versets de la Bible, et nous comprîmes sans peine le naïf orgueil dont semblait empreinte la phy- sionomie de leur instituteur, mulâtre au teint de bistre, qui, pour un si grand jour, avait endossé l'habit noir de famille cher à tous les chrétiens amboinais. L'établissement de ces écoles primaires n'est point de date récente ; ce fut la compagnie des Indes qui les fonda, vers la fin du dix-huitième siècle, en vue de propager dans File les principes du calvinisme. La population d'Am- boine avait été convertie au mahométisme par les mar- chands javanais et par les conquérants venus de Ternate; les religieux portugais lui avaient porté, à leur tour, la connaissance de l'Évangile. Les Hollandais trouvèrent donc à Amboine des musulmans et des chrétiens. Ces der- VOYAGE EN CHINE. 23 iiiers, confirmés dans" leurs privilèges et distingués des musulmans par leur costume,- ne soupçonnèrent point qu'en se conformant aux pratiques religieuses de leurs nouveaux maîtres, ils abjuraient leurs anciennes croyances. Le calvinisme s'enrichit de ces conversions faciles, et la domination hollandaise fut assise à Amboine sur une hase qui devait lui manquer partout ailleurs. Aussi cette colonie s'est-elle montrée, de tout temps, fort atta- chée à la métropole; elle fournit encore aujourd'hui à l'ar- mée des* Indes ses meilleurs soldats. La Hollande cepen- dant, avec sa circonspection habituelle, ne confie pas aux naturels d'Amboine la défense de leurs propres rivages; elle préfère entretenir dans cette île une garnison java- naise et opposer à la foi douteuse de Java ou à la turbu- lence de Célèbes le dévouement des bataillons qu'elle re- crute dans les Moluques. Les villages d'Amboine, avec leurs humbles cases de bambou et de terre détrempée, sont tous entourés, comme celui que nous venions de visiter, d'immenses enclos des- tinés à la culture du girofle. L'exportation annuelle de cet embryon précieux est de cent cinquante mille kilogrammes, dont la valeur varie entre 6 et 700 000 francs. Le gouver- nement hollandais a fixé le prix auquel doit lui être livré le girofle cultivé par les naturels de l'île; mais il ne s'em- pare pas de la récolte entière. Quand l'approvisionnement de ses magasins est assuré, il autorise les indigènes à vendre aux négociants, hollandais ou malais, seuls admis à commercer avec les Moluques, les épices dont il n'a point lui-même réclamé la livraison; il se contente de prélever sur ces échanges un droit de 6 ou 12 pour 100. Les heureux habitants d'Amboine ne connaissent point d'autre industrie que la culture et la préparation du gi- rofle. Ils naissent et meurent au milieu des parfums. Un giroflier planté le jour de leur naissance grandit avec eux 24 VOYAGE EN CHINE. et répand sur leurs dépouilles •■•uad'rtelles l'arôme de ses Heurs. Il est deux arbres -que l'id'élâtrie n'eût point man- qué de consacrer aux dieux tutélàires des Moluques : le giroflier et le sagoutier. Si les gracieuses fictions de la Grèce eussent été importées par quelque marchand phé- nicien jusque dans la Malaisie, Minerve aurait sans doute déposé à Amboine la branche d'olivier classique pour cueillir un de ces rameaux de giroflier tout diaprés de" fleurs roses ou chargés de jaunes embryons; Gérés eût, s' à son tour, arraché les blonds épis qui couronnent sa tête pour se faire un nouveau diadème d'une palme de sagou- tier. Le sagoutier remplace pour les habitants d' Amboine le riz de Java et le manioc du Brésil. Notre journée n'eût donc point été complète, si nous n'eussions vu abattre un de ces palmiers, ouvrir ce large tronc tout rempli d'une fécule ligneuse et retirer, à l'aide d'une petite erminette de bambou, cette fécule que l'on verse dans un sac tissu de pétioles de cocotier : on agite ensuite le sac dans un courant d'eau pour séparer rapidement des parties fi- breuses le gluten nourricier, et on recueille ainsi, en moins d'une heure, près de deux cents kilogrammes de farine . C'est par de pareils épisodes que chacune de nos jour- nées se trouvait remplie; mais le moment de quitter Am- boine était arrivé. Nous avions renouvelé notre provision d'eau et nos vivres. Les symptômes de scorbut qui s'é- taient manifestés à bord de la corvette depuis notre départ du cap de Bonne-Espérance avaient complètement dispa- ru. Malgré les attentions dont on nous comblait, malgré les sollicitations employées pour nous retenir, nous de- meurâmes inébranlables, et le jour de notre départ fut fixé au 15 novembre. Il fallait d'ailleurs se hâter de fuir ces séduisants rivages qui allaient devenir pestilentiels. Le temps n'est plus où le chef-lieu des Moluques était ré- VOYAGE EX CHINE. 25 puté pour la salubrité de son climat. A l'époque où Batavia méritait d'être appelée le tombeau des Européens, Am- boine offrait aux employés de la Compagnie ses asiles em- chantés et son climat réparateur. C'est le séjour d'Am- boine aujourd'hui que l'on redoute. Des tremblements de terre successifs, en bouleversant le sol de cette île, ont livré passage aux miasmes délétères qui s'y étaient accu- mulés pendant des siècles. Chaque année, des fièvres per- nicieuses se déclarent dès le mois de décembre et exercent leurs ravages jusqu'à la fin du mois d'août. L'année 1847 avait coûté à la garnison d'Amboine quatre officiers. Les deux années qui suivirent notre passage se montrèrent heureusement plus clémentes. Que le feu intérieur s'apaise dans les entrailles de cet archipel volcanique, et l'ile d'Am- boine, rendue à ses conditions premières, redeviendra peut-être ce qu'elle était quand le contre-amiral d'Entre- casteaux la visita en 1792, ce qu'elle nous parut encore pendant le court séjour que nous y fimes : le paradis des fndes néerlandaises. CHAPITRE IL L'île «le Ternate et la mer des Moluques. — Arrivée à Macao. Le 15 novembre, avant que le soleil eût disparu sous l'horizon, la Bayonnaisc avait doublé la dernière pointe de la baie d'Amboine. On nous avait prédit pour la tra- versée que nous allions entreprendre de nouvelles con- trariétés. Tant que la mousson du nord-ouest ne serait pas franchement établie dans la mer de Java, nous de- vions nous attendre à des calmes obstinés dans la mer des Moluques. La première journée qui suivit notre départ fut, en effet, une journée perdue; le lendemain, une belle brise du sud nous fit franchir en quelques heures le canal qui sépare Bourou de Manipa. Nous découvrions déjà les îles Xulla, quand le vent tomba subitement; mais l'orage grondait encore sur les sommets de Géram, et nous espé- rions un prompt retour de la brise. Cet espoir fut bientôt déçu : les nuages amoncelés se dispersèrent, le ciel reprit sa sérénité désespérante. Pendant douze jours, nous er- râmes entre le groupe des Xulla et les îles Oby, sans cesse repoussés par les courants, dont les tourbillons sillon- naient le détroit de longues stries d'écume. Quelquefois, au milieu de la nuit, un cachalot se levait sous la poupe de la corvette, et faisait jaillir l'eau de ses évents; un koro-koro l traversait le canal en excitant les rameurs par 1. Bateau malais. VOYAGE EN CHINE. 27 les roulements cadencés du tam-tam : ces rares incidents troublaient seuls la monotonie des longues heures qui se succédaient dans l'impatience. Aucune voile ne se mon- trait autour de nous. Sur la mer silencieuse et déserte, on n'apercevait que quelques touffes d'agaves, ou quel- ques troncs d'arbres entraînés par les crues subites des rivières qui se jettent dans le golfe de Gorontalo. Notre persévérance cependant ne se démentait pas. Dès qu'une fraîcheur capricieuse enflait ses voiles hautes, la Bayon- naise s'éveillait soudain, et glissait vers Lissa-Matula ou vers Oby-Minor. Il nous semblait qu'une fois ces îles dé- passées, le charme magique qui nous enchaînait serait rompu. Le 1er décembre, nous réussîmes enfin à sortir de ces détestables parages; mais les calmes et les courants contraires nous poursuivirent au delà du détroit d'Oby. Décidés à relâcher à Ternate pour laisser à la mousson le temps de s'établir, nous ne pûmes arriver à la hauteur de cette île que le 6 décembre. Nous avions fait quatre-vingt- dix lieues en vingt-un jours. Le groupe volcanique situé entre la Galabre et la Sicile peut donner une idée de l'archipel qu'une vaste éruption a fait surgir sous l'équateur quelques milles en avant de la côte occidentale de Gillolo. Les cônes gigantesques de Ternate et de Tidor s'élèvent en regard l'un de l'autre, couronnés de cratères comme l'île de Stromboli. Un étroit passage sépare ces deux blocs de lave dont le front se perd dans les nuages h près de quatorze cents mètres au- dessus du niveau de la mer. Nous nous engageâmes sans hésiter dans cette passe qu'une brise de nord-est nous promettait de franchir en moins d'une heure; quand nous fûmes abrités par la terre, le vent ne tarda pas à nous abandonner: la marée, d'abord favorable, changea brus- quement, et nous commençâmes à revenir sur nos pas «mi dépit de tous nos efforts. Pendant que nous étions ainsi 28 VOYAGE EN CHINE. livrés à la merci des courants, une pirogue se détachait du rivage de Tidor et se dirigeait vers notre corvette. Dix Malais, nus jusqu'à la ceinture et coiffés du chapeau co- nique des Chinois, maniaient la pagaie avec ardeur. On pouvait voir bondir sous leurs bras nerveux la nacelle dorée dont un élégant tendelet protégeait la poupe contre les rayons du soleil. Lorsqu'un souffla de vent écartait les rideaux qui pendaient du toit de la galère, deux blanches robes de femmes apparaissaient entre les rangs serrés des rameurs, deux fronts pâles et gracieux semblaient se pencher vers nous, et se rejetaient aussitôt en arrière. Cette suave apparition nous eût rappelé dans les mers de la Grèce les riantes théories qui voguaient vers Délos. Dans les eaux de Ternate, nous devions naturellement penser que le hasard propice nous avait placés sur la route de l'heureux sultan de Tidor; mais les dalems des princes des Moluques ne renferment pas de ces fraîches houris , fleurs délicates du ciel de l'Occident, et plus la pirogue s'approchait, plus cette première supposition de- venait improbable. Nos incertitudes furent bientôt dissi- pées : à quelques pieds de la corvette, les Malais, par un geste brusque et rapide, relevèrent leurs pagaies, et le riche Européen qui montait, avec sa fille et sa nièce, ce charmant bateau de plaisance se porta sur l'avant de la pi- rogue pour nous offrir ses services. Ancien marin, il voulut nous laisser un de ses rameurs, qu'il chargea de nous gui- der dans la passe jusqu'au moment où, ayant déposé sa fa- mille à terre, il vint lui-même, à défaut de pilote, conduire pendant la nuit notre corvette au mouillage. Un pareil début faisait assez connaître quel accueil nous attendait à Ternate. C'était pour nous une heureuse fortune que d'atteindre cette nouvelle relâche le 6 décembre. Nous savions que chaque année, à pareille époque, la fête du roi Guillaume réunissait dans les salons du résident le sultan de Ternate VOYAGE EN CHINE. 29 et les délégués du sultan de Tidor, contraints de déposer pour ce grand jour leurs inimitiés éternelles. 'Pressés par le résident d'assister à ce bal officiel, nous nous promîmes tous de n'y point manquer. Les formes avec lesquelles s'exerce le pouvoir de la Hollande sur les trois principaux groupes des Moluques rappellent encore les péripéties variées de la conquête et l'établissement du monopole commercial de la Compagnie. A Amboine, où s'était con- centrée la culture du girofle, on ne rencontre que des chefs de district servant d'intermédiaires entre les em- ployés néerlandais et les naturels. Dans les îles Banda, consacrées à la culture de la muscade et dépeuplées par la guerre, l'exploitation du sol est confiée aux convicts trans- portés de Java. L'administration est tout entière entre les mains des fonctionnaires européens. A Ternate, à Bat- chian, à Tidor, où il suffisait de proscrire la production des épices, la compagnie s'était contentée de s'attribuer une certaine portion du territoire pour y élever ses comp- toirs et ses forts : le régime du protectorat remplace en- core aujourd*hui dans ces trois îles le système du gouver- nement direct. Cette combinaison permet à la Hollande d'étendre son influence sur d'immenses territoires, sans grever son budget d'occupations onéreuses. Les sultans de Ternate, de Tidor, de Batchian, se disputent sa bienveil- lance et s'inclinent devant ses décrets. A chacun d'eux, elle accorde annuellement une sorte de liste civile, chétif tribut destiné à caresser leur orgueil et a les consoler de la perte de leur indépendance. C'est au nom de ces princes rivaux, dont elle a pris soin d'apaiser les sanglantes que- relles, mais non d'éteindre les inimitiés, qu'elle règne sur l'archipel des Xulla, sur le nord de Célèbes, sur le groupe des Sang u ir, comme sur la grande ile de Gillolo, et qu'elle fait respecter sa puissance jusque sur les côtes inexplorées de la Nouvelle-Guinée. 30 VOYAGE EN CHINE. Entre les nombreux descendants qui entourent les trois sultans des Moluques, une dépêche mystérieuse confiée au résident de Ternate a déjà désigné ceux qui recueille- ront un jour l'héritage paternel. Tel est le droit que s'est réservé le gouvernement des Pays-Bas. A la dynastie légi- time appartient la couronne ; à la Hollande, la faculté de choisir celui des princes du sang qui doit la porter. Sûre de diriger à son gré ces sultans qu'elle fait asseoir elle- même sur le trône, la Hollande a voulu leur laisser l'éclat extérieur et le prestige de la royauté. Loin d'affaiblir les ressorts des gouvernements indigènes, elle a donc, sur tous les points de son immense empire, respecté et raf- fermi la seule puissance morale qu'elle eût à sa disposi- tion. Ambassadeur autorisé à parler en maitre, le résident de Ternate doit adoucir autant que possible, par d'adroits ménagements et d'habiles égards, la rudesse de ses exi- gences. S'il veut accomplir avec succès sa mission, il faut que son langage ne trahisse jamais l'irritable impatience du proconsul ; il faut, dans ces fantômes de rois, qu'il res- pecte l'heureuse fiction sur laquelle est basée l'organisa- tion coloniale de l'archipel Indien. Les fonctionnaires hol- landais ont une dignité froide qui leur permet de flatter la vanité des princes indigènes, sans descendre eux-mêmes du haut rang que leur assignent leurs vastes pouvoirs. C'est surtout dans les cérémonies publiques qu'ils affec- tent de prendre au sérieux ces souverains dépossédés, derrière lesquels s'abrite encore la domination étrangère. La fête à laquelle on nous avait conviés devait mettre en présence le résident et le sultan de Ternate. Nous sai- sîmes avec empressement l'occasion de voir à l'œuvre, de prendre pour ainsi dire sur le fait la diplomatie néer- landaise. Avant de pénétrer dans les salons du résident, on pou- vait deviner qu'un hôte auguste y était attendu. Sur la VOYAGE EN CHINE. 31 route qui, du quartier européen, se dirige, à travers le campong chinois et les cabanes malaises, vers-le palais du sultan, des tiges de bambou formaient, en se courbant, une longue avenue tout ornée de fragiles arcades ; la ré- sine du (laminer flamboyait de toutes parts, et jetait au milieu des ténèbres ses clartés bleuâtres. La maison qu'habite le résident se compose d'un simple rez-de-chaus- sée; un large péristyle en couvre la façade. Ce portique étincelait du feu des bougies, protégées par des globes de verre contre le souffle de la brise.. A huit heures, le tam- bour bat aux champs ; les cymbales et les clarinettes re- tentissent. Précédé de ses gardes, qui portent encore l'an- tique panoplie des guerriers de Gélèbes, le casque de fer et la cuirasse damasquinée, le sultan s'avançait dans une calèche découverte. Deux longues files de sujets enthou- siastes traînaient au pas de course l'illustre représentant de la nationalité malaise. Parmi les femmes du sultan, il en est une que le gouvernement hollandais admet à partager avec son époux les honneurs du rang suprême. Compagne obligée du souverain de ïernate dans ses rares solennités, elle avait pris place à côté de lui. Les jeunes princesses suivaient le couple royal dans une seconde voiture. Dès que le tambour s'était fait entendre, le résident s'était em- pressé de franchir le seuil du vestibule. Il reçut le sultan dans ses bras. Le programme de ces effusions est tracé d'avance. Si le résident négligeait le plus minutieux détail d'une étiquette qui a traversé les siècles dans sa curieuse intégrité, le sultan ne manquerait pas le lendemain de s'en plaindre. Aux yeux du souverain de Ternate, cet ou- bli serait une violation de ses privilèges, une atteinte por- tée aux droits de sa couronne par celui qu'il appelle res- pectueusement son frèrt (dné. Le résident, grave et solennel, ainsi que l'exigeait son rôle, lit asseoir le sultan (lésant une table dressée au fond du salon. Sur cette ta- 32 VOYAGE EN CHINE. ble, un plat d'argent ciselé, merveilleux travail d'un autre âge, contenait les feuilles de bétel, la chaux et les noix d'arek qu'il est usage d'offrir aux princes indigènes en pareille occasion. Le sultan pouvait dédaigner cette of- frande, mais il n'eût pu se dispenser de tremper ses lèvres dans la coupe remplie d'eau que le résident lui fit appor- ter. Il garda cette eau quelque temps dans sa bouche avant de la rejeter dans un vase d'argent que lui présenta un de ses serviteurs. Dans les temps barbares où fut institué ce cérémonial, le poison non moins que le fer, avait plus d'une fois délivré les princes malais de leurs ennemis : on avait donc témoigné une confiance sans réserve à son hôte, quand on avait accepté de ses mains un breuvage trop souvent apprêté par la trahison. Le sultan de Ternate entrait dans sa soixante-cinquième année. Sous un réseau de rides, sa figure, moins brune que ne l'est ordinairement celle des Malais, présentait ce- pendant le type écrasé de cette race : le nez aplati, les pommettes saillantes, les lèvres épaisses et ensanglantées de bétel. La bienveillance du regard prêtait seule un certain charme à cet ensemble peu séduisant. On ne pou- vait toutefois s'empêcher de sourire à la vue des bizarres oripeaux dont le sultan avait affublé sa personne. Un tur- ban, monstrueux édifice enrichi de plumes et de pierre- ries, ceignait son front royal, qui semblait succomber sous tant de magnificence. Un habit de velours vert, d'où s'échappait un flot de dentelles, chargeait de broderies fa- nées ses épaules déjà voûtées par l'âge; des bas de soie et une culotte de casimir blanc frissonnaient autour de ses jambes amaigries. La sultane suivait d'assez près son époux dans le sentier de la vie. Sa physionomie dure et sèche faisait encore mieux ressortir toute la bonhomie em- preinte sur les traits du vieux souverain. Les jeunes prin- cesses groupées autour de l'épouse légitime du sultan VOYAGE EN CHINE. 33 étaient vêtues comme elle d'une simple robe de mousse- line blanche à laquelle l'œil jaloux d'une mère aurait pu désirer plus d'ampleur. Cette étoffe légère dessinait im- prudemment, dans un salon inondé de lumière, des con- tours habitués aux clartés discrètes du dalem. La saya péruvienne ne serre pas de plus près la taille élancée des femmes de Lima. Quelques-imes de ces jeunes filles ne manquaient ni de grâce ni de beauté. La pâleur cuivrée de leur teint s'alliait bien avec le long regard de ces grands yeux pensifs dont aucun éclair ne troublait la sombre et impassible sérénité. Leur longue chevelure noire leur eût servi de voile, si elles eussent voulu la laisser retomber jusqu'à terre. Après s'être livré pendant quelques minutes à notre muette contemplation, le sultan se retira dans une autre chambre ; mais il tarda peu à reparanre. Son front portait alors une couronne moins lourde, et ses souliers à boucles avaient fait place à des pantouffles de castor. L'étiquette exige que le résident ouvre le bal avec la sultane, et que le souverain malais offre à son tour sa maiu brune au gant de soie d'une dame européenne. La musique a donné le signal. Les jeunes princes de Ternate en uniforme d'of- ficiers hollandais et la tète ceinte d'un turban de diverses couleurs, les princes rivaux de Tidor portant avec l'uni- forme militaire le turban noir qui les distingue, les offi- ciers de la garnison en grande tenue viennent se ranger sous le péristyle à la suite du sultan et du résident. Les dames s'arrêtent en face de leurs danseurs. La contredanse anglaise remplace à Ternate les quadrilles français. Le premier, le sultan parcourt avec sa danseuse cette longue galerie où la saya malaise Be mêle aux volants ■ - ropéens. Quelle légèreté, quelle souplesse dans le jarret a conservée ce vieux guerrier, blessé cependant à la jambe dans un" des attaques que les Anglais dirigèrent, il y a 3 34 VOYAGE EN CHINE. quarante ans, contre Ternate ! quelle délicatesse dans les jetés-battus dont il sait égayer la maussaderie des chassez- crois'ès officiels! Les Malais, accourus de tous les points de l'île, se pressaient en foule devant la maison du rési- dent pour assister au triomphe de leur maître et subir avec une joie naïve l'irrésistible empire de sa grâce et de sa majesté. Bientôt cependant à ce spectacle étrange succéda le coup d'œil d'un souper splendide. Une table de deux cents couverts était dressée sous un immense hangar tout éblouissant de bougies et de fleurs. Les danseurs quittè- rent la salle de bal pour s'asseoir à ce riche banquet. Vers la fin du souper, ce fut le sultan de Ternate qui se char- gea de porter la santé du gouverner général de Java; à l'un des princes de Tidor fut réservé le soin de porter celle du gouverneur des Moluques. Le résident, après avoir remercié, au nom du gouverneur général, les sul- tans de Tidor et de Ternate, rappela dans un long dis- cours tous les titres de ces illustres alliés à la bienveillance de la Hollande. Enfin, vers deux heures, le vieux souve- rain, accompagné de la sultane et suivi des princesses, re- prit le chemin du dalem, les torches s'éteignirent, et nous regagnâmes la Bayonnaise. Avant de se retirer, le sultan de Ternate avait exprimé au résident le désir de nous recevoir dans son palais ; deux jours après la fête du roi des Pays-Bas, les portes du dalem s'ouvraient devant nous. La civilisation demi-euro- péenne, demi-barbare des Moluques semblait se prêter complaisamment à nos études. Dans la cour extérieure, nous trouvâmes sous les armes la milice indigène et la garde d'honneur, composée de soldats européens, qui, placée par le gouvernement hollandais auprès du sultan, entoure constamment ce royal captif et surveille ses moindres démarches. L'architecture du dalem offre un aspect monumental qu'est loin de présenter la modeste VOYAGE EN CHINE. 35 demeure du résident de Ternate. C'est au bas d'un double perron aux nombreux degrés de lave que nous attendait le vieux sultan. Cet escalier. nous conduisit, au milieu des sauvages fanfares d'une musique militaire, jusqu'à l'entrée du vestibule. Nous traversâmes cette première pièce sans nous y arrêter, et fûmes introduits dans un vaste salon où de simples banquettes se trouvaient symétriquement ran- gées autour des murailles. Les princes de l'archipel In- dien ne connaissent point de distraction plus agréable à offrir à leurs hôtes que celle d'un spectacle dont eux- mêmes ne se lassent jamais. Ils les feront assister pendant des heures entières aux danses symboliques, aux graves pantomimes par lesquelles les femmes de leurs dalems, mêlant à des pas lentement cadencés un chant nasillard, essayent, dit-on, de retracer les fabuleux épisodes des âges héroïques de la Malaisie. De riches diadèmes, des ceintures d'or massif garnies de pierres précieuses, at- testent souvent l'opulence du maître envié de ces baya- dères. Le sultan de Ternate, dont le revenu le plus certain consiste dans la pension de soixante-sept mille francs que lui paye annuellement le gouvernement hollandais, ne pouvait, dans l'entretien de" son corps de ballet, égaler la somptuosité bien connue des régents de Java. Nous vîmes cependant apparaître douze danseuses vêtues de longues robes traînantes et coiffées d'un diadème bizarre. Un tam- bour aux sons étouffés, une musette aux aigres accents, réglaient la marche et les évolutions des mystiques prê- tresses, dont les mains répandaient d'invisibles pavots sur nos paupières. Je ne sais quel parfum s'associait h cette musique étrange pour seconder l'accablante monotonie de ces gestes magnétiques et de ces attitudes mesmériennes. Pendant que ces danseuses passaient et repassaient sous nos yeux, nous sentions nos cœurs défaillir, nous éprou- vions un singulier mélange de lassitude et de dégo.ûl dans 33 VOYAGE EN CHINE. lequel se trahissait l'influence d'un charme surnaturel. Est-ce dans cet assoupissement invincible , dans cette prostration involontaire de la pensée, que réside pour les Malais l'atirait de pareilles pantomimes? Recherchent-ils dans ce fastidieux spectacle les vagues sensations qu'ils savent, rencontrer dans la lourde ivresse de l'opium? Nous jugeâmes inutile de questionner à ce propos le sultan ou les jeunes princes qui nous entouraient; mais il nous sembla que nous respirions plus à l'aise quand cette ap- parition funèbre glissa sans bruit hors de la salle et que nous vîmes les portes se refermer sur ces ombres échap- pées des antres du Ténare. Heureusement , les successeurs de Magellan ont su trouver le chemin des Moluques, et la domination espa- gnole a laissé sa gracieuse empreinte à Ternate. A la lu- gubre cantilène des danseuses qui venaient de quitter la place, succédèrent tout à coup les notes vives et enjouées d'un air qui eût sans doute éveillé mille échos sur les bords du Guadalquivir. Vingt enfants, âgés de huit ou dix ans à peine, s'élancèrent à cet appel au milieu du salon. Armés d'un sabre de bois, coiffés d'un feutre noir dont les trois cornes déployaient les longues soies et les ailes touffues des oiseaux de paradis, ces charmants né- grillons portaient l'ancien cosîume des hidalgos espagnols. Un robuste adolescent conduisait cette bande agile. C'était la célèbre danse de l'épée transportée sous l'équateur. Le cliquetis des sabres, l'écho du parquet résonnant sous les pieds nus des danseurs, animaient ces passes rapides; on voyait les groupes brusquement rompus ou reformés se mêler et se séparer avec une dextérité singulière. Quel- quefois cette armée de mirmidons se pressait autour de son capitaine et semblait lui jurer d'exterminer toutes les grues du Strymon ; puis, après ce serment martial, elle développait soudain son front de bataille et courait vers "VOYAGE EN CHINE. 37 les rangs ennemis ou se dispersaient pour mieux atteindre les fuyards. Il y avait toute une épopée dans cette danse guerrière,' qui eût remué le cœur d'Achille et fait tres- saillir Fernand Cortez. Les invasions qui laissent d'aussi joyeuses traces api es elles sont à demi justifiées. Les con- quérants du seizième siècle nous apparurent en ce jour environnés des poétiques souvenirs qui se mêlent encore à l'histoire de leurs combats chevaleresques. Le thé qu'on vint servir interrompit ce curieux ballet. Un autre espoir nous avait conduits chez le sultan de Ter- nate. Il nous avait été donné d'entrevoir les contours exté- rieurs d'une monarchie qui semble se mouvoir, régulière et docile, dans l'étroite enceinte d'un manège. Nous eus- sions voulu observer de plus près l'existence intime du dalem, savoir quelles distractions ou quels travaux oc- cupent les longs loisirs de ces jeunes princes sevrés de la guerre, de ces jeunes filles sortant du tourbillon d'un bal pour rentrer dans le silence d'un cloître. Ces détails de- meurèrent pour nous un mystère. Nous apprimes cepen- dant des officiers hollandais, laniiliarisés par un long séjour dans les Indes avec les mœurs indigènes, que la règle la plus sévère régnait daus le dalem; que les princesses, sans être assujetties à se voiler le visage comme les femmes de Smyrne ou de Constaiitinople, n'en subissaient pas moins l'inexorable contrainte des lois de Mahomet. Protégée par la réclusion la plus absolue, leur chasteté se trouve encore placée sous la garde de tous les sujets musulmans, dont le fanatisme n'hésiterait point à punir la moindre atteinte portée à l'honneur de leur prince. yuand le thé et les rafraîchissements eurent circulé autour de la salle, nous quittâmes le sultan pour ne plus le revoir. .Notre attention jusqu'alors lui avait été exclusi- vement consacrée. Absorbés tout entiers dans la contem- plation de ce vieux souverain, nous avions presque oublié 38 VOYAGE EN CHINE. de jeter les yeux sur son royaume. Ce ne fut qu'après cette nouvelle fête, qu'arrivés à, Ternate depuis trois jours, nous songeâmes à parcourir une ile qui méritait cepen- dant moins d'indifférence. Le territoire de Ternate, habité par une population de sept mille âmes, est peu considé- rable. Les pentes adoucies du volcan entourent d'une ceinture de bosquets et de champs cultivés le sommet au double cratère qui s'élance brusquement vers le ciel. Du côté du nord-est, la montagne est entièrement dépouillée de végétation ; de longs sillons noirâtres marquent encore la route qu'a suivie, en 1838, la lave incandescente. Du côté opposé et taisant face à l'île de Tidor, s'étend une longue allée plantée d'arbres que bordent les maisons de la ville»européenne. En suivant cette avenue vers le nord, on traverse le marché où chaque soir, à la lueur des tor- ches, les échoppes malaises étalent, avec le riz pimenté qu'enveloppent de larges feuilles de bananier, les divers produits de cette île féconde. C'est à la sortie du marché que le campong chinois déroule sa double rangée de bou- tiques et fait briller, dès que la nuit succède au jour, ses énormes lanternes de papier. Plus loin, le fort d'Orange développe parallèlement au rivage sa vaste enceinte rec- tangulaire, qui renferme les magasins et les logements de la garnison. Au delà du fort hollandais se déploie la ville malaise, dominée par le dalem du sultan et signalée par le toit à quatre étages de sa mosquée. Si vous continuez à suivre le rivage, vous rencontrerez bientôt de vastes terrains envahis par les hautes herbes des jungles. Si, rentrant au contraire dans la ville européenne, vous dirigez vos pas vers le sud, de riantes avenues, sablées comme une allée de jardin, vous conduiront aux fraîches retraites que se sont ménagées sur ie bord de la mer les riches habitants de Ternate. Mais quittez plutôt la terre ferme, qu'une pirogue vous fasse descendre en moins VOYAGE EN CHINE. 39 d'une heure le canal de Tidor, et vous dépose, à cinq milles de la ville, sur le rivage de Ternate. Saisissez cette échelle de bambou, franchissez sans hésiter la falaise, et, tournant le dos à la mer, admirez la magique perspective qui s'offre à vos regards. Une nappe d'eau que ne ride ja- mais le souffle de la brise s'étend à vos pieds : c'est l'en- ceinte escarpée d'un cratère éteint qui presse de sa berge verdoyante le lac immobile. Rien au monde ne saurait donner une idée des sensations qu'éveille cet aspect im- prévu. Ce profond bassin séparé du canal de Tidor par une digue de lave, les grands arbres qui se penchent au- dessus de ces flots sinistres, le silence qui plane sur cet Averne mystérieusement enfoui au sein de la montagne, l'absence d'horizon, l'air lourd et étouffé qu'on croit res- pirer en ces lieux, tout se réunit pour ébranler l'imagina- tion et la préparer à l'apparition de quelque fantôme. On assure que les Portugais, quand ils occupaient l'île de Ternate, voulurent créer un port sur ce point où la nature n'avait creusé qu'un abîme : il suffisait de couper l'étroite barrière qui sépare le lac de la mer ; mais les indigènes employés à ce travail refusèrent de continuer : sous les pioches qu'ils enfonçaient dans le sol ils avaient cru voir jaillir du sang. Il n'existe peut-être point sous le ciel un coin de terre qui puisse rassembler dans un espace aussi restreint au- tant de merveilleux paysages, autant du richesses natu- relles que Ternate. Le cacaotier, le cotonnier, le caféier, prospèrent sur ce sol volcanique à côté des litchis et des orangers de la Chine, des mangoustans et des durians de Java, à côté des arbres à épices. Cette fertilité n'est (mini le partage exclusif de Ternate. Les iles nombreuses qui composent l'archipel des Moluques offrent toutes un ler- rain également favorable à ces fructueuses cultures. Ce- pendant, depuis l'abolition di la traite et l'émancipation 40 VOYAGE EN CHINE. Graduelle des esclaves, il ne faut plus juger de l'impor- tance des possessions asiatiques par l'étendue ou la ferti- lité du territoire; ces possessions n'ont fle valeur que par le nombre de bras indigènes dont elles procurent à l'in- dustrie européenne le concours. Dans l'ile de Java, la Hollande peut employer aux travaux de la campagne soixante-six habitants par kilomètre carré. Aussi cette île est-elle devenue l'objet constant de sa sollicitude, la clef de voûte de son édifice colonial. Les Moluques sont loin de présenter la même proportion entre la surface du sol et la population. Ces vastes territoires renferment à peine six habitants par kilomètre carré. Une population aussi clairsemée ne peut autoriser de bien grands projets. Les îles d'Amboine et de Banda, ces deux centres de produc- tion de l'archipel des Moluques, n'occupent plus elles- mêmes, dans les Indes néerlandaises, qu'un rang secon- daire, depuis que la culture du girofle et de la muscade s'est naturalisée à Cayenne et à Bourbon. A la vue de ces rades désertes, auxquelles le comptoir de Singapore a déjà enlevé, par la navigation interlope des prôs de Célèbes, le commerce de Géram et de la Nou- velle-Guinée, les partisans des franchises commerciales ont conseillé au gouvernement hollandais d'ouvrir les ports des Moluques aux pavillons des puissances étran- gères. Cette concession, peu importante en elle-même, aurait-elle pour effet de calmer, comme on l'assure, les impatientes obsessions de l'Angleterre? Nous n'oserions pas l'espérer. C'est l'approvisionnement du marché de Java et non celui de ces insignifiantes dépendances qu'am- bitionnent les maîtres de l'Indoustan. Tant que la Hol- lande reculera devant ce suprême sacrifice, elle ne doit point se flatter de désarmer l'envieuse surveillance qui se plaît à jeter la déconsidération sur tous les actes de son gouvernement, et offre un appui empressé aux moindres VOYAGE EN CHINE. 41 résistances que son administration soulève. Dans la ques- tion des Moluques, la Hollande ne doit donc se laisser guider que par son propre intérêt et par celui de ses pos- sessions coloniales. Quant aux déclamations des journaux de l'Inde et de Singapore, à l'irrégulière intervention de la diplomatie britannique, aux accusations si souvent di- rigées contre la dureté des autorités hollandaises, le gou- vernement des Pays-Bas n'y doit répondre que par une sollicitude plus active pour le bien-être de ses nombreux sujets, que par de sages mesures qui puissent consolider sa puissance morale et placer la sécurité de ses établis- sements au-dessus des attaques passionnées de la presse anglaise. Les habitants de la Malaisie, comme ceux du Bengale, subissent sans murmure le joug étranger. La domination européenne, qui a effacé dans ces lointaines contrées les derniers vestiges de l'indépendance nationale, a sauvé les peuples de l'archipel Indien des anarchiques dissensions qui les eussent ramenés a la barbarie. Im- prévoyants et sensuels, les Malais n'ont ni l'élévation de pensée ni l'ardeur de bien-être qui distinguent les Euro- péens : il existe chez eux un principe de quiétude et d'i- nertie qui explique leur attachement aux anciens usages et leur apathique soumission aux conditions dans lesquelles ils naissent. Ils n'auraient point songé h améliorer leur sort : la conquête étrangère s'est chargée de ce soin. Elle n'a pas sans doute apporté à ces peuples enfants les insti- tutions libérales, qui n'eussent été pour eux qu'un fu- neste bienfait, incompatible avec le degré de civilisation auquel ils étaient parvenus; elle a substitué aux puérils et sanglants caprices de la tyrannie indigène une direction plus ferme el plus régulière. Jusque dans leurs exigences les plus rigoureuses, dans leur plus âpre exploitatiou du sol et des habitants, les Hollandais conservèrent du moins sur les princes qu'ils dépossédaient, l'inappréciable avan- 42 VOYAGE EN CHINE. tage de la précision dans les vues et de la méthode dans les désirs. Par l'ascendant de leur médiation, ils protégè- rent ces populations misérables contre l'avidité turbulente de leurs chefs; ils les protégèrent contre elles-mêmes par une police énergique et par l'influence moralisante du travail. Sectateurs fanatiques de la loi de Mahomet, les Malais n'ont guère adopté des préceptes de 1'iblatnisme que certains rites extérieurs. Leur religion vague et su- perficielle n'impose aucun frein aux passions. Si l'amour du plaisir ou du pillage, si la soif de la vengeance s'éveille chez le Malais, il n'y a que la crainte du châtiment qui puisse l'arrêter; mais, dans l'emportement d'un penchant soudain, son intelligence obscurcie méconnaît aisément cette unique barrière, et n'hésite presque jamais à la fran- chir. Le travail vient dompter, par de salutaires fatigues et par les mille liens dont il entoure le cultivateur, ces dispositions versatiles et ces appétits sauvages. Les Hol- landais ont le sens positif et pratique ; leur politique froide ne s'égare point dans les voies de l'utopie. Nul gouverne- ment n'était mieux fait que celui des Pays-Bas pour mé- nager les instincts des peuples de la Malaisie, pour triom- pher avec habileté de leurs répugnances, pour exploiter sans brusquerie cette race endurante et facile à conduire, pourvu qu'on ne viole pas ses antiques coutumes. Les Hollandais, dans l'archipel Indien, ont maintenu la con- stitution de la propriété telle qu'ils la trouvèrent établie. Héritier des souverains musulmans, leur gouvernement est le seul possesseur de la terre. Satisfait d'avoir su pré- server ces vastes contrées des famines qui ont si souvent désolé l'Inde anglaise, il regarde comme légitimes les im- menses bénéfices qu'il prélève sur le travail de seize mil- lions de sujets, auxquels il assure un bien-être supérieur à celui dont jouissaient ces peuples résignés sous l'auto- rité de leurs anciens maitres. VOYAGE EN CHINE. 43 Pendant le cours de notre longue campagne, il devait nous être donné de retrouver dans l'île de Gélèbes et dans l'île de Java la domination néerlandaise ; mais ces ports hospitaliers des Moluques où nous avait accueillis une si gracieuse bienveillance, nous nous apprêtions à leur dire un éternel adieu. Tandis que, montés sur de gracieux poneys de Macassar et de Sandalwood, ou assis sous le toit de bambou d'un koro-koro malais, nous visitions les sites enchantés de Ternate, de livides éclairs commen- çaient à sillonner le ciel et nous annonçaient l'approche de la mousson. Le premier soufle orageux qui descendit des sommets de Gillolo nous trouva prêts à mettre sous voiles. Le 12 décembre, nous sortions de la rade au mo- ment où le soleil touchait de son disque de feu le bord de l'océan. L'époque des calmes était passée. La mousson régulièrement établie roulait au-dessus de nos têtes les gros nuages floconneux des tropiques, et nous environnait de chaudes vapeurs qui se condensaient quelquefois en torrents de pluie. Trois jours après notre départ, nous avions doublé les îles de Gillolo et de Morty ; la corvette se balançait sur les longues lames de l'océan Pacifique. Il ne nous restait plus qu'à nous élever suffisamment dans l'est pour pouvoir, à l'aide des grandes brises de nord-est qui nous étaient promises, atteindre la chaîne des îles liashis et cingler vent arrière vers les cotes du Gélesle Empire. Il existe dans le voisinage de l'équateur, entre l'espace livré aux vents alizés de L'hémisphère septentrional elles parages où régnent les vents généraux de l'autre hémi- sphère, une sorte île terrain neutre qu'occupent des brises variables 1 1 de fréquents orages. C'est sur la limite de cette zone que nous dûmes louvoyei pour nous soustraire aux courants qui auraient retardé notre marche. Pendant quinze jours, le soleil ne perça qu'à de rares intervalles 44 VOYAGE EN CHINE. les lourdes nuées qui pesaient de toutes parts sur l'hori- zon. Le 21 décembre, nous pûmes remonter vers le nord et diriger notre route entre les îles Pelew et les Carolines. La Bayonnaise, s'inclina de nouveau sous ces fortes brises qu'elle ne connaissait plus depuis deux mois, et bientôt les sommets des Bashis se montrèrent devant nous. Nous touchions au terme de notre long voyage. Quarante-huit heures après être entrée dans la mer de Chine, le 4 jan- vier 1848, la Bayonnaise laissait tomber l'ancre sur la rade de Macao. CHAPITRE III. Situation murale et politique du monde indo-chinois en 1848. L'empire dont nous venions de toucher enfin les loin- tains et curieux rivages n'offre plus une mine inexploitée aux récits des voyageurs : il commande leur attention à un autre tilre. Ce monde étrange a sa place marquée désormais dans les calculs de la politique. Il faut donc le prendre au sérieux, étudier son gouvernement, ses res- sources, ses tendances, essayer d'apprécier la gravité des atteintes qui ont ébranlé son immobilité séculaire, s'ef- forcer enfin de pressentir l'influence que pourront exercer un jour sur ses destinées la pression matérielle de l'An- gleterre et la propagande religieuse qui se poursuit sous la tutelle de la France. Pendant près de quatre années ces diverses questions ont été le principal objet de nos études : elles nous ont obligé à suivre dans les voies différentes où elles s'étaient engagées l'intervention morale de la France et l'action moins pacifique de l'Angleterre : Elles nous conduisent à chercher aujourd'hui dans l'histoire des événements qui se sont accomplis en Chine de 1840 h 1848 une introduc- tion naturelle au récit des croisières de /" Bayonnaise. D'après une statistique dressée en 181. s par les manda- rins chinois, et dont un recueil officiel, présenté ;'i l'empe reur Tao-kouang, a 'publié les évaluations, cette immense 46 VOYAGE EN CHINE. monarchie compte 361 millions d'habitants répandus sur une surface de 3 362 000 kilomètres carrés. C'est environ 108 habitants par kilomètre, chiffre qu'on ne soupçonnera pas d'exagération quand on voudra réfléchir que cette population spécifique est à peu près celle des Pays-Bas et du département du Pas-de-Calais, qui n'est point cepen- dant le département le plus peuplé de la France. D'ailleurs, le trait le plus frappant, le plus caractéristique de l'empire chinois, c'est précisément l'excès de la population : cette extrême densité des habitants peut seule expliquer la difficulté qu'éprouve le peuple à s'y procurer sa subsis- tance. Cette race infatigable ne laisse cependant en friche aucun morceau de terre susceptible de culture ; les che- mins ne sont guère en Chine que des sentiers servant à contenir les terrains étages que féconde l'irrigation. Les alluvions des fleuves, les moindres espaces conquis sur le lit des rivières ou sur l'Océan se trouvent à l'in-tant cir- conscrits par des digues et convertis en rizières : hommes, femmes, enfants, tous participent à ce rude labeur. Des millions de pêcheurs vivent sur leurs bateaux, promènent incessamment leurs filets sur les côtes du Céleste Empire, et ne demandent à ce sol si avidement exploité que quel- ques pieds de terrain accordés à leur tombeau. Une activité si prodigieuse, jointe à la plus extrême sobriété, ne suffit pas à préserver les Chinois de la famine. Les sécheresses, les inondations détruisent souvent la récolte dans des provinces entières. Les chemins sont alors remplis de cadavres : on voit des malheureux exposer leurs enfants nouveaux-nés, vendre leurs femmes, leurs fils, leurs filles, pour se procurer quelques aliments; d'autres se pendre ou se jeter dans les fleuves pour abréger les tourments d'une trop lente agonie. Des bandes de voleurs se répandent dans les campagnes, pillant tout ce qui leur tombe sous la main. Quelquefois, sur certains points, la VOYAGE EN CHINE. 47 population émigré en masse. Ces peuplades errantes se partagent en groupes de mille ou cinq cents individus, et se mettent en marche sous la conduite d'un chef auquel le mandarin de la localité a délivré un certificat de détresse et un permis de mendicité. Des greniers publics, entretenus aux frais du trésor impérial, ont été établis depuis des siè- cles pour venir au secours du peuple dans ses affreuses années de disette ; mais cette sage précaution demeure sté- rile, car l'empire est désolé par un autre fléau non moins redoutable que la famine, la mauvaise administration. L'administration chinoise a depuis longtemps atteint le dernier degré de la corruption ; les officiers turcs sont des modèles d'équité et de désintéressement auprès des man- darins du Céleste Empire. Tout est arbitraire et vénal dans la conduite de ses magistrats lettrés; la justice est au plus offrant, et les fonctions publiques sont l'objet d'un trafic honteux. Ces institutions littéraires dont l'appareil imposant fait encore l'admiration de l'Europe n'ont orga- nisé que le pillage, ces fonctionnaires, qui ont passé leur vie à commenter les préceptes de Confucius, n'en pressu- rent pas moins le peuple sans pudeur, et se voient pres- surés a leur tour par les mandarins d'un ordre supérieur. Autour de ces magistrats dégradés viennent se grouper les satellites, troupe immonde, composée d'hommes de la plus basse classe, tout à la fois soldats, agents de police et bourreaux ; affreux pillards qui passent leur vie à jouer et à fumer l'opium, et n'ont pour ainsi dire d'autres moyens d'existence que le produit de leurs rapines. Le fils du ciel, le souverain maître du monde, l'empereur vit enfermé dans son palais à quatre lieues de Pé-king, et sait à peine ce qui se passe dans ses États. L'exercice de sa suprême puissance est tout entier dans les mains de ces esclaves hypocrites qui forment autour de son trône un cercle im- pénétrable. 48 VOYAGE EN CHINE. Ce despote abusé s'est longtemps cru l'arbitre de la terre et nous avons partagé nous-mêmes une partie des illusions dont on caressait son orgueil II a fallu la guerre de l'opium pour faire tomber tous les voiles qui cachaient la misère et la faiblesse réelle de son empire. Sur la foi des documents officiels , on avait cru longtemps que la Chine entretenait sept cent mille hommes sous les armes, tandis qu'elle ne comptait en réalité que soixante mille sol- dats, bandes prétoriennes entièrement composées de Tar- tares mantehoux et divisées en huit bannières. La majeure partie de ces régiments tartares ne quitte jamais la capi- tale, le reste est dispersé dans les provinces et forme la garnison des villes. Ce corps d'élite renferme des hommes robustes et braves, mais qui avec leurs arcs et leurs arque- buses à mèche, avec leur complète ignorance de la tac- tique militaire, n'en sont pas pour cela plus redoutables. Ces fiers guerriers mantehoux sont, en fait de stratégie, beaucoup moins avancés que les pirates de l'archipel ma- lais. Ils constituent cependant la véritable, la seule armée chinoise. Outre cette armée, la Chine compte une nom- breuse milice. Le métier des armes y est, comme dans les huit bannières, un héritage de famille. Quand le fils a pu apprendre de son père à manier le sabre et le bouclier, à frapper d'une main et à se couvrir de l'autre, quand il sait lancer une flèche au but ou charger l'arquebuse, il se présente devant le mandarin , et après avoir donné les preuves de capacité requises, achète le droit de servir l'empereur. Ce brevet, délivré pour quelques taëls1, vaut au soldat chinois une ration de riz ou un coin de terrain qui assure sa subsistance. Attachés au sol, les miliciens ne sont point rassemblés dans des casernes. Chaque soldat vit chez lui, entouré de ses enfants, cultive tranquillement 1. Le taël vaut 7 fr. 50 c. VOYAGE EN CHINE. 49 sa portion du territoire céleste, et n'endosse l'uniforme que dans de rares occasions. Au moment du besoin, on ne retrouve 'que le quart des soldats inscrits sur les registres des mandarins. Quelques-uns ne répondent pas à l'appel, le plus grand nombre n'a jamais existé. Les voleurs même dont les bandes, grossies par la misère et l'oppression, ont plus d'une fois menacé l'intégrité de l'empire, les vo- leurs redoutent peu les soldats chinois. Ils ont été plus souvent désarmés par des négociations opportunes que domptés par l'armée impériale. Il en est de même des pi- rates qui infestent les côtes du Fo-kien et le golfe du Tong-king. Ces écumeurs de la mer de Chine battent les jonques de guerre et se rient des bateaux mandarins, qui ne sont propres qu'à la navigation des fleuves. Quand le gouvernement a voulu disperser ces pirates, il s'est vu forcé de leur opposer un de leurs chefs, qui, détaché de l'association, a passé avec une partie de la flotte rebelle au service de l'empereur. Le désordre des finances est encore une des plaies de l'empire chinois. L'impôt se perçoit en natrure ou en nu- méraire, et doit être apporté à Pé-king aux frais des con- tribuables. En argent, le trésor impérial ne reçoit, année moyenne, que 479 millions de francs; mais les quantités de riz, de thé, de soie, de cotonnades qu'engouffre la seule ville de Pe:king sont incalculables. Il n'est pas de ville au monde qui puisse offrir le tableau d'une aussi énorme importation, importation presque sans retour, car le sol est [jeu fertile dans la province du Petche-ly, et les pro- duits qu'y fabrique l'industrie se dirigent vers le nord. Les bannières nomades campées en dehors de la grande mu- raille, les Tartares mantchoux et mongols, vivent, ainsi que les mandarins de l'e-king, des bienfaits de l'em- pereur. Vingt millions soûl affectés chaque année par la muni- 50 VOYAGE EN CHINE. ficence impériale à l'entretien des fleuves ; les provinces s'imposent d'immenses sacrifices pour le même objet. Ce- pendant les canaux se comblent, les fleuves rompent leurs digues, et l'on craint qu'avant trente ans l'eau ne vienne à manquer dans le grand canal. Le déficit est partout : dans le produit des douanes, dans celui des monopoles; la ferme seule du sel doit à l'État plus de 15 millions. Les hôpi- taux, les greniers publics dotés par le gouvernement, voient leurs revenus dévorés par l'avidité des mandarins et des satellites. Ce ne sont point les institutions qui manquent à la Chine; mais ces institutions sont aujourd'hui comme un arbre épuisé qui ne peut plus porter de fruits. Lapey- rouse l'avait déjà remarqué en 1787 : « Ce peuple, disait- il, dont les lois sont si vantées en Europe, est peut-être le peuple le plus malheureux, le plus vexé et le plus arbi- trairement gouverné qu'il y ait sur la terre. » Comment une révolution n'a-t-elle pas déjà bouleversé cette portion du globe ? Des sociétés secrètes ponssent bien l'audace jusqu'à maudire la dynastie régnante, la secte des Pe- lien kiao *ou du Nénuphar s'accroît bien chaque jour de quelques nouveaux affiliés; mais l'éducation domesti- que, basée tout entière sur le respect des traditions, le tempérament froid et patient du peuple chinois, l'âpre labeur auquel il est assujetti, peut-être aussi cet instinct de subordination propre aux races asiatiques, tout ce con- cours de liens naturels et de liens politiques, que nous n apprécions qu'imparfaitement, a prévenu jusqu'ici un soulèvement général qui ne fut jamais appelé par plus d'abus. Cet empire chancelant est entouré de vastes Etats, tri- butaires de sa puissance politique et de sa civilisation. La Corée, le royaume annamite qui comprend le Tong-kiDg, la Cochincbine et le Camboge, semblent les satellites de cette bizarre planète. Ces États sont livrés à une admi- VOYAGE EN CHINE. 51 nistration, sinon plus avilie , au moins plus oppressive que celle de la Chine; ils composent ce qu'on pourrait ap- peler la Chine barbare. Agité par d'éternelles discordes, bouleversé par la guerre civile, le royaume annamite a surtout perdu ce respect de la vie humaine qui forme le trait distinctif de la grande famille chinoise. On n'y a point, comme dans 1 Empire Céleste, cette horreur du sang et des supplices qui tempère en Chine les rigueurs de la servitude. Le pouvoir s'y exerce avec des formes dures et féroces ; la tyrannie s'y défend par d'atroces bou- cheries. Le royaume, dont la Cochinchine forme le centre, le Camboge et le Tong-king les annexes, est un des points de l'extrême Orient sur lesquels l'attention de la France s'était dirigée avant la révolution de 89. Vers cette époque, ce fut à un missionnaire français, l'évêque d'Adran, que le souverain de la Cochinchine lut la conservation de son trône. Dépossédé de la majeure partie de ses États, le roi Gia-long confia son fils à ce prélat étranger. L'évêque d'Adran passa en France avec le jeune prince, et un traité , qui nous assurait la possession de la haie de Tourane fut signé, en 1787, entre le roi Louis XVI et le missionnaire agissant au nom du souverain annamite. La révolution de 89 vint s'opposer à l'entière exécution de ce traité. Quel- ques officiers français passèrent cependant en Cochin- chine, rouvrirent à Gia-long l'entrée de ses États et l'ai- dèrent plus tard à faire la conquête du Tong-king. Ces officiers organisèrent l'armée, créèrent une marine, forti- fièrent les places, dirigèrent les opérations militaires; mais le souvenir de ces grands services ne survécut point au prince qui en avait profité. Ses acet BBeurs, voués aux idées chinoises, s'empressèrent de relever entre l'Europe et la Cochinchine cette vieille barrière qui ne s'était abais- sée un instant que pour livrer passage aux secours de la 52 VOYAGE EN CHINE. France. Le pouvoir despotique de ces malheureuses con- tré( s a la conscience ombrageuse de tout mauvais gouver- nement; il redoute à l'excès la moindre influence exté- rieure. Le roi s'est arrogé le monopole du commerce : ce système l'enrichit et ruine le royaume. La population appauvrie traîne une existence misérable dans le plus fertile pays du monde. Sur cette terre qui porte chaque année deux moissons, on ne rencontre que des êtres ché- tifs et amaigris. La race annamite, abrutie par ses souf- frances, est d'une timidité extrême, sans culture dans l'es- prit, sans autre expression dans la physionomie que celle d'un ébahissement naïf ou d'une vague appréhension. Toute trace des innovations introduites par les officiers français a disparu depuis longtemps, et cette armée cochin- chinoise, qui avait soumis le Tong-king, n'a pu défendre le Camboge contre les troupes du roi de Siam. Si le climat n'y mettait obstacle, un millier d'Européens feraient aisé- ment la conquête du royaume annamite. La Corée, moins connue de l'Europe que la Cochin- chine, est cette longue péninsule qui sépare la mer Jaune de la mer du Japon. Ce royaume se trouvait exposé par sa situation aux incursions des Japonais comme à celles des Chinois. Vers la fin du seizième siècle, ce fut une armée japonaise qui en ravagea les provinces méridionales; dans le dix-septième, ce furent les Chinois qui s'avancèrent jusqu'à la capitale et firent couler des torrents de sang sur leur passage. La Corée est restée dépeuplée par ces deux invasions. Dans les gorges resserrées que laissent entre elles les aspérités du sol, ses rares habitants cultivent le riz, leur nourriture ordinaire; sur les montagnes, le maïs et le millet. L'inégalité des castes, idée étrangère à la Chine, est encore un nouveau fléau pour ce malheureux pays. Quelques milliers de nobles fainéants et déguenillés s'ar- rogent le droit de vivre aux dépens du gouvernement et du VOYAGE EN CHINE. 53 peuple. Tributaire, dit-on, du Japon, la Corée l'est éga- lement de la Chine. Deux fois par an, le souverain de ce misérable État envoie une ambassade à Pe-king. A la neu- vième lune, l'ambassade vient recevoir du tribunal des Mathématiques le calendrier; à la onzième, elle présente à l'empereur les hommages qu'au renouvellement de l'année lui doivent tous les princes vassaux. Refoulés dans leur presqu'île, les Coréens n'ont que deux points de con- tact avec la frontière chinoise : l'un sur les bords de la mer du Japon, l'autre non loin des côtes que baigne la mer Jaune. C'est là qu'ont lieu, tous les deux ans, les échanges commerciaux entre la Chine et la Corée. Partout ailleurs, des terrains neutres et déserts ou d'impénétra- bles forêts s'opposent aux communications de la pénin- sule coréenne avec la province du Leau-tong et la Mant- chourie. Non loin de la Corée, entre la Chine et l'empire du Ja- pon, se rencontre encore un État qui a dû subir, comme la presqu'ile coréenne, une double suzeraineté. Le royaume oukinien, composé de deux groupes distincts, celui des îles Lou-tchou et celui des Madjico-sirna, se reconnaît, depuis l'année 1372, tributaire de la Chine. C'est un am- bassadeur de l'empereur qui pose la couronne sur le front du roi des Lou-tchou ; mais, si la suzeraineté apparente est chinoise, la domination réelle est japonaise. Le culte, la langue, les mœurs, les habitations, tout porte le cachet du Japon. Malgré le mystère dont s'entoure cette influence, il est certain que le royaume oukinien n'est qu'une dé- pendance de la principauté japonaise de Sat-suma. Grâce au double tribut qu'il consent à payer, ce paisible, empire, autrefois ravagé par les troupes du Japon, depuis près de deux siècles ne connaît plus d'orages; avant d'entrer dans cette période d'apathie et d'indifférence, il avait eu ses jours d'expansion et d'activité. Le pouvoir, partagé entre 54 VOYAGE EN CHINE. plusieurs princes, se concentra, vers la fin du quinzième siècle, entre les mains d'un seul souverain, et le commerce prit soudain un rapide essor. Les jonques oukiniennes vi- sitèrent les ports de Formose et du Fo-kien, les princi- pautés japonaises, les côtes mêmes de la Gochinchine et du royaume de Patani, dans la presqu'île de Malacca; ce fut la grande époque des îles Lou-tchou. La domination ombrageuse du Japon a interrompu ces relations fécondes, elle n'a point effacé complètement les traces d'une pros- périté qui pourrait facilement renaître. La plus considé- rable des Lou-tchou, la grande Oukinia, possède deux excellents ports; la position centrale de cette île la désigne comme l'entrepôt naturel du commerce de la Chine, du Japon et de la Corée. Aujourd'hui le royaume oukinien se borne à acheter dans le Fo-kien des étoffes de soie et des médicaments. Le riz, le coton, le thé, le tabac, la cire végétale, les métaux, lui sont apportés par les marchands japonais, qui reçoivent en échange du soufre, un sucre grossier, et quelques étoffes fabriquées dans le pays avec les fils du bananier textile. L'aspect florissant des cam- pagnes indique le bon ordre qui règne dans cette monar- chie en miniature : malheureusement cet ordre n'assure que le bien-être de la classe privilégiée; au-dessous de quelques familles riches et oisives vit un peuple famélique qui ne peut posséder. la terre qu'il cultive. Nul instinct de révolte dans les classes asservies ne provoque d'ailleurs la sévérité des oppresseurs. La police est absolue, s'étend à tous les actes de la vie, mais n'est point sanguinaire comme en Cochinchine ou en Corée. Nulle part, on ne rencontre d'armes dans ces îles; si les habitants, comme on l'a prétendu, en conservent de cachées, il est fort douteux qu'ils sachent s'en servir. Pour qui les a vus accroupis sur leurs nattes, vêtus de leurs longues robes, les cheveux re- levés au sommet de la tête et retenus par une double ai- VOYAGE EN CHINE. 55 guille de métal, avec leur physionomie débonnaire et leur face bouffie, l'éventail parait la seule arme qui convienne à cet apathique troupeau de vieilles femmes. Les îles Lou-tchou, par leur admirable situation, par leur climat délicieux, sous lequel on rencontre la végéta- tion des tropiques confondue avec celle des régions tem- pérées, semblent faites pour exciter la convoitise des puis- sances européennes; mais la population inoffensive qui les habite se défend mieux par la douceur de ses mœurs que le peuple chinois par ses inutiles violences. Tout pré- texte manquerait à l'agression, et aucune puissance civi- lisée ne voudrait accepter la responsabilité d'un tel acte. D'un autre côté, les traités de commerce, dans l'état ac- tuel des choses, seraient sans importance; ils seraient d'ailleurs impossibles, le Japon ne les tolérerait pas. Ces honnêtes insulaires paraissent donc destinés à goûter en paix leur calme et uniforme existence jusqu'au jour où l'em- pire du Japon ouvrira ses ports aux navires européens. Ce jour parait encore éloigné : dans les Etats du souverain japonnais, comme dans ceux de l'empereur de Chine, on n'entrevoit de paix et de sécurité qu'à l'abri de la politique d'isolement. A l'exception des Hollandais et des Chinois admis une fois l'an à Nangasaki, les étrangers sont entiè- rement exclus des côtes du Japon. Une population de 34 millions d'habitants vit là dans une paix profonde, grâce à la plus inflexible des disciplines. Le Japonais, de même que le Chinois, ne peut sortir de son pays sans en- couru' La peine capitale; mais en Chine les lois sont cons- tammenl violées : an Japon, on les exécute. Au milieu de peuples qui ne connaissent d'autres mobiles que la crainte et l'intérêt, celle race plus vigoureuse ofi're le spectacle d'uni' société fondée à la fois sur le principe d'autorité et sur le point d'honneur. L'invasion européenne trouverait donc probablement au Japon plus d'obstacles qu'elle n'en 56 VOYAGE EN CHINE. n'en a rencontré en Chine. Cependant, pour cet empire aussi de grands événements se préparent. Une circulation active s'opère aujourd'hui entre les ports de la Californie et ceux de l'extrême Orient; le développement de ces re- lations auxquelles les ports du Japon seront bientôt né- cessaires préoccupe le gouvernement des États-Unis, et ne peut manquer d'imprimer tôt ou tard une nouvelle énergie aux efforts de cette démocratie puissante, qui vient sans cesse, comme la vague de l'Océan, battre les barriè- res qu'on lui oppose. Si d'ailleurs l'empire chinois se trouve un jour violemment jeté hors de son orbite, si ce colosse obéit enfin aux attractions qui le sollicitent, il est douteux qu'il soit donné au Japon de pouvoir continuer, seul et silencieux, à graviter ainsi à l'écart. Tous ces membres de la même famille, Chinois, Co- chinchinois, Coréens, ont, à un degré différant, les mêmes défauts : chez ces populations laborieuses et patientes, tout sentiment généreux semble oblitéré. La race chinoise a l'instinct de l'ordre et de la discipline, comprend et sait pratiquer la plupart des vertus domestiques, la sainteté du mariage, le respect des vieillards, l'amour des enfants; en revanche, une avidité extrême la rend peu scrupuleuse sur les moyens de s'enrichir. A l'énergie, au courage mi- litaire qui leur faisaient défaut, ces peuples ont substitué la souplesse et la ruse; ils ne sont point à craindre sur le champ de bataille, mais nul ne sait mieux qu'un Chinois méditer une vengeance patiente et ourdir un guet-apens : ses principes de morale ne reposent que sur la recherche exclusive du bien-être matériel. Les tribus nomades qui vivent sous des tentes en dehors de la grande muraille sont essentiellement religieuses ; les populations de la Chine, du royaume annamite et de la Corée, se montrent complète- ment indifférentes aux mystères de la vie future : un la- beur excessif a courbé leurs esprits vers la terre. Ces VOYAGE EX CHINE. . 57 hommes n'ont point de loisir pour les aspirations d'un ordre supérieur, et la lutte de chaque jour les défend des vagues inquiétudes de l'avenir. L'idée de la mort les oc- cupe moins que la crainte de la famine; ils élèvent des temples à leurs dieux, et n'ont en réalité ni religion ni culie extérieur; ils ont des pratiques superstitieuses, à l'aide desquelles ils essayent de se rendre le sort propice. L'encens qu'ils brûlent devant l'autel leur tient lieu de prière. Au ciel, aux astres, aux génies, aux mânes des an- cêtres, — qu'ils adoptent le vague déisme de Gonfucius, les rêveries de Lao-tseu ou les doctrines qu'il y après de quinze siècles le bouddhisme leur apporta de l'Inde, — ils demandent tous la même chose : longue vie et richesse. Abâtardie dans les classes supérieures par une civilisation efféminée, dans les couches inférieures de la société par la misère, cette race est aujourd'hui la race la plus posi- tive et la plus matérialiste du globe. Tel est l'empire auquel l'Angleterre a déjà fait subir la puissance de ses armes, la France catholique l'infatigable action de sa propagande : la marine anglaise et la nôtre ont eu toutes deux leurs campagnes dans ces mers loin- taines. Pour défendre leur commerce, les Anglais ont ébranlé le trône de Tao-kouang; pour protéger les chré- tiens chinois, nous n'avons pas craint d'inlervenir dans le gouvernement intérieur de la Chine. L'influence bri- tannique s'adresse à l'industrieuse activité de ce peuple; la nôtre ne recherche que ses sympathies. C'est par la guerre que l'Angleterre a dû maintenir sa prépondérance commerciale en Chine : nous n'essayerons point de refaire le récit des campagnes bien connues de 1840 et de 1841; nous insisterons davantage sur l'expédition si brusque- ment décisive de 1842, dont les incidents et les résultats ont peut-être trouvé la France trop inattentive, Cette ex- pédition a révélé ce que ne nous avaient point appris les 58 VOYAGE EN CHINE. i\eu\ autres campagnes : c'est qu'il ne faut qu'une démon- stratiou maritime bien dirigée pour triompher du gouver- nement de Pe-king. L'Angleterre sait désormais com- ment doit être conduite une guerre européenne dans le Céleste Empire; quand elle le voudra, elle pourra rem- porter sur le cabinet impérial une victoire d'intimidation aussi complète que celle qui fut couronnée par le traité de Nan-king; mais a-t-elle aujourd'hui, dans les consé- quences d'un pareil succès, la confiance qui l'animait il y y a quelques années? Si l'on ne veut considérer qu'une armée anglaise en regard d'une armée chinoise, si l'on ne veut point sortir du cadre des opérations militaires, le gouvernement britannique n'a rien à craindre d'un nou- veau conflit avec la Chine. Tout n'est point dit cependant quand on a fait plier la dynastie tartare et la population officielle qui se groupe autour de son trône. Vaincue dans son gouvernement et dans ses armées, la Chine proteste encore contre le triomphe de l'étranger par la persistance des passions populaires. Il y a deux faces à l'action de l'Angleterre en Chine : dans la guerre, cette action se meut à l'aise; avec la paix, la Chine reprend ses avanta- ges. Au tableau des faciles succès de la guerre, il y a donc un intérêt sérieux à faire succéder le tableau des difficul- tés de la paix; mais ce tableau nous amène à interroger la société chinoise elle-même, il trouvera sa place dans le récit de notre campagne. Ce sont les années de lutte ou- verte dont l'histoire doit nous occuper en ce moment; ce sont elles qui nous introduiront au milieu des embarras et des complications qui ont suivi la guerre de 1840. CHAPITRE IV. Expédition des Anglais en Chine, et traité de paix sous les murs de Nan-king. La sécurité profonde dont jouissait l'empire chinois de- puis l'avènement de la dynastie mantchoue reposait tout entière sur sa situation géographique. Les vastes prairies d'où s'étaient élancés autrefois les conquérants mongols ne nourrissaient plus qu'une race pacifiée par le lamaïsme ; les hordes du Turkestan ne s'agitaient qu'au loin, sur les frontières occidentales ; des montagnes infranchissables ou des déserts glacés séparaient la Russie de la Chine. L'in- vasion ne pouvait donc venir que du côté de la mer; et quelle puissance entre les puissances européennes, les seules qui pussent s'attaquer au Céleste Empire, eût osé entreprendre de transporter une armée par ce circuit de cinq mille lieues, à travers ces immensités de l'Océan, que l'on mettait près de six mois à franchir. L'Angleterre elle- même ne l'eût point tenté; mais l'Angleterre avait l'Inde, et ce qui eût été impossible au Hoyaume-Uni, l'Inde an- glaise pouvait l'accomplir. L'empire indo -britannique, fondé par une compagnie de marchanda, possède une armée de trois cent mille hommes, sur lesquels on ne compte que trente mille Ku- copéene; tout le reste, infanterie, artillerie, cavalerie, est indigène; les officiers seuls sont Anglais, Pour une cam- pagne maritime, il peut y avoir quelques ménagements à 60 VOYAGE EN CHINE. garder dans le choix des régiments : les soldats du Ben- gale sont enchaînés au sol ; pour les soldats de Madras, ces préjugés n'existent pas, et l'on peut disposer au premier moment venu de toutes les troupes de la présidence. L'Inde place donc l'Angleterre à quarante ou cinquante jours des rivages du Céleste Empire, et l'armée de la com- pagnie peut trouver facilement le chemin de Pe-king. On sait à quelle occasion éclata entre l'Angleterre et la Chine le conflit qui s'est terminé par le traité signé en 1842. Le commerce de l'opium avait troublé la balance des échanges et faisait refluer chaque année vers l'Europe près de 50 millions de ce numéraire que l'empire chinois ab- sorba pendant près de deux siècles en échange des pro- duits de son industrie. La cour de Pe-king fut alarmée de l'extension qu'avait prise ce trafic illicite, des ravages qu'il exerçait dans les classes populaires, de l'appauvrissement dont il semblait menacer la réserve métallique de l'em- pire. Elle chargea un fonctionnaire énergique, le commis- saire Lin, de mettre un terme à cet abus. Après avoir tenu bloqués pendant quelques jours dans les factoreries de Canton les négociants européens et le surintendant du com- merce anglais, le capitaine Elliott, Lin obtint la remise de vingt mille caisses d'opium, qu'il fit réduire en pâte et jeter à la merle 7 juin 1839. C'en était fait du commerce de l'Angleterre en Chine, si cette puissance laissait une pareille violence impunie. La guerre fut donc résolue, et Chou-san vit bientôt briller sous ses murs les baïonnettes transportées par la flotte anglaise du golfe du Bengale dans les mers de Chine. Cette première campagne fit tom- ber entre les mains des Anglais, le 5 juillet 1840, l'ile de Chou-san, considérée comme la clef du commerce mari- time des provinces septentrionales, et imposa, le 25 mai 1841, à la ville de Canton, une rançon de 36 millions de francs. Ces rapides succès ne firent point fléchir cependant VOYAGE EN CHINE. 61 l'orgueil de l'empereur; ils n'amenèrent de sa part que des négociations déloyales, dans lesquelles un nouveau man- darin, le souple et astucieux Ki-shan, déploya, pendant quelques mois, toutes les ressources de la diplomatie chi- noise. L'Angleterre dut alors songer à porter ses forces sur des points plus sensibles de l'Empire Céleste, elle dirigea de nouveau sa flotte vers le nord. Canton demeura pour ainsi dire un terrain neutre ; le commerce y reprit ses an- ciennes allures, de nombreux navires se pressèrent dans le fleuve et vinrent acquitter, en môme temps que les droits impériaux, les taxes vénales des mandarins. Les Anglais se résignèrent même à subir en cette occasion un impôt additionnel, et ce fat leur commerce qui, par le payement de cet impôt, supporta en réalité la contribution de guerre dont les marchands de Canton avaient fait l'avance. La seconde campagne, ouverte au mois d'août 1844, fut dirigée par un nouveau plénipotentiaire, sir Henry Pottin- ger, qui avait succédé au capitaine Elliott. La Hotte com- mandée jusque-là par le commandant sir Gordon Bremer, passa sous les ordres du contre-amiral sir William Par- ker; la conduite des troupes demeura confiée au général sir Hugh Gough. L'île de Chou-san, que dans un élan de confiance le capitaine Elliott avait rendue au gouvernement chinois, fut de nouveau occupée par les troupes britanni- ques; Amoy, Chin-haé, Ning-po, virent également flotter la croix de Saint-George. Ces conquêtes furent accomplies en moins de deux mois, et ne coûtèrent aux vainqueurs qu'une vingtaine d'hommes. L'Europe étonnée commen- çait à se demander quelle serait l'issue d'une guerre dont le cours était marqué par de si faciles triomphes. Les An- glais trouvèrent a Ning-po ce climat vif et fortifiant du nord, si salutaire aux constitutions affaiblies par la tempé- rature énervante des tropiques. Les soldats do l'Inde eiix- mêmea éprouvèrent les bienfaits de l'hiver. Dans la pre- 62 VOYAGE EN CHINE. mière campagne, entreprise pendant l'été, on avait compté les malades par milliers. Cette fois, les hôpitaux étaient vides, bien que la neige couvrit souvent les rues et qu'un vent glacial semblât apporter jusqu'à Ning-po les frimas de la Mantchourie. Les paisibles habitants du Che-kiang n'avaient pas abandonné leurs fertiles campagnes; ceux qui avaient quitté la ville y rentraient en foule ; le marché était richement approvisionné ; la confiance commençait à s'établir entre les Chinois et les barbares. Si les Anglais avaieut eu de plus vastes desseins, l'occasion était favora- ble alors pour prendre pied sur le territoire du Céleste Empire. Tout cédait à la force de leurs armes; ils avaient devant eux une riche et fertile province, habitée par une population pacifique et industrieuse, commandée par une forte position, l'île de Chou-san, dont on pouvait faire le pivot et comme la citadelle de l'occupation militaire. Cette province, coupée dans tous les sens de canaux et de fleuves, eût fourni en abondance les deux principaux pro- duits de la Chine, le thé et la soie; elle promettait par son climat, par sa situation géographique, par la fécondité du sol, par l'humeur débonnaire de la population, de de- venir-un jour une des plus magnifiques possessions de l'empire britannique. Une poignée d'hommes y mainte- nait depuis six mois une domination presque incontestée ; une armée, telle que l'Inde la pouvait fournir, eût assis cette domination sur des bases plus solides que celles qui soutiennent aujourd'hui l'édifice politique de la plupart des nations européennes. L'ascendant des vainqueurs eût été subi sans résistance par les timides habitants du Che- Kiang, le jour où une occupation définitive les eût rassu- rés contre la vengeance des mandarins; mais personne n'est plus effrayé de la grandeur de l'Angleterre que l'An- gleterre elle-même. Elle recule devant la fatalité qui la pousse; ce qu'elle demande aux cinq parties du monde, ce VOYAGE EN CHINE. 63 n'est pas de nouvelles provinces, mais de nouveaux mar- chés. Produire et vendre, voilà la destinée que lui ont faite les nouvelles conditions de son existence. C'est à ce besoin impérieux qu'avait obéi le cabinet britannique quand il s'était décidé à entreprendre une expédition que réprou- vait le sens moral d'une partie du parlement. Le ministère whig voulait obtenir pour le commerce anglais une répa- ration du dommage que ce grand intérêt avait souffert, ouvrir à ses opérations un plus vaste théâtre et lui con- server un point d'appui sur la côte; il voulait aussi lui as- surer des défenseurs pleins de sollicitude, qui n'eussent point à s'humilier devant les autorités chinoises et pussent entretenir avec elles des relations dignes des représentants d'un grand pays. Ce but n'était pas atteint par l'occupa- tion du Che-kiang; il s'agissait de le poursuivre, ce fut l'objet d'une troisième campagne, celle de 1842. L'his- toire des opérations de l'armée anglaise en Chine à cette époque se lie à trop d'intérêts actuels, et ces opérations mêmes ont eu des conséquences trop décisives pour ne pas méiiler une attention particulière. Entre les immenses provinces sur lesquelles le souve- rain qui réside a Pe-king étend son pouvoir, il existe une division naturelle : cette division, c'est le Yang-tse-kiang qui l'établit. Jamais plus puissante barrière ne marqua les frontières de deux États, jamais limile plus précise ne satisfit aux nécessilés de la politique ; ce cours d'eau gi- gantesque partage le Céleste-Empire en deux régions dis- tinctes, la région du nord et celle du midi. Les deux hianches du canal impérial viennent déboucher dans le ïang-tse kiang à 40 milles au-dessous de Nan-king, à L60 mille: de L'embouchure ; c'est par ces canaux que les provincei du nord reçoivent ta riz, le thé el les soiei ies des provinces du midi. Pe-king ne peul plus vivre, si L'on in- tercepte cette communication ; c'est empêcher L'air d'arriver 64 VOYAGE EX CHINE. à ses poumons, c'est frapper la dynastie inantchoue d'as- phyxie. Le capitaine Béthune, sur la frégate le Conway, avait reconnu le cours du Yang-tse-kiang; il affirmait qu'où pouvait conduire des vaisseaux de ligne jusqu'à l'embranchement des canaux et du fleuve. Cette assurance valait mieux. qu'une victoire. Puisque les Anglais ne vou- laient pas dépouiller l'empereur, mais réduire son orgueil à demander grâce, puisqu'ils couraient non après une 'conquête, mais après un traité, il fallait renoncer à ces occupations multipliées qui n'étouffaient la résistance sur un point que pour la laisser renaître sur un autre ; il fallait chercher un chemin plus direct pour aller jusqu'au cœur qui battait à Pe-king. Remonter le Yang-tse-kiang, placer la flotte anglaise au point vital de l'empire, arrêter la cir- culation de ce grand corps, semblait la voie la plus prompte et la plus sûre d'atteindre le but proposé ; une marche sur Pe-king aurait eu des conséquences moins certaines. L'em- pereur pouvait, dans ce cas, évacuer la capitale, se retirer en dehors de la grande muraille ou dans la province occi- dentale du Chan-si; de là, protégé par les difficultés de cette contrée montagneuse, il eût encore commandé aux provinces méridionales; la guerre, se fût éternisée, et peut-être une anarchie générale eût-elle éteint ou du moins compromis ce commerce pour lequel, depuis trois ans, on avait les armes à la main. Toutes ces considérations, mû- rement méditées, entraînèrent la détermination des géné- raux anglais, et le fleuve qui baigne les murs de Nan-king fut choisi pour le théâtre d'une expédition qu'on se flattait de rendre décisive. L'entreprise était périlleuse : ce fleuve majestueux, qui prend sa source dans les montagnes du Thibe*. et traverse la Chine dans toute sa largeur, n'a point les paisibles allures de nos rivières européennes. Dans les passages où son lit se resserre, le courant atteint des vitesses de six ou VOYAGE EX CHINE. 65 sept milles à l'heure ; mais les difficultés les plus réelles se présentent à l'embouchure même. Le Yang-tse-kiang s'épancho à la mer entre des côtes à demi noyées. Quand les derniers îlots de l'archipel de Ghou-san se sont abaissés sous l'horizon, on se trouve au milieu d'une mer boueuse et jaune, dont les bords n'apparaissent nulle part. Il faut se hâter d'aller chercher la rive méridionale du fleuve et la contourner, la sonde à la main, si l'on ne veut s'exposer à échouer inopinément sur les bancs de sable mouvant qui se sont formés plus au nord. Ces bancs se prolongent jus- qu'à l'ile de Tsungming, aujourd'hui cultivée par un million d'hommes, mais qui fut, elle aussi, il y a quelques siècles à peine, un banc de sable et de vase. A la hauteur de cette île, le Wam-pou vient mêler ses eaux rapides à celles du ^rand fleuve. C'est sur la rive gauche de ce cours d'eau tributaire que s'élèvent les villes de Wossung et de Shang-haï. Au-dessus de l'île de Tsung-Ming, le rivage commence à s'élever. Près de la ville de Ghin-kiang- fou la côte offre déjà des ondulations considérables; le lit du Yang-tse-kiang se resserre et se creuse, la marée cesse de se faire sentir. On quitte le bras de mer pour entrer vraiment dans le fleuve. Ghin-kiang-fou commande la branche méridionale du grand canal, dont les eaux bai- gnent sur deux faces le pied de ses murs. La branche septentrionale de cette importante communication, celle qui aboutit à Tien-tsin, s'ouvre sur la rive opposée du fleuve, près de la petite ville de Kwa-tchou. A. Ghin-kiang- fou, le Yang-tse-kiang a trente mètres de profondeur; sous les murs de Nan-kiug, à deux cents milles de son i m- bouchure, il peut encore porter des vaisseaux de ligne. Déterminée! par l'importance du bul et par l'immense étendue de l'empire chinois, les pmporiions de l 'expédi- tion anglaise étaient consi lérables. La flotte c pia.ii deux vai seaux de 74, huit frégates, un grand nombre de cor- 66 VOYAGE EN CHINE. vettes et de bricks, quarante transports et douze navires à vapeur. L'armée, en y comprenant les soldats de marine, présentait en ligne plus de quinze mille hommes. Malgré la reconnaissance exécutée par le capitaine Bethune, on ne s'avança qu'avec les plus grandes précautions dans le Yang-tse-kiang. Les navires à vapeur éclairèrent la route de l'escadre, les bâtiments légers, détachés le long des bancs du nord, indiquèrent le passage le plus profond aux vaisseaux. Mouillée sous les iles qui terminent de ce côté l'archipel de Chou-san, la flotte ne se mit en mouvement que lorsque ces préparatifs furent achevés; le 13 juin, elle jetait l'ancre devant Wossung, ayant mis quinze jours à parcourir quatre vingts milles. L'entrée du Wam-pou avait été garnie d'une nombreuse artillerie, mais d'une artillerie chinoise. Ces batteries furent enlevées par les troupes après avoir été canonnées par l'escadre, et deux colonnes d'infanterie furent dirigées avec les pièces de campagne sur Shang-haï, l'une des colomies embarquée à bord des navires à vapeur, l'autre marchant sur la rive gauche. Les habitants des villages que traversait cette di- vision montraient plus de surprise que d'alarme. Ils re- gardaient avec étonnement ces barbares aux cheveux blonds, ces soldats au teint de bronze venus de Madras, ces canons traînés par des chevaux dont la taille, com- parée à celle des poneys tartares , leur semblait tenir du prodige. Au bout de quelque temps, les pauvres gens s'étaient complètement rassurés. Les sapeurs anglais les employaient à porter les lourdes échelles d'escalade, et les artilleurs se servaient de leurs b"as pour faire fran- chir aux pièces de campagne les passages où l'on était obligé de dételer les chevaux. C'est ainsi que l'armée ar- riva sous les murs de Shang-haï ; elle trouva une ville entièrement abandonnée, où elle entra sans rencontrer la moindre résistance. VOYAGE EX CHINE. 67 La cour de Pe-king ne s'était point laissé décourager par l'occupation d'Amoy et de Ning-po. La prise même de Cha-pou, que les Anglais avaient enlevée et saccagée avant d'entrer dans le Yang-tse-kiang, n'était qu'un dé- sastre facilement réparable; mais les progrès de la Hotte anglaise dans ce fleuve qui, comme une immense artère, distribue la vie à toutes les parties du territoire, ces pro- grès, que le cabinet impérial n'avait pas prévus, lui arra- chèrent les premières propositions de paix : un commis- saire fut envoyé à Shang-haï, pour ouvrir de nouvelles négociations. Trop souvent abusés par les diplomates chi- nois, les Anglais ne se laissèrent pas prendre à ce piège. Sir Henry Pottinger déclara que les hostilités ne cesse- raient que le jour où l'on aurait souscrit à toutes ses de- mandes. La chaleur était accablante; les troupes souf- fraient beaucoup de leur longue réclusion à bord des navires sur lesquels elles étaient entassées. Il importait donc d'arriver promptement sous les murs de Chin-kiang- fou et de Nan-kiug; là, du moins, on pourrait traiter à loisir. L'attaque de Shang-haï, comme celle de Gha-pou, avait été une faute. Ces opérations secondaires ne pou- vaient qu'amener de scandaleux pillages et apporter de nouveaux retards au seul résultat qu'on pût se proposer. Pendant quelques jours, les vents contraires s'opposèrent à l'appareillage de la flotte. Le Corn irai lis, vaisseau de 74, qui portait alors le pavillon de l'amiral Parker, se fit pré- céder par une division de l'escadre légère et escorter par deux navires à vapeur. Ainsi accompagné, il prit la tète de l'escadre, qui se forma daus ses eaux en divisions sé- parées par un intervalle d'un ou deux nulles. 1 /amiral s'avança sans encombre jusqu'à vingt-cinq nulles au- dessus inces maritimes. » 1-7 98 VOYAGE EX CHINE. Pour attacher la France à la conservation de son influence morale en Chine, nous n'avons pas besoin d'évoquer des calculs positifs qui paraîtraient aujourd'hui prématurés : nous ne demandons point que le patronage des chrétiens chinois devienne dans nos mains un levier politique; mais nous ne pouvons oublier que le jour où l'unité du Céleste Empire viendrait à se dissoudre, le jour où l'Europe serait appelée à intervenir d'une façon plus directe et plus pres- sante dans les affaires de l'extrême Orient, la France serait la seule puissance européenne dont le nom pût être invo- qué avec confiance par une partie de la population chi- noise. Les intérêts commerciaux peuvent naître pour nous en Chine de la moindre modification apportée dans nos tarifs, du plus léger changement qui se produira sur les marchés de l'Asie : les intérêts politiques sont déjà créés. L'Orient est plein de sourdes et mystérieuses rumeurs. Tout indique que cetle vieille société est profondément remuée eL tremble sur sa base. Il ne dépend point de la France de fermer ces vastes perspectives; il est de son de- voir de les envisager avec sang-froid et de méditer le rôle qu'elles lui réservent. Nous pouvons ne point presser de nos vœux ce moment d'inévitable expansion, nous pouvons ajourner nos désirs à des temps plus prospères; mais si jamais, accomplissant la parole de l'Écriture, la race de Japhet vient s'asseoir sous la tente des races sémitiques, l'Europe doit s'y attendre, la France doit l'espérer, les missions catholiques nous auront gardé notre place à ce nouveau foyer de richesse et de grandeur. CHAPITRE VI. Différends entre les Européens et les Chinois au moment de l'arrivée de la Bayonnaise. — Le gouverneur Amaral et la ville de Macao. Appelée à remplacer la frégate la Gloire et la corvette la Victorieuse, la Bayonnaise atteignait les rivages du Céleste Empire au moment où de graves complications venaient de prêter un nouvel intérêt à cette station loin- taine. Le traité de Nan-king avait consacré l'admission des étrangers dans les cinq villes maritimes ouvertes au commerce européen : Amoy, Fou-tchou-fou, Ning-po et Shang-haï voyaient les consuls anglais résider au centre de la cité chinoise; mais à Canton la ville intérieure de- meurait fermée aux barbares. Ce n'était même point sans courir quelques dangers que les sujets de Sa Majesté bri- tannique pouvaient se montrer dans la campagne ou dans les faubourgs. Plus d'une fois ceux d'entreeuxqui avaient osé s'aventurer au delà de l'enceinte des factoreries s'élaient vus en butte aux insultes et aux violences de la population chinoise. Sir John Davis avait succédé en 1844 à sir Benrj Pottinger. Lassé du ces outrages réitérés, il avail voulu châtier l'insolence des Cantonnais. Le 3 avril 1847, la garnison de Eong-kong s'étail embarquée sur deux na- vires ii vapeur et deux bricks. Remontant le Ch lu-kiang, elle avail : arpris les forts du Bogue, encloué cent quatre- vingts pièces «le canon el menacé la ville de Canton d'un bombardement; mais, quand le plénipotentiaire anglais 100 VOYAGE EN CHINE. avait vu ce grand entrepôt du commerce européen à sa merci, il avait reculé devant les conséquences de sa facile victoire. N'osant incendier Canton, n'ayant point assez de troupes pour l'occuper, sir John Davis avait dû accepter, comme unique résultat de sa campagne, la convention que les mandarins s'étaient hâté de lui offrir. Cette convention ajournait au 6 avril les difficultés auxquelles avait donné naissance la délicate interprétation du traité de Nan-king; elle n'apportait aux négociants anglais aucune garantie nouvelle contre les violences populaires. La soudaine apparition des barbares aux cheveux rouges sous les murs de Canton, avait au contraire réveillé l'animosité de la population turbulente qui habite les rives du Chou-kiang. Le 5 décembre 1847, six Anglais furent assassinés sur les bords du fleuve, à trois milles à peine des factoreries européennes, par les habitants du village de Houang- chou-ki. Le gouvernement des deux provinces du Kouang-si et du Kouang-tong se trouvait alors confié au vice-roi Ki-ing, le plus honnête Tartare qui ait jamais porté la plume de paon et le bouton rouge. Membre de la famille impériale et l'un des signataires du traité de Nan-king, Ki-ing avait compris l'impuissance des armes chinoises et les obstacles presque insurmontables qui s'opposaient à l'introduction de l'organisation militaire et de la tactique des Européens dans le Céleste Empire. Convaincu qu'il pourrait par une conduite prudente et d'opportuns sacrifices désarmer l'humeur agressive de l'Angleterre, il avait inauguré en Chine la politique des concessions. Ce Reschid-pacha de l'Empire Céleste, adversaire patient du parti opiniâtre qui reconnaissait le vieux Lin pour son chef, eût peut- être réussi à maintenir des rapports bienveillants entre la Grande-Bretagne et la Chine, si les passions de la popu- lace cantonnaise ne fussent venues sans cesse déconcerter VOYAGE EX CHINE. - 101 ses efforts. Après le sinistre drame de Houang-chou-ki, il s'était empressé de promettre une réparation complète au plénipotentiaire. Le 21 décembre, quatre Chinois, le bâillon à la bouche, furent conduits sur le théâtre même de cet affreux événement. Là, en présence de la foule contenue par un détachement de soldats anglais et de troupes chinoises, en présence des officiers désignés parle gouverneur de Hong-kong, le bourreau fit tomber ces quatre têtes accordées par le vice-roi à la nécessité d'une sanglante expiation. Ki-ing s'était flatté de l'espoir qu'une satisfaction aussi prompte suffirait pour étouffer cette malheureuse affaire. Six Anglais, il est vrai, avaient succombé, mais en se défen- dant ils avaient blessé deux de leurs agresseurs. Si ces deux Chinois ne survivaient pas à leurs blessures, l'exé- cution de quatre coupables devait être considérée, suivant le vice-roi, comme une réparation suffisante. Fidèle au principe admis par la législation du Céleste Empire, le vice-roi de Canton aurait ainsi payé la vie de six Anglais par celle de six Chinois. Sir John Davis repoussait avec indignation un pareil marché et n'en réclamait que plus vivement la recherche et la punition de tous les complices qui avaient trempé dans ce guet-apens. L'étrange prétention du vice-roi était faite pour sou- lever des doutes uon moins étranges. Les Anglais de Hongkong n'avaient point approuvé en général les brus- ques exécutions de Houang-chou-ki. «Ne devait-on point craindre, disaient-ils, que dans son empressement à éta- blir une compensation du sang versé, à sacrifier tôle pour tête, le vice-roi n'eût substitué aux véritables coupables di.'s criminels condamnés pour d'autres délits et déjà des- tinés au supplice?» Ce soupçon offensanl apparaissait au lond des exigences du plénipotentiaire, Ki-ing invoquait pour se défendre de cette odieuse imputation cinq années 102 VOYAGE EN CHINE. de relations loyales et honorables avec les Européens; ce- pendant l'agitation de la province, en réduisant à l'impuis- sance son autorité, n'avait-elle pu lui suggérer une fraude, familière aux mandarins du Céleste Empire? On savait que, depuis l'expédition du 3 avril, des bandes de braves s'étaient formées dans chaque village pour repousser par la force des armes les barbares qui oseraient débarquer sur les rives du fleuve. Les anciens des villages, assemblés dans la salle des ancêtres, avaient décidé que, pour l'en- tretien de ces milices rurales, chaque famille fournirait son contingent d'hommes et de subsides. Les braves étaient nourris à frais communs, pourvus d'un chapeau de bam- bou, d'une pique et d'un double sabre. Vingt decesbraves formaient une section sous les ordres d'un chef qui portait un gong; quatre-vingts composaient une compagnie, à la tête de laquelle marchaient un porte-drapeau et un tam- bour. C'était à ces levées de volontaires qu'appartenait la bande d'assassins qui avait immolé les Anglais débarqués près de Houang-chou-ki, et il avait dû être plus facile en effet de trouver les victimes exigées dans les prisons de Canton que d'aller les chercher au milieu de ces bataillons indisciplinés. Livré à ses tendances naturelles, sir John Davis eût, à l'exemple de Ki-ing, pratiqué la politique de conciliation. Longtemps surintendant du commerce britannique à Can- ton, initié aux mœurs et aux coutumes chinoises, dont il avait fait une étude approfondie,' il n'ignorait point tous les embarras qui assiégeaient le malheureux vice-roi du Kouang-si et du Kouang-tong. Il comprenait qu'en pous- sant trop loin ses exigences, il courait le risque d'attirer la colère impériale sur la tête du seul homme d'État qui pût servir en Chine les intérêts de la civilisation euro- péenne. Malheureusement sir John Davis se trouvait lui- même en présence d'opinions passionnées, dont il subis- VOYAGE EN CHINE. . 103 sait involontairement l'influence, et qui ne laissaient point une entière liberté d'action à sa politique. Les négociants de Hong-kong, cruellement déçus dans les espérances qu'avait éveillées le traité de Nan-king, ne cessaient de répéter qu'il fallait une nouvelle campagne pour briser les obstacles qu'opposaient aux progrès du commerce ma- ritime la mauvaise foi des autorités chinoises et la persis- tante hostilité des populations. Un système de taxes con- traire à l'esprit du traité de Nan-king, un réseau de douanes intérieures avaient pu seuls préserver, suivant eux, l'industrie chinoise du sort qu'avait fait à l'industrie des Indes la concurrence écrasante des machines britan- niques. C'était dans cette résistance, à leur gré déloyale, que les fabriques de Manchester et de Birmingham de- vaient chercher le secret de tous leurs mécomptes. La va- leur des tissus de coton et de laine importés en Chine sous le pavillon de la Grande-Bretagne s'était, depuis la con- clusion de la paix, élevée de 31 millions de francs à 66 mil- lions; mais ce mouvement factice, loin d'être un signe de prospérité, n'était pour les manufactures de la métropole que le triste présage de banqueroutes imminentes. L'ar- deur irréfléchie des spéculateurs avait doublé le chiffre, et non pas le profit des échanges. Les pertes éprouvées par la plupart des maisons anglaises dans ces transactions doublement onéreuses ne pouvaient êlre évaluées à moins de ;i5 à 40 pour 100 de la valeur totale des marchandises importées et des cargaisons de ce tour. Cette fâcheuse si- tuation du commerce anglais devait le rendre plus sensible encore aux provocations de la populace chinoise; si le gOUr verneur de Eong-kong hésitait à engager son pays dans Las chances incalculables d'une nouvelle rupture, Les né- gociantsqui l'entouraient étaient loin d'éprouver les mêmes scrupulei . La vivacité de lord Palmen toc contribuait aui si à ii ter 104 VOYAGE EN CHINE. sir John Davis hors de la voie que lui aurait tracée sa cir- conspection habituelle. L'impétueux secrétaire d'État ne voulait point que l'Angleterre pût déchoir en Chine, par la faiblesse de son plénipotentiaire, du haut rang qu'elle avait conquis par de récentes victoires. Plus d'une fois, la correspondance du For eign- Office avait trahi l'impa- tience et le mécontentement du ministre. Cette correspon- dance, qui fut publiée par ordre de la Chambre des com- munes, avait arraché aux hésitations de sir John Davis la malencontreuse expédition du 3 avril ; elle lui inspirait encore en cette occasion des exigences contraires à ses vues personnelles. Décidé à déployer enfin cette vigueur qu'on affectait sans cesse de lui recommander, sir John Davis, au moment où la Dayonnaisc atteignait le but de son long voyage, venait de demander de nouvelles troupes au gouverneur général de l'Inde. Déjà sur son invitation, les négociants anglais avaient évacué les factoreries pour se retirer à Hong-kong, et tout faisait présumer que l'ou- verture des hostilités suivrait de près l'arrivée des renforts attendus. Ces circonstances critiques nous promettaient le spectacle d'importants événements, et donnaient un sin- gulier caractère d'opportunité au débarquement du nou- veau ministre de France à Macao. La retraite des négociants anglais à Hong-kong coïnci- dait avec d'autres complications qui n'étaient pas moins graves, et qui devaient aussi se dénouer pendant notre station sur les côtes de Chine. Au moment même où sir John Davis, investi de toute la puissance qui s'attache au nom redouté de l'Angleterre, luttait péniblement contre les embarras de sa situation, un homme qui n'avait d'au- tres ressources que sa propre énergie, le gouverneur por- tugais de Macao, venait d'arrêter sur le penchant de sa ruine la culonie mourante dont le commandement lui avait été confié. L'affluence des Anglais dans la ville portugaise VOYAGE EN CHINE. - 105 pendant la guerre qui les contraignit à s'éloigner de Can- ton n'avait rendu à cette colonie qu'une prospérité éphé- mère, dont la source se trouva brusquement tarie le jour où le pavillon de la Grande-Bretagne eut été arboré sur les rivages de Hong-kong. A dater de cette époque, le déficit toujours croissant du budget colonial n'avait cessé de menacer d'un prochain abandon cet établissement, à l'entretien duquel la métropole ne pouvait plus consacrer les fonds nécessaires. Ce fut au milieu de ces circon- stances critiques qu'à la fin de l'année 1845, le capitaine de vaisseau Amaral fut nommé par la cour de Lisbonne au gouvernement de la province de Timor, Solor et Macan. On rencontre souvent chez les peuples qui, après avoir accompli de grandes choses, se sont affaissés sous le poids des vicissitudes politiques, de ces hommes qui, par la no- blesse et l'élévation de leur nature, attestent encore la sève du vieux tronc et la vigueur antique du caractère natio- nal. A ces hommes, il n'est point donné de se mouvoir sur de vastes théâtres; il leur est à peine accordé d'enno- blir par leur courage et leur persévérance les événements peu considérables auxquels leur nom se trouve associé. Officier d'une marine qui n'était plus qu'un fantôme, Amaral avait su marquer tous les actes de sa carrière d'un cachet de glorieuse énergie. Pendant la guerre que le Por- tugal soutint en 1823 contre le Brésil, il avait, à l'à,re de dix-huit ans, commandé une des colonnes qui enlevèrent d'assaut l'île d'Itaparica. Ce fut dans cette huilante affaire qu'il eut le bras droit emporté par un boulet de canon. Plus lard, dans la campagne qui mit la couronne Bur le front de doua Maria, il servit avec distinction sous les or- dres de sir Charles Napier. Au milieu des agitations (pu ébranlèrent si souvent les gouvernements de la Péninsule, son esprit chevaleresque m1 méconnut jamais la véritable 106 VOYAGE EN CHINE. ligne du devoir. Il resta fidèle à ses premières convictions, fidèle à la reine qu'il avait juré de servir et de défendre. Envoyé sur les côtes méridionales de l'Afrique pour y ré- primer la traite des noirs, il se montra encore à la hau- teur d'une aussi délicate mission et sut imposer le respect des couleurs portugaises aux croiseurs britanniques, trop portés, dans l'excès de leur zèle, à fouler aux pieds cette vieille gloire. En arrivant à Macao, il trouva le port désert, le trésor vide, les soldats découragés et sans solde. Sur sa proposition, la franchise du port fut immédiatement pro- clamée par le gouvernement portugais. Les navires et les produits étrangers furent admis à Macao aux mêmes con- ditions qu'à Hong-kong et à Singapore. La douane chi- noise, habituée à fonctionner sur les quais portugais comme sur une portion du territoire céleste, dut se borner désormais à prélever sur les marchandises sortant des en- trepôts des droits qui, acquittés ainsi à l'avance, assuraient à ces marchandises un libre débarquement à Canton. Dans le début de son administration, Amaral eut à com- battre à la fois les protestations des mandarins et l'oppo- sition du corps municipal qui, sous le nom de Sénat, avait jusqu'alors partagé avec le gouverneur de Macao l'autorité suprême; mais il fallut que toutes les résistances ployassent devant cette ferme volonté que les nécessités publiques in- vestissaient des honneurs périlleux de la dictature. Le re* venu des douanes avait été de tout temps la seule ressource de la colonie. En décrétant la franchise du port, il était nécessaire de subvenir aux dépenses de l'établissement par de nouveaux impôts. Amaral promit d'y pourvoir. Il ne voulut point accepter la concession de Macao, telle que l'avaient faite des empiétements successifs : il revendiqua dans leur intégrité les droits qu'après la dispersion des pirates qui infestaient jadis l'embouchure du Chou-kiang, le Portugal avait obtenus de la reconnaissance de Tempe- VOYAGE EN CHINE. . 107 reur Kang-hi. Moyennant le payement d'une rente de 500 taëls (3750 francs), la péninsule de Macao devait ap- partenir tout entière au gouvernement portugais. Les Chinois avaient eux-mêmes marqué les limites de celte concession par l'établissement de la barrière élevée en travers de l'isthme qui relie cette péninsule montueuse à l'extrémité méridionale de la grande ile de Hiang-shan. Au sud de cette barrière commençait le territoire portu- gais qu'avaient, grâce à la faiblesse des prédécesseurs d'Amaral, insensiblement envahi les tombeaux et les clôtures des sujets du Céleste Empire. On ne comptait dans Macao que cinq mille chrétiens, Portugais ou métis ; mais cette ville renfermait, avec les trois villages situés en deçà de la barrière, une population d'au moiûs vingt- cinq mille Chinois. Cette population turbulente, gouvernée par un délégué subalterne du vice-roi de Canton, n'avait jamais subi le fardeau d'aucune taxe. Amaral refusa de l'affranchir des charges qui allaient peser sur la population chrétienne. L'impôt équitablement réparti embrassa l'en- semble des propriétés sans tenir aucun compte de la na- tionalité du propriétaire. Les rentes prélevées sur les habitations des Chinois comme sur les demeures des Européens, les droits de patente et d'ancrage, la ferme de certains monopoles, la vente de quelques lots de terrain réduisirent le déficit du budget colonial à 40 000 piastres, dont les négociants de Hong-kong se chargèrent de faire l'avance, et que le gouvernement portugais s'empressa de leur rembourser. L'avenir financier de la colonie était assuré ; mais une grande émotion régnait dans Macao. Le gouverneur por- tugais ne pouvait ignorer quel sourd mécontentement grondait au sein de celle population chinoise, trois fois plus nombreuse que la population chrétienne el envelop- pée par les mêmes murailles. Il devait craindre que 1rs 108 VOYAGE EN CHINE. autorités de Canton ne prêtassent volontiers leur concours à un soulèvement qui vengerait leur orgueil offensé. Il aurait donc à contenir la population intérieure de Macao tout en résistant à la pression d'une province qui compte vingt-sept millions d'habitants. Dans cette lutte inégale, des Chinois seraient, il est vrai, les seuls adversaires de la garnison portugaise ; mais pouvait-on oublier les ter- ribles révoltes qui avaient mis en si grand péril les colonies de Batavia et de Manille ? pouvait-on oublier la ruine du premier établissement fondé par les Portugais dans les mers de Chine, la soudaine destruction de cette ville floris- sante que des colons belliqueux avaient élevée vers le milieu du seizième siècle sur les côtes du Che-kiang, et qu'on vit disparaître dans une seule nuit de surprise et de trahison ? Amaral n'avait, pour faire face aux dangers qui le menaçaient, que trois cents baïonnettes recrutées à Goa et commandées par quelques officiers européens. Avec des forces plus considérables, un de ses prédécesseurs, surpris en plein jour par une sédition populaire, s'était vu obligé de s'enfermer dans les forts et de livrer pendant quarante- huit heures la ville de Macao aux violences des Chinois soulevés. D'autres fois il avait suffi d'un ordre des man- darins pour faire évacuer par tous les sujets du Céleste Empire le territoire concédé aux étrangers et pour affamer par une sorte d'interdit la population portugaise. Si une crise pareille, imprudemment provoquée, venait à éclater, avait-on songé aux moyens d'en sortir? Amaral ne se laissait point ébranler par ces tristes sou- venirs : il avait sans doute déployé une singulière audace dans ses innovations, mais il ne s'était point lancé dans des témérités irréfléchies. Il savait que la guerre de l'o- pium était un grand fait dont il fallait tenir compte. Les victoires des Anglais avaient été un triomphe moral pour tous les Européens. Après avoir longtemps accablé les VOYAGE EN CHINE. „ 109 barbares d'un ignorant mépris, les Chinois étaient plutôt portés depuis quelques années à s'exagérer leur puissance. Le vice-roi de Canton ne pouvait plus d'ailleurs songer à réduire les Portugais par la famine. L'établissement de Hong-kong et la colonie de Manille auraient fourni aux habitants de Macao les provisions que l'interdit des man- darins leur eût refusées. Il n'y avait réellement à redouter qu'un soulèvement de la populace. Amaral avait prévu cette attaque et l'attendait de pied ferme. Ses soldats, régu- lièrement pavés et maintenus dans le devoir par une dis- cipline sévère, mais toujours paternelle, lui étaient entiè- rement dévoués. Us aimaient dans leur chef cette énergie enjouée, ce modeste sourire qui semblait défier l'orage, et puisaient leur confiance bien moins dans les discours du gouverneur de Macao que dans la calme sérénité de son regard. La crise attendue vint enfin. Au mois d'octobre 1846, quelques heures avant le lever du soleil, pendant que la ville était plongée dans le repos, un corps formidable de Chinois débarqua dans le port intérieur. Ces bandits, ras- semblés par les bateliers que le gouverneur venait de sou- mettre au payement d'un nouvel impôt, gravirent leste- ment les rampes qui conduisent des quais du port vers le centre de la ville. Déjà ils se croyaient maîtres de Macao, quand leurs cris imprudents et le fracas du gong, par lequel ils appelaient leurs compatriotes aux armes, éveillèrent quelques habitants, qui coururent prévenir le gouverneur. Amaral rassemble à l'instant une poignée de soldats, et se porte, avec une pièce de campagne, vers l'entrée d'une rue étroite qui domine la place du Sénat. Les Chinois ve- naient de déboucher sur cetto place; ils se précipitenl en tumulte vers les Portugais : une volée «le mitraille lis arrête. Un instant, ils semblent vouloir reformer leurs rangs éclairas ; mais bientôt, chargés à la baïonnette, ils 110 VOYAGE EN CHINE. se jettent dans les rues tortueuses du bazar et se hâtent de regagner leurs bateaux, que foudroyait déjà l'artillerie de quelques chaloupes canonnières. Dès le lendemain, le gou- verneur ordonne aux Chinois d'ouvrir leurs boutiques ; à la milice urbaine, qui était accourue au secours de la gar- nison, de déposer ses armes. En quelques heures, la fer- meté de son attitude, le calme de ses dispositions ont rétabli la tranquillité dans la ville et effacé les derniers vestiges de l'insurrection. Amaral veut qu'il ne reste aucun souve- nir de cette crise ; affermi d'ailleurs dans la voie où il s'est engagé par le succès qu'il vient d'obtenir, il poursuit avec persévérance l'accomplissement de ses réformes. Entre Chinois et Portugais, les rôles sont désormais intervertis ; c'est le gouverneur de Macao dont les exigences vont, à dater de ce jour, envahir nécessairement une portion du terrain que les autorités chinoises s'efforceront inutilement de défendre ; lutte ingrate, efforts obscurs, dans lesquels fut dépensé autant d'énergie qu'il en avait fallu autrefois pour conquérir Malacca ou Calicut ! De plus grands inté- rêts, de plus vastes perspectives semblèrent plus d'une fois inviter Amaral à laisser son œuvre inachevée. Député aux cortès, il avait un prétexte légitime pour rentrer dans sa patrie ; mais déjà, quand la Bayonnaise arriva sur les côtes de Chine, on pouvait prévoir que cet homme opiniâtre ne consentirait à quitter son poste que lorsqu'il aurait vu les Portugais aussi maîtres dans Macao que les Anglais Té- taient dans Hong-kong. Amaral ne se dissimulait point cependant que le temps des grandes destinées était à jamais passé pour Macao. Son ambition ingénieuse ne rêvait point d'impossibilités. Il pensait que cet établissement pourrait un jour concen- trer le cabotage actif qui s'exerce entre les côtes méridio- nales de la Chine, le golfe du Tong-king et l'ile de Haï- nan. Il croyait surtout qu'il fallait faire de Macao le VOYAGE EX CHINE. „ 111 contre-poids de Hong-kong, l'asile ouvert à tous les pa- villons européens. Malgré les doctrines libérales qui avaient présidé à la fondation de la colonie anglaise, Macao était demeuré le séjour de tous les étrangers que le soin de leurs intérêts commerciaux n'obligeait point impérieu- sement à résider sur le territoire britannique. Le climat, assaini par les brises du large, y attirait même, pendant une partie de l'été, les négociants ou les fonctionnaires an- glais, qui abandonnaient à l'envi leurs somptueuses de- meures pour venir respirer à Macao l'air vif de i'Océan, et goûter un instant sur cette calme péninsule le plaisir d'échapper au tracas des affaires et aux exigences de la vie officielle. Des convenances politiques, qu'il est facile d'apprécier, avaient aussi retenu au sein de l'établisse- ment portugais les consuls accrédités auprès du gouverne- ment chinois. On n'eût pu condamner ces agents à végéter dans l'enceinte des factoreries de Canton, et l'on eût hésité à grouper autour du pavillon britannique, à placer pour ainsi dire à l'ombre de ce drapeau dominateur le lion de Gastille, les trois couleurs de France et les étoiles des Etats-Unis. Macao était donc un asile heureusement ou- vert à toutes les influences qui ne voulaient point s'effacer complètement devant la prépondérance de l'Angleterre. Sous ce rapport, le paisible comptoir, si longtemps résigna à toutes les humiliations que lui imposait l'insolence des mandarins, avait des droits sérieux aux sympathies des puissances européennes. Déjà les Américains avaient établi dans cette ville de vastes magasins pour le ravitail- lement de leur division navale. Amaral ne doutait pas que les Espagnols et les Français oe suivissent bientôl cel exemple. C'était dans ce concours des étrangers qu'il voyait l'avenir d'une colonie Bignalée autrefois par ses prohibitions jalouses. Pour retenu- cette population no- made à Macao, aucun Boin ne lui paraissait superflu. 112 VOYAGE EN CHINE. Il voulait aplanir l'âpre territoire qu'il avait enfin recon- quis, et songeait à tracer de larges routes au pied des col- lines granitiques que couronnent les forts da Penha et do Monte. En tout autre pays, ce terrain tourmenté n'eût point été digne de pareils travaux; mais, dans le midi de la Chine, sur ces côtes fermées par la turbulence des po- pulations aux promenades des Européens, ce petit coin de terre avait bien sa valeur et méritait sans doute les soins qu'on pouvait prendre pour l'embellir. Ce qui manque surtout à la colonie de Macao, ce qu'il n'était point au pouvoir d'Amaral de lui donner, c'est une rade spacieuse et sûre, qui, comme celle de Hong-kong, puisse abriter au besoin des escadres. Le port intérieur, étroit canal compris entre la côte occidentale de la pénin- sule et l'ile de Lappa, n'est accessible, dans les marées ordinaires, qu'aux navires dont le tirant d'eau ne dépasse pas quatre mètres. Les grands bâtiments de commerce et les navires de guerre doivent mouiller à près de trois milles de la ville, en face des côtes abruptes de Typa et de Ko-ho. Ce n'est qu'à cette distance du rivage que la rade extérieure offre une profondeur de cinq ou six mè- tres*; en avant de ce plateau sous-marin, incessamment exhaussé par les alluviôns du Chou-kiang, s'étend une triple ceinture d'ilôts granitiques; mais cette barrière incomplète ne brise qu'à demi la violence des flots que soulève pendant l'hiver la mousson de nord-est. L'agita- tion de la mer contribue donc à entraver les communica- tions de ce lointain mouillage avec la ville de Macao. Heureusement, les bateaux chinois ne se laissent pas facilement arrêter par la tempête. Chaque matin, quelle que pût être la violence du vent, l'équipage de la Bayon- naùe voyait sortir du port un bateau à la poupe renflée qui traçait un large sillon sur les eaux vaseuses de la rade. Le vaillant esquif se frayait un pénible passage à travers VOYAGE EN CHINE. - 113 les lames saccadées que heurtait la marée coutraire. Après deux ou trois heures d'un patient louvoyage, il cinglait enfin à pleines voiles vers la Buyonnaisc. Nous frémis- sions du choc qui semblait menacer la frêle embarcation ; mais à peine le large gouvernail suspendu à la poupe avait-il offeit une oblique surface au sillage, que la barque obéissante pivotait soudain sur elle-même et venait se ranger à cuté de la sombre masse contre laquelle nous avions craint de lavoir se briser. C'est alors que les voiles de rotin , divisées en bandes parallèles par de longues perches de bambou, tombaient lourdement au pied des mâts, que les nattes rigides s'entassaient l'une sur l'autre comme les plis d'un immense éventail, et que les bateliers aux jambes nues, aux vastes chapeaux coniques, s'éver- tuaient à saisir la corde qu'on leur avait jetée des porle- haubans de la corvette. Au milieu du désordre apparent, des clameurs confuses qui président aux plus habiles ma- nœuvres des Chinois, apparaissait bientôt un nouveau per- sonnage, montrant sa ligure calme et grave à l'entrée du dôme de bambou sous lequel il avait sommeillé jusqu'alors ii côlé de ses dieux lares. Une longue robe de coton bleu retenue sur le côté droit par cinq boutons de métal, une petite calotte noire surmontée d'un nœud rouge, taisaient reconnaître dans cet impassible passager un des membres industrieux de la classe moyenne qui, sans avoir conquis dans les concours littéraires le droit de porter la robe et le boni el des mandarins, se distingue toutefois 135 denser les pensées, à débarrasser la phrase des particules oisives, l'anglo-chinois est une langue qui a déjà ses règles et son dictionnaire, qui aura peut-être un jour sa littéra- ture1. Le digne Sao-qua connaissait toutes les ressources de cet insinuant idiome. Il ne pouvait donc manquer de nous fasciner par son éloquence. Il avait cru devoir ac- cepter l'honorable surnom de Talkee true, l'homme vrai, que les Anglais avaient décerné, disait-il, à sa vieille loyauté et à sa farouche franchise. Avec quel abandon, avec quelle familiarité câline le vieux fumeur d'opium pen- chait sa face jaune et amaigrie sur l'épaule de l'acheteur hésitant, mais tenté, et lui disait de cet air qui n'appar- tient qu'au marchand qui se sacrifie : You aie my fliend, — me talkee true, — foly tolla. Vous êtes mon ami, — je suis l'homme vrai, — quarante dollars ! Les soieries fabriquées dans le Kiang-nan et chargées de broderies dans les faubourgs de Canton, les boites de laque toutes couvertes de ces figurines dorées qu'il faut admirer à la loupe, ne nous exposèrent pas à de moins dangereuses séductions que les porcelaines et les bronzes d'Ol.il-l'liiiiii-Sirent. L'atelier de Lam-qua fit aussi passer sous nos yeux ses peintures à la gouache, dont l'éclat ve- louii' semble avoir été ravi à l'aile des papillons. 11 nous fallut plus d'une heure pour choisir et rassembler dans le même album des dieux brandissant la foudre, des guer- l. Je ae vem citer qu'un 9eul échantillon de ce dernier-n dialectes modernes. Nous demandions un jour à notre pilote p n- danl un vojage que nous fîmes à Chousan, si le vent, qui depuis plu iiëur i jout i nou • ceten à\ .m mouillage, ne deviendrail pa tôl plus favorable. Voici >a curieuse répon e Pt7ol no can sabt <■. ./o.v.v makee pigeon; ce que vous pronoi iz -hum : Païloi "<> oon tabi. l>iSi la guerre maritime éclatait, la Driyonnaisc se trouvait dans une excellente situation pour y prendre part. Une année d'armement et de navigation avait complété l'in- struction militaire de son équipage, et l'heureuse influence de la mousson du nord-est avait effacé jusqu'au souvenir du pénible passage de la corvette à travers la mer des Molu- ques. L'annonce d'une révolution, loin d'exercer à bord 1. On saii qu'un service régulier de paquebots à vapeur anglais, plissant par Aili'n, Ceylau, Poulo-penang el Singapore, relie depuis quelques années le port de Suc/, et celui de Bong-kong. Les lettres de Londres qui traversent fans le 25 de chaque mois arrivent a Hong- kong en cinquante-cinq ou soixante jours. 170 VOYAGE EN CHINE. de la Bayonnaise cette action dissolvante qu'on était en droit d'appréhender, n'avait fait, se confondant avec l'at- tente d'une guerre prochaine, que resserrer entre les offi- ciers et les matelots les liens d'une confiance mutuelle et d'un dévouement sans arrière -pensée à l'honneur du pavillon. C'est dans de semblables moments qu'un capitaine doit s'applaudir d'être entouré d'officiers aussi distingués, aussi remarquables à tous égards que l'étaient ceux qui compo- saient l'état-major de la Bayonnaise. Il en était un surtout dont le concours devenait d'autant plus précieux que les circonstances semblaient plus critiques. Quiconque aura vécu pendant quelques années de la vie du marin, qui- conque aura pu observer l'organisation, l'existence intime d'un navire de guerre, comprendra sans peine combien les nouvelles que nous venions de recevoir allaient ren- dre plus délicate et plus assujettissante la tâche du com- mandant en second de la corvette, de l'homme sur lequel reposait tout entier le soin de maintenir une exacte disci- pline dans les rangs d'un nombreux équipage. M. de Larminat était heureusement un de ces hommes qui sem- blent créés tout exprès pour porter légèrement le fardeau d'une pareille responsabilité. La nature avait su allier chez lui à l'énergie froide et à la fermeté calme qui comman- dent le respect ces grâces séduisantes de l'esprit, cette douceur persuasive de la voix et des manières qui n'exer- cent pas un moins invincible prestige sur les rudes enfants de nos côtes que sur des esprits plus cultivés. Sous l'habile direction de M. de Larminat, la Bayonnaise pouvait donc se montrer aussi fière de la bonne tenue de son équipage que de l'aspect marin de sa mâture ou de l'appareil mili- taire de ses batteries. Cependant, pour pouvoir profiter un jour de tant d'a- vantages, il fallait d'abord se mettre en garde contre une surprise. Les Anglais ont concentré dans leurs mains VOYAGE EN CHINE. - 171 toutes les grandes lignes de communications maritimes. Jusqu'au jour où l'active industrie des Américains aura su établir à travers les Etats-Unis et l'océan Pacifique une correspondance régulière avec la Chine, les nouvelles de l'Europe et les dépêches des gouvernements étrangers ne pourront parvenir sur les côtes du Céleste Empire qu'a- près avoir subi le contrôle du post office d'Alexandrie ou de Geylan. On peut croire que, fidèle à ses vieilles traditions, dès qu'il aurait considéré la conservation de la paix comme impossible, le gouvernement britannique eût, en 1848 aussi bien qu'en 1778 et en 1802, pris ses mesures pour qu'à un jour donné nos navires de guerre et nos bâti- ments de commerce se vissent assaillis à l'improviste sur tous les points du globe '. Si cette hypothèse est injuste, elle est au moins prudente, et nous pensons qu'il y aura toujours plus d'inconvénients à la repousser qu'à l'admet- tre. Pour nous, dès le 25 avril, nous considérâmes les hos- tilités comme imminentes; mouillés sur la rade de Macao, à trois milles des forts portugais, nous n'hésitâmes point à faire tous les préparatifs nécessaires pour répondre sur-le- champ à une insulte ou à une attaque. Des grelins d'em- bossage furent frappés sur les chaînes; les cloisons de l'hô- pital et de la chambre du commandant furent démontées; les pièces de la batterie furent chargées à boulets et à obus ; enfin les soutes à poudre furent éclairées jour et nuit*. 1. il ne r.-iui pas oublier qu'il n'y avail alors qu'un seul courrier par mois en oc l'Europe et [a Chine, tandis que des communications régulières avaienl lieu tous les quinze jours entre l'Europe et tes ports de l'Inde. Les navires â papeurdela compagnie ou ceux de la station de Calcutta auraient donc pu apporter au gouverneur de Hong-kong la nouvelle d'une rupture qui fût demeurée secrète pour la Bayon- il ai te ■ 2. Les vaisseaux anglais, dans une circonstance analogue n'ont pas montré] as de méfiance. Ceux d'entre eus qui furent expédiés de Malte au mois de juillet 1840 pour aller rejoindre l'amiral Stopford 172 VOYAGE EN CHINE. De toutes parts cependant, les offres de service et les marques de sympathie nous étaient prodiguées. Le gou- verneur de Macao voulait que la Dayonnaise vint mouiller dans le port intérieur et y attendît l'issue des événements, dont la marche rapide ne pouvait, suivant lui, mettre notre patience à une bien longue épreuve. Malheureuse- ment la Bayonnaise n'aurait pu entrer dans le port de Macao sans s'alléger du poids de son artillerie. La barre une fois dépassée, on trouvait, il est vrai, une profondeur plus considérable dans le canal, et nous eussions pu nous présenter devant les quais portugais avec tout notre arme- ment; mais, pour sortir du port, il eût encore fallu nous faire suivre de nos canons, déposés dans des bateaux chi- nois, manœuvre que la présence d'un seul brick anglais mouillé sur la rade aurait pu rendre impraticable. Accep- ter la proposition du gouverneur de Macao, c'eût donc été nous exposer à voir nos mouvements paralysés pendant une partie de la guerre par des forces bien inférieures à celles dont nous disposions. Obligés de décliner les offres chevaleresques du gouverneur Amaral, craignant aussi pour la santé de notre équipage les conséquences d'un sé- jour prolongé sur la rade de Manille pendant la saison des pluies et des grandes chaleurs ', nous accueillîmes avec sur les côtes de Syrie firent coucher pendant toute la traversée les canonniers à côté de leurs pièces. Les progrès de l'artillerie navale exigent impérieusement ces précautions, qu'aucun officier de mer ne jugera excessives. S'exposer à exécuter un branle-bas de combat sous le feu même de l'ennemi, lui laisser l'avantage de quelques volées qui seraient d'autant plus meurtrières qu'elles ne recevraient pas de réponse, ce serait aujourd'hui plus que jamais assurer une facile vic- toire à son adversaire. 1. Nous avions perdu deux hommes du choléra pendant le court séjour que nous fîmes devant Manille au mois de mars, et les terri- bles symptômes des maladies miasmatiques dont nous avions contracté le germe dans la mer des Moluques avaient reparu à bord de la cor- vette avec une intensité effrayante. VOYAGE EN CHINE. 173 reconnaissance les propositions du consul des États-Unis, M. Forbes, et le plan de campagne qui nous fut suggéré par son ingénieuse expérience. Il fut convenu que nous gagnerions secrètement l'île de Guam, la seule île habitée de l'archipel des Mariannes, et que là, mouillés dans le port de San-Luis d'Apra, au fond d'un bassin défendu par nne triple chaîne de récifs, nous attendrions l'issue de la crise européenne. M. Forbes se chargea de nous faire par- venir les nouvelles du continent par nn des nombreux na- vires qu'entretient dans les mers de Chine la maison Russell, puissante maison de commerce américaine dont il était alors le représentant à Canton. Si la paix n'était point troublée, nous devions revenir à Macao après avoir visité les îles Lou-tchou et les Philippines; si, au con- traire, nous apprenions que la guerre était déclarée entre l'Angleterre et la France, il nous fallait douze ou quinze jours à peine pour nous porter à l'embouchure du Yang- tse-kiang. En présence des forces supérieures que les stea- mers anglais, le Fury de 515 chevaux, le Mc.dca de 320, le Pluto de 80, n'eussent point manqué de guider à la poursuite du seul ennemi qui eût inquiété le commerce britannique a l'est du détroit de la Sonde, il n'eût pas fallu songer à s'établir en croisière sur les côtes méridio- nales de la Chine; mais au nord de Formose, la couligu- ration si accidentée de la côte, le dédale de canaux et d'ar- chipels qui semble appeler dans ces parages les entreprises des corsaires, eussent favorisé sans doute plus d'un heu- reux coup de main contre les clippers ou les receivings hips de Wossung et de Chou-san. Il nous eut suffi de capturer un ou deux de ces riches navires, chargés de caisses d'opium ou de lingots d'argent, pour rire dispensés, pendanl Le reste de la guerre, de faire appel au crédit de la républi- que. Nous eussions pu apparaître à ['improviste des bou- ches de la Ta-hea à celles du Wampou, el nous porter, 174 VOYAGE EN CHINE. avant qu'on eût pressenti nos mouvements, vers le pa- rallèle de 36 degrés pour gagner, à l'aide des vents varia- bles, le méridien des îles Sandwich. En touchant sur un point quelconque de cet archipel, nous eussions appris les événements accomplis dans l'Océanie. Si le pavillon fran- çais eût encore flotté sur l'île de Taïti, notre devoir eût été d'y rallier les forces qui, de ce point central, auraient pu menacer avec tant d'avantage la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Galles du Sud. Si au contraire notre unique colonie polynésienne se fût trouvée déjà au pouvoir des Anglais, il ne nous restait plus qu'à faire voile vers la côte de Californie, où le port de San-Francisco et celui de Monterey, déjà occupés par les Américains, nous eussent fourni les approvisionnements nécessaires pour effectuer notre retour en France. Nous partions avec près de sept mois de vivres. Nous avions calculé que le 1er septembre au plus tard nous se- rions à l'embouchure du Yang-tse-kiang, le 1er novembre aux Sandwich, le 1er décembre à Taïti ou à San-Fran- cisco. Dans ce dernier port, nous eussions assurément trouvé des vivres et des ressources de tout genre; mais en eût-il été de même à Taïti? On ne saurait s'imaginer dans quels embarras une déclaration de guerre subite jet- terait nos stations lointaines. Nous pensons qu'il est utile, sinon de les signaler, au moins de les faire pressen- tir. Les officiers de la marine anglaise ne craignent point, dans l'ardeur de leur polémique et de leur patriotisme, d'exposer les côtés faibles du redoutable établissement naval de la Grande-Bretagne. Nous ne les suivrons pas dans cette voie; mais on nous permettra d'exprimer le vœu que l'éventualité d'une rupture — improbable je l'accorde, presque impossible j'en conviens, mais à tout, jamais funeste si on lui laissait le caractère et les inconvé- nients d'une surprise — soit toujours présente à la pen- VOYAGE EN CHINE. ' 175 sée de nos hommes d'État, dirige invariablement leurs conseils et préside à leurs résolutions. Une dépêche chiffrée, adressée au département des af- faires étrangères par les soins de M. Forth-Rouen, an- nonça au ministre de la marine notre détermination. Le 3 mai 1848, tout occupés des projets d'une campagne qui, dans notre pensée, ne devait pas être moins heureuse que la célèbre croisière du vaisseau le Centurion1, ou que celte de la frégate VEssex 2, nous appareillâmes de la rade de Macao avec le premier souffle de la mousson de sud- ouest3. Avant le coucher du soleil, nous avions franchi le canal qui sépare le groupe des Ladrones de la côte orien- tale de Montanha; mai.s bientôt, abandonnés par la brise, nous cessâmes d'avancer vers la chaîne des îles Bashis, et 1. Le Centurion était le vaisseau monté par le fameux amiral Anson. Après avoir relâché aux îles Mariannes en 1742, l'amiral captura sur la côte méridionale de l'ilo Luçon le galion des Philippines, et vint ensuite se ravitailler dans la rivière de Canton. 2. La frégate américaine VEssex était commandée par le capitaine Porter. N'ayant pu, au début de la guerre de 1812, rallier la division à laquelle il devail se joindre sur les côtes du Brésil, cet officier prit le parti de doubler le cap Horn. Les Anglais comptaient alors un •jr.ind nombre de baleiniers dans l'océan Pacifique. VEssex fit le plus grand tort à ce commerce. La capture de plusieurs navires mon- tés par de nombreux équipages et toujours approvisionnés pour deux ou trois ans de campagne offril à cette frégate des ressources sur lesquelles il ne faudrait pas compter aujourd'hui, car la pêche de la baleine ne se fail plus guère dans l'océan Pacifique que sous le pavillon américain. 3. Il n'y avait au momenl de i "e départ pour les îles Mariannes, qu'un seul navire de commerce français dans les mers de Chine : c'était le brick le Pacifique, qui venail d'arriver du porl de Lima. Avant dé quitter Macao, nous songeâmes 9 pourvoir a la sûreté de ee bâtiment, alors m lié sur la rade de Hong-kong. Nous offrîmes de lui fournir des vivres el de le conduire à Manille ou â Batavia. Retenus par un honorable Bcrupule, les officiers du Pacifique De voulurent point gêner nos mouvements en acceptant l'escorte qui leurétail offerte et préférèrent entrei dan le non intérieui de Macao. 176 VOYAGE EN CHINE. nous fimes de vains efforts pour ne pas nous laisser en- traîner par les courants au sud de l'écueil des Pratas. La mousson de sud-ouest est sujette à da fréquentes anoma- lies. Cette mousson orageuse n'est qu'une perturbation toute locale apportée au cours régulier des vents alizés par la raréfaction des couches d'air qu'échauffe pendant une partie de l'année l'immense surface du continent asia- tique. Le grand courant atmosphérique qui règne entre le tropique du cancer et la ligne équinoxiale tend sans cesse à réagir contre les efforts périodiques de cette mous- son. De la lutte de ces deux courants contraires naissent les ouragans, les typhons, les tempêtes tourbillonnantes, — clrcular storms, — qui désolent les côtes de l'Inde et les mers de la Chine. Dans les premiers jours du mois de mai, la mousson du sud-ouest, encore mal établie, cède facilement à la pression des vents alizés. Il faut s'attendre alors, non pas à un typhon, mais à un soudain retour de la mousson du nord-est. Cette circonstance, que nous vî- mes se représenter en 1849 et en 1850, nous contraignit de modifier notre itinéraire. Lorsqu'au calme qui nous retenait depuis soixante-douze heures à quelques lieues des côtes de Chine succédèrent tout à coup des vents violents d'est et de nord-est, nous renonçâmes à dou- bler l'ile Luçon par le nord, et nous primes le parti de chercher, pour gagner les Mariannes, une issue vers la- quelle ces grandes brises inattendues pussent nous con- duire vent arrière. Entre la côte méridionale de Luçon et les îles de Min- doro et de Samar, un détroit parsemé de nombreux îlots ouvre un chemin sinueux aux flots de la mer de Chine et de l'océan Pacifique. Ce détroit, qui reçut des premiers navigateurs espagnols le nom de San-Bernardino, n'est plus fréquenté aujourd'hui que par les navires qui se rendent de Sidney à Manille ; mais ce fut autrefois la VOYAGE EN CHINE. 177 route généralement suivie par les galions qui fournissaient aux habitants du Mexique les soieries de la Chine, et qui rapportaient en retour dans l'ile de Luçon les produits inépuisables des mines de la Nouvelle-Espagne. Le 13 mai, favorisés par une brise d'ouest qui dura jusqu'au soir, nous donnâmes à pleines voiles dans ce détroit presque oublié de nos jours, et, rasant la côte septentrionale de Mindoro , nous nous dirigeâmes vers le goulet de l'île Verte. Bien que trente lieues à peine nous séparassent de Manille, rien n'indiquait dans les parages que nous par- courions le voisinage d'une grande colonie européenne. Nous eussions pu nous croire au temps des Magellan et des Legaspi, alors que les nefs castillanes côtoyaient des rivages inconnus et s'égaraient au milieu de détroits inex- plorés. Il fallait de patientes recherches pour découvrir, avec le secours d'une longue-vue, quelques huttes de bam- bou et de feuillage groupées à de rares intervalles près du bord de la mer. Nul être humain ne se montrait sur la plage, nulle embarcation ne traversait les canaux à peine effleurés par la brise ; une forêt compacte s'étendait jus- qu'aux humides sommets dont nos regards mesuraient avec étonnement la hauteur, et si quelques plaques d'un vert tendre, indiquant les grossiers défrichements des In- diens, n'eussent marbré parfois de leurs teintes chan- geantes ce sombre manteau de verdure, aucun indice n'eût trahi la présence de l'homme sur les côtes méridio- nales du détroit. Le canal de San-Bernardino, assez large dans la ma- jeure partie de son étendue, se resserre cependant sur trois points : entre la partie septentrionale de Mindoro et l'ile Verte, — entre la pointe méridionale de Luçon et l'île Capoul, — entre l'Ilot de San-Bernardino et la côte de Sainar. Dans ces trois goulets, la marée acquiert de grandes vitesses. La brise, généralemonl 1res- faible, ne 178 VOYAGE EN CHINE. permet pas de dominer ces courants capricieux, et le ca- nal, dans lequel on trouve rarement moins de soixante- dix à quatre-vingts brasses, n'offre point la ressource de mouiller pour attendre le retour de la marée favorable. Le passage le plus difficile se présente près de File Ca- poul. Trois îlots aux sommets arrondis se détachent en cet endroit de la pointe méridionale de l'île Luçon et ré- duisent la largeur du canal. Non loin du plus occidental de ces îlots, un banc de corail forme un écueil blanchâtre autour duquel on ne voit point jaillir la blanche et sonore écume des brisants. Ce fut à deux heures de la nuit que le vent, longtemps attendu, nous permit de nous engager dans cette passe, où nous entraînait déjà un courant ra- pide. Les rayons de la lune se jouaient sur les eaux dou- cement agitées du déiroit et noyaient dans leur sillon d'ar- gent le périlleux écueil vers lequel nous courions. Nous n'étions pas à cent mètres de ce rocher, qui s'élève à peine au-dessus du niveau des hautes mers, quand 4es hommes qui veillaient au bossoir l'aperçurent. Nous nous en écar- tâmes brusquement, mais la sonde nous signala bientôt un nouveau danger. Le timonier placé dans les porte-haubans n'annonçait plus que quatre brasses. L'ordre fut donné sur-le-champ de mouiller. Pendant qu'on s'occupait d'exé- cuter cet ordre, le fond augmenta subitement, et l'ancre s'arrêta sur le bord d'un talus escarpé, par une profondeur de vingt-sept mètres. Nous dûmes nous féliciter d'avoir rencontré, pour jeter l'ancre, ce plateau ignoré. Le cou- rant, en effet, ne tarda pas à changer de direction, et deux bricks de commerce qui nous avaient dépassés furent ra- menés vers nous avec une rapidité prodigieuse. Nous les vîmes, bien qu'une faible brise enflât encore leurs voiles, s'éloigner, s'amoindrir et presque disparaître au milieu du groupe d'îlots appelés les Naranjos. Pour nous, qu'une ancre de seize cents kilogrammes retenait immobiles, VOYAGE EN CHINE. 179 nous pûmes mesurer la vitesse du courant par les pro- cédés qui nous eussent servi à estimer la marche du na- vire. Cette vitesse était à notre mouillage de cinq milles à l'heure ; elle devait dépasser sept ou huit milles dans les canaux étroits des Naranjos. Qu'allaient devenir les deux bricks livrés au caprice d'un pareil courant ? Pourraient- ils trouver un fond convenable pour mouiller, avant d'a- voir atteint la côte abrupte qui, comme ces rivages fabu- leux dont parlent les contes arabes, semblait exercer sur la carène des navires la magique attraction de l'aimant? La brise cependant vint à fraîchir, la violence de la marée s'affaiblit, et, au moment où nous nous disposions à mettre sous voiles pour profiter de ces circonstances favorables, nos compagnons de route avaient déjà regagné en partie le terrain que quelques heures de marée contraire leur avaient fait perdre. Entrés dans le détroit de San-Bernardino le 13 mai, nous n'en sortîmes que le 19. Il nous restait quatre cents lieues à faire pour atteindre l'île de Guam. C'eût été peu de chose, si la mousson du sud-ouest se fût étendue, comme on nous l'avait annoncé, jusqu'aux îles Marian- nes; mais ce n'est que pendant les mois d'août, de septem- bre et d'octobre que le cours des vents alizés se trouve in- terrompu dans l'océan Pacifique. Au mois de juin, nous trouvâmes les vents d'est aussi constants et aussi invaria- bles que dans toute autre saison de l'année. Ce ne fut qu'après quarante jours de lutte que, sans cesse repoussés par les courants, contrariés tantôt par des calmes, tantôt par de fortes brises ou de violents orages, nous pûmes enfin arriver devant le port de San-Luis d'Apra, à l'entrée duquel la Bayormaise jeta l'ancre le 26 juin L848. Le port de San-Luis asl protégé contre les vents d'ouest DU une longue chaîne de récifs qui, prenanl naissance près de l'île des Chèvre», étendent vers la pointe Oroté 180 VOYAGE EN CHINE. leur barrière écumante et leur digue indestructible. C'est à l'abri de ce premier rempart que la Bnyonnaise avait mouillé. De celte rade déjà sûre, on voyait se développer vers l'est la vaste baie d'Apra, presque entièrement en- vahie par d'immenses plateaux de madrépores. Si, par une calme matinée, avant que le soleil dardât ses rayons sur les flots transparents de la baie, on étudiait du haut de la mâture ces dangers sous-marins, on distinguait facile- ment un réseau de lignes bleues qui se croisaient en tous sens au milieu des masses calcaires élevées du fond de la mer par d'innombrables zoophytes. Ce méandre de canaux étroits et. profonds aboutissait à une série de bassins dans lesquels les plus gros navires auraient pu trouver un asile. Le bassin le plus oriental, connu sous le nom de Cadera- Chica, rtçoit souvent les baleiniers qui après avoir pour- suivi sur les côtes du Japon ou du Kamtschatka les gi- gantesques cétacés de l'océan Tacifique, viennent chercher à Guam, pendant les mois d'octobre et de novembre, un climat sain, une rade paisible et quelques rafraîchisse- ments pour leurs équipages. Ce mouillage, situé dans la direction même d'où souftle le vent pendant la majeure partie de l'année, est d'un abord difficile pour les bâti- ments à voiles. C'est en disposant des amarres surles récifs et en se faisant remorquer par ses embarcations que l'on parvient à gagner par une bouche étroite cette darse natu- relle, dont lesquais, recouverts de deux ou trois pieds d'eau à la marée montante, entourent de murailles presque verti- cales un bassin semi-circulaire. Une fois établie au milieu delaCadera-Ghica, embossée en travers de la passe, oppo- sant sa batterie entière et un redoutable feu d'écharpe à l'ennemi qui eût tenté, en dépit du vent el des récifs, d'arriver jusqu'à elle, la Bayonnaise pouvait affronter sans crainte lts attaques d'une flotte entière. Aucun mouillage au monde n'offrait sous ce rapport des avantages compa- VOYAGE EN CHINE. 181 rables à ceux de la baie d'Apra. On y pouvait braver les assauts qui viendraient du dehors, et on n'avait point à se préoccuper de ceux qu'aurait pu susciter dans l'ile même l'annonce d'une coalition européenne. Si l'Espagne, en effet, eût, dans une guerre générale, pris parti contre nous, ni la garnison, ni les forts de San-Luis d'Apra n'eus- sent menacé de dangers bien sérieux une corvette de vingt-huit canons et un équipage de deux cent quarante hommes. Dès le lendemain de notre arrivée, nous songeâmes à occuper un poste qui nous permettait d'attendre dans la sécurité la plus complète les nouvelles que devait nous faire parvenir M. Forbes. Quand nous eûmes atteint le point où les passes trop resserrées ne nous laissaient plus la faculté de nous aider de nos voiles, nous eûmes recours aux amarres et aux ancres. Déjà nous croyions toucher au but de nos efforts. Quelques centaines de mètres nous sé- paraient de l'entrée du dernier goulet, signalée par deux balises, quand un grain violent vint nous obliger à laisser tomber l'ancre au milieu de nombreux pâtés de coraux. Notre situation était faite pour inspirer d'assez vives in- quiétudes. L'aspect sinistre du ciel, la baisse soudaine du baromètre, annonçaient un ouragan. Incapables de sortir avec la forte brise qui soufflait déjà du dédale tortueux dans lequel nous étions engagés, nous n'avions qu'un parti à prendre, celui de nous affermir de notre mieux au centre des écueils qui nous environnaient de toutes pans. Pendant la nuit, l'ouragan prévu éclata. La pluie tombait par torrents; la violence des rafales semblait augmenter d'heure en heure. L'obscurité profonde ne nous permettait pas de distinguer si nous conservions notre poste, OU si nous nous approchions insensiblement des récifs. Aussi attendions-nous le jour ayec impatience; mais quand le jour parut, des nappes d'eau, moins semblables à une 182 VOYAGE EN CHINE. pluie d'orage qu'à des fragments du ciel qui se fussent écroulés sur nos têtes, étendaient encore un voile impéné- trable autour dt) la corvette. Ce ne fut qu'à dix heures du matin que le temps s'éclaircit, et que nous pûmes appré- cier toute la gravité de notre position. Grâce à la ténacité du fond, nos ancres n'avaient pas cédé un pouce de terrain à la fureur redoublée des rafales ; mais la mer, en bais- sant, avait mis à découvert les têtes de roches qu'elle ca- chait la veille, et de tous côtés apparaissait quelque écueil menaçant ou quelque récif à fleur d'eau. Nous étions en- fermés dans un véritable étang au centre duquel il nous restait à peine assez d'espace pour pivoter sur nous-mêmes. Heureusement nous avions eu le soin de mouiller deux ancres, l'une au sud, l'autre au nord. Cette précaution nous sauva. Le vent, qui, pendant la nuit, n'avait cessé de souffler de l'est et du sud-est, sauta brusquement vers midi au nord-ouest. La poupe de la corvette obéit à cette impulsion nouvelle, et, tournant sur son ancre du nord, décrivit avec la rapidité de la flèche un demi-cercle qui fit passer le talon de son gouvernail à quelques mètres d'un banc sur le sommet duquel il ne restait plus que dix pieds d'eau. Cette saute de vent fut le dernier effort de la tem- pête. Les nuages qui enveloppaient le sommet des monta- gnes commencèrent dès lors à se disperser; la brise re- monta graduellement au sud-ouest, puis au sud-est, et bientôt les vents alizés, sortis vainqueurs de ce long combat, reprirent vers l'occident leur cours régulier et paisible. L'ouragan du 30 juin n'occasionna aucun naufrage, car le seul navire qui se trouvât exposé à sa furie, la Bayon- naisc, aurait pu, grâce à ses câbles-chaînes, défier les ef- forts de plus violentes tempêtes; mais cette tourmente exerça de terribles ravages dans l'île de Guam. Les champs de maïs et d'ignames furent dévastés par le vent et par VOYAGE EN CHINE. 183 l'inondation. Vingt-quatre heures après cet affreux orage, on voyait encore descendre, du haut des montagnes, de blanches cascades qui bondissaient au milieu des buissons, changeaient les ravins en torrents et s'épanchaient en ruisseaux fangeux à travers la plaine. La baie était cou- verte de poissons morts que ce déluge d'eau douce avait surpris au sein des étangs salés de la rade. Les chemins étaient défoncés, et trois ponts de pierre, chefs-d'œuvre récents de l'architecture mariannaise, jonchaient la plage de leurs ruines. Il fallait jeter de nouveaux troncs de co- cotiers en travers des ravins et remplacer par des radeaux de bambou les ponts dont les arches s'étaient écroulées: ce n'était qu'après l'exécution de ces travaux que les com- munications se trouveraient rétablies entre les divers points de la côte. Aussi, lorsque ayant affourché la Bayonnaise sur ses deux ancres de bossoir au fond de la Cadera-Chica, nous voulûmes rendre visite au gouverneur des iles Ma- riannes, ce fut par mer que nous dûmes songer à nous transporter au chef-lieu de l'ile de Cruam, à la ville capi- tale d'Agagna. CHAPITRE X. Les habitants de l'île de Guam et les distractions du port de San-Luis d'Apra. La mer qui, dans la plupart des îles de l'océan Pacifi- que, n'est soumise qu'à des marées irrégulières et peu sensibles, avait atteint son niveau le plus élevé, quand nous quittâmes la corvette pour nous rendre devant Aga- gna. Cette circonstance nous permit de franchir sans en- combre les hauts-fonds qui s'étendaient du mouillage de la Bayonnaise jusqu'aux extrêmes limites de la baie d'A- pra. Pendant que notre baleinière s'épargnait ainsi le long circuit qui eût conduit une plus lourde embarcation au débarcadère d'Agagna et se dirigeait en droite ligne vers la pointe orientale de l'île des Chèvres, c'était un cu- rieux spectacle de contempler, à travers les flots bleus et transparents, l'immense plaine de coraux au-dessus de la- quelle nous glissions. Là, sur un tapis de sable blanc, se déployaient des rameaux non moins délicats que ceux de la bruyère en fleurs; ici s'étalaient les massifs bourrelets de pierre et les larges couronnes des madrépores : d'informes végétaux épanouissaient leurs faisceaux visqueux et leurs lobes charnus entre les gerbes scintillantes de ces parterres sous-marin >, entre les roses et fragiles épis de ces guérets de cristal. Nulle part la flore océanienne ne se montre plus variée et plus complète que sur les côtes de l'île de Guam. On peut, sans sortir de la baie d'Apra, étudier les trans- VOYAGE EN CHINE. 185 formations successives qui conduisent la malière inerte de la vie végétative à la vie organique, de l'existence apa- thique des éponges à l'incessante activité des coraux -et des madrépores. Ces zoophytes, répandus dans toutes les mers intertropicales, sont, il faut en convenir, d'admirables ar- chitectes. Chaque jour, ils font surgir des profondeurs de l'Océan des constructions plus grandioses et plus durables que les pyramides d'Egypte ou que les murs de Thèhes. Ce sont eux qui ont créé ces archipels à fleur d'eau redou- tés du navigateur; ce sont eux qui enveloppent d'un récif protecteur les sommets volcaniques qu'un autre âge a vus sortir de la terre. Au pied de ces boulevards de corail, la vague rejaillit impuissante, les longues ondulations de la houle viennent mourir. Un canal intérieur, semblable au fossé d'un donjon, sépare souvent la rive de la sinueuse barrière qui en reproduit les contours. C'est dans un de ces canaux tranquilles qu'après avoir doublé l'île des Chè- vres, nous nous engageâmes pour gagner, en serrant de près la plage, le débarcadère d'Agagna, Jamais le temps n'avait mieux servi nos projets : une légère brise agitait doucement le feuillage des palmiers, le ciel était d'un bleu diaphane, et la nature, encore émue de la terrible crise qu'elle venait de subir, semblait aspirer avec volupté les premiers rayons du soleil levant. Au début de notre voyage, cette tiède matinée des tro- piques nous eût transportés d'enthousiasme : après dix- huit mois de campagne, un peu blasés sur de pan illes Scènes, nous en savourions silencieusement les douceurs. Il eût fallu recourir au vocabulaire des touristes d'outre- Manche pour exprimer d'un mot cette calme el sensuelle béatitude donl nous nous laissions mollement pénétrer. I feel wrij comfortable, Bfl lût écrié an Anglais aluns à partager nos jouissances. Very comfortable, indeed! eus- sions-nous répondu en chœur. - Oui, j'éprouve et je 186 VOYAGE EN CHINE. goûte un bien-être parfait; je n'ai ni chaud ui froid; mes yeux ne sont point blessés de l'éclat d'un soleil trop vif, ni attristés par la pâleur d'un ciel trop gris; je n'entends au- cun bruit discordant, rien ne heurte mes sens, et tout les caresse. Un vague sentiment de l'existence m'enchaîne en- core à ce globe de fange; mais je n'y touche, pour ainsi dire, que par la pointe des pieds. Au moindre mouvement brusque d'un de mes voisins, au moindre choc du canot qui me porte, je vais renaître à la réalité : je vais retom- ber tout entier sur la terre, retrouver ce mélange de biens et de maux qu'on appelle lavie; mais, jusque-là, béni soit le ciel ! 1 feel very comfortable. — Il faut avoir battu la mer pendant cinquante-trois jours, avoir éprouvé l'anxiété des longues nuits d'orage, avoir passé des heures entières sur le gaillard d'avant ou sur un banc de quart, cherchant à percer les ténèbres qui enveloppent la côte, prêtant l'o- reille au lointain frémissement de la rafale ou au sourd mugissement des récifs, interrogeant d'un œil inquiet l'horizon qui noircit, le ciel qui menace, la mâture fatiguée qui ploie, — il faut avoir connu les veilles et la responsa- bilité du marin pour comprendre tout le charme de ces instants de repos pendant lesquels, emportés par la douce haleine de la brise, nous suivions sans fatigue des rives verdoyantes et laissions errer notre cœur à cinq mille lieues des Mariannes. Cependant nous voici arrivés devant la forêt de piliers tortus et raboteux qui supportent la ville d'Agagna, ses toits couverts des feuilles du palmier sauvage et ses maisons de planches et de bambous ; nous abaissons notre voile, et quelques coups d'aviron nous conduisent au débarcadère : tout un état-major nous y attendait. Ap- pelés à commander la milice de l'île et à grossir dans les occasions importantes le cortège du gouverneur, ces offi- ciers, indigènes ou métis, portaient l'uniforme espagnol avec le sérieux imperturbable et la grotesque majesté des VOYAGE EN CHINE. . 187 rois nègres. Ils nous conduisirent, sans qu'un sourire vînt dérider leur front, vers le modeste palais à la porte du- quel nous trouvâmes le gouverneur intérimaire des îles Mariannes, don José Calvo, qui avait succédé, quelques mois avant notre arrivée, au lieutenant-colonel don José Casilhas, enlevé par une mort subite au gouvernement de la colonie. Ce gouvernement, qui serait un véritable exil pour un officier jeune et actif, est en général confié à quelque vétéran sans fortune. On ne saurait concevoir, pour un homme désabusé des rêves ambitieux, une plus douce et plus tranquille retraite. Si Sancho Pança eût connu l'île de Guam, c'est dans cette île qu'il eût voulu finir ses jours. On sait que l'archipel dont Guam fait partie fut découvert par Magellan. Revues en 1565 par Miguel Legaspi, qui en prit possession au nom de son souverain, définitivement conquises au catholicisme par les pères de la compagnie de Jésus, les îles Mariannes reconnaissent depuis cent cinquante ans la domination espagnole l. Sub- ventionnées autrefois par le gouvernement du Mexique, elles sont retombées, depuis l'émancipation du nouveau monde, à la charge du trésor de Manille, auquel, malgré l'extrême réduction des dépenses, cette inutile annexe en- lève encore chaque année 60 ou 80 000 francs. Situé à quatre cents lieues environ des Philippines, l'archipel des Mariannes se compose de dix-sept îles ou îlots, et s'étend du 13° au 20' degré de latitude. On serait tenté de reconnaître dans ces îles, ainsi échelonnées vers le nord, autant de degrés naturels par lesquels ont dû des- cendre les émigrations japonaises ou mongoles des bords de l'Asie septentrionale jusqu'aux groupes occidentaux de 1. Ces lies, auxquelles Magellan avail imposé la sévère appellation d'Iles des Larrons, prirent an L6681e nom de Marii Ânned'Au femme de Philippe IV. 188 VOYAGE EN CHINE. l'ûcéanie. Il est certain que le régime des vents qui régnent dans l'océan Pacifique rapproche les iles Ma- riannes des eûtes du Japon, tandis que ces mêmes vents les placent, pour ainsi dire, hors de la portée des naturels de la Malaisie. En admettant ce mode de colonisation, on s'expliquerait sans peine comment, en 1666, lorsque les Espagnols vinrent planter leur drapeau sur les îles Ma- riannes, les institutions, les mœurs, le langage même des habitants conservaient encore les traces incontestables d'une origine asiatique l. La population de l'archipel at- teignait alors le chiffre de soixante-treize m. Ile Ames. Pendant un demi-siècle, ce chiffre ne fit que décroître, si bien que, vingt -trois ans après la soumission des derniers rebelles réfugiés dans l'ile d'Aguignan, la population in- digène avait presque entièrement disparu. L'ile de Guam, dans laquelle les conquérants avaient jugé à propos de concentrer les débris de ce peuple décimé par la guerre, 1. On s'est beaucoup préoccupé, il y a quelques années, de l'ori- gine des premiers émigrants qui formèrent le noyau des populations indigènes de l'ûcéanie. Des systèmes diamétralement opposés se trouvèrent en présence. L'idée la plus naturelle était de chercher le point de départ de ces colons au rent des îles qu'ils avaient dû at- teindre : on supposa donc que, partis des bords du continent améri- cain, ils avaient été successivement portés d'île en île par les vents alizés jusqu'aux extrêmes rivages des Philippines; mais diverses considérations puisées dans une observation plus exacte des cou- tumes, du langage, considérations que M. Dunmore-Lang sut pré- senter avec beaucoup d'habileté, ont fait abandonner définitivement cette hypothèse. Fondant son opinion sur quelques phrases échappées à La Peyrouse et sur les perturbations auxquelles sont soumis les vents alizés dans le voisinage de l'équateur, M. Dunmore-Lang voulut établir la possibilité d'une colonisation qui se serait avancée gra- duellement de l'ouest vers l'est, des rivages de la Malaisie aux côtes de l'Amérique. En notre qualité de marin, nous ne pouvons admettre une hypothèse appuyée sans doute de raisons très-savantes et très- ingénieuses, mais contre laquelle proteste notre expérience person- nelle. Cinq fois dans le cours de notre campagne et dans des saisons très-différentes, nous avons navigué non loin de l'équateur, entre le VOYAGE EN CHINE. 189 par l'émigration et surtout par l'abus des boissons spiri- tuelles, ne possédait pas, en 1722, deux mille habitants. Il faut rendre justice aux religieux qui suivirent les sol- dats espagnols aux Mariannes. Héritiers du zèle de Las- Casas, ils firent de nobles efforts pour tempérer les ri- gueurs de l'occupation militaire; mais il n'était pas en leur pouvoir de sauver le peuple vaincu du fatal contact de la civilisation européenne. Ce ne fut qu'en 1786 que l'on vit s'arrêter la décroissance de la population. Quelques familles furent alors transportées des îles Philippines sur ce sol désolé, et en 1818, quand M. de Freycinet conduisit la corvette VUranie dans le port d'Apra, l'archipel des Mariannes renfermait déjà près de trois mille colons et environ deux mille indigènes. Trente ans plus tard, au moment de notre passage , ces chiffres se trouvaient presque doublés. On comptait à cette époque sept mille neuf cent trente habitants dans l'ile de Guam, trois cent 110e et le 160e degré de longitude. Nous croyons pouvoir affirmer que cette navigation eût été complètement impraticable pour les naviga- teurs primitifs, qui, suivant M. Dunmore-Lang, l'auraient accomplie jadis dans leurs frêles pirogues. Il qous semble que, si Les îles do la Polynésie n'ont point été, comme on l'avait pensé d'abord, peuplées par des émigrations fortuites s'avançanl dans les mers intertropicales de l'est à l'ouest, elles ont dû l'être par des barques isolées ou des flottilles que les tempêtes îles mers boréales ayaienl entraînées vers l'orient ou vers le sud; car il est, suivant nous, de toute impossibilité que ce mouvement de colonisation ait eu lieu sous l'équateur de l'ouest à l'est. Ou ue saurait oublier d'ailleurs que plusieurs fois des bateaux japonais, emportés loin des côtes par les ouragans qui ut les rivages de Matsmai, de Niphorj ou des Kouriles, sonl yenus atterrir tantôt aux Iles Philippines, tantôt au Kamtschatka, quelquefois même aux Iles Sandwich. Nous inclinerions à croire que les peuples de l'Océanie, que ceux même du continent américain, ont eu i an< êtres quelques-uns de ces membn i i jar< a de la fa- mille mongole, ei i '< il dans les steppes féoondes de l'Asie centrale, plutôt que dans les plaines de l'Hindostan, que nous serions tenté de placer leur berceau. 190 VOYAGE EN CHINE. quatre-vingt-deux dans l'île de Rota, et deux cent soixante- sept dans l'île de Saypan. Le développement qu'avait pris, avant 1638, la popula- tion des îles Mariannes semble indiquer que de longs jours de paix avaient précédé dans cet archipel la conquête espagnole. La superficie de toute ces îles, en y compre- nant même les plus importantes, était en effet trop res- treinte pour que le sol y pût nourrir d'aussi nombreux habitants, si une culture intelligente n'en eût exploité la fécondité naturelle, et si un gouvernement régulier n'eût protégé cette exploitation. L'île de Oruam, à laquelle il faut assigner un rang à part, n'a que soixante -seize milles de tour ; Saypan n'en a que trente-deux, Rota trente et un, Tinian vingt-sept. Les autres îles, qui formaient au nord de ce premier groupe une confédération entièrement distincte, offraient à leurs habitants un territoire encore moins étendu. Montueuses et accidentées, les quatre îles du groupe méridional n'ont point de sommet dont la hauteur dépasse cinq cents mètres. Ces îles sont arrosées, pendant la saison des pluies, par de nombreux ruisseaux toujours près de se changer en torrents ; elles ont à craindre pendant le reste de l'année de funestes sécheresses. Des tremblements de terre les ont souvent ébranlées jusque dans leurs fonde- ments1, et d'affreuses tempêtes dévastent chaque année leurs rivages. Aussi les îles Mariannes n'auraient-elles point tenté l'ambition de l'Espagne, si elles ne se fussent trouvées sur la route du galion des Philippines, qui, pen- dant plus d'un siècle, ne manqua jamais, soit en partant 1 . Quelques mois après notre départ, l'île de Guam éprouva un de ces tremblements de terre. Les secousses furent si violentes et si mul- tipliées, que les habitants épouvantés voulaient abandonner l'île et se réfugier à bord de seize navires baleiniers qui se trouvaient alors mouillés dans la baie d'Apra. VOYAGE EN CHINE. 191 de Manille, soit en revenant d'Acapulco, de relâcher sur un des points de cet archipel. Ce n'est pas à l'Espagne que l'on peut reprocher de montrer trop d'âpreté dans l'exploitation de ses posses- sions coloniales. Son gouvernement a poussé, sur ce point, la modération jusqu'à l'indifférence. C'est surtout dans les îles Mariaones que l'on peut remarquer ces tendances apathiques. Aucun effort ne trahit le désir d'améliorer les finances ou de développer les ressources de la colonie. Jamais possession lointaine ne put se croire plus complé- temeut oubliée de la métropole que cet archipel; mais aussi jamais joug plus léger ne pesa sur un peuple. Les Indiens des Mariannes, les Indiens Ghamorros, si l'on veut leur donner le nom qu'ils reçurent de leurs conquérants, ne sont soumis au pavement d'aucun impôt. Ils doivent à l'État quarante jours de travail pour l'entretien des routes. C'est à l'accomplissement de ces corvées personnelles que se bornent leurs obligations envers la couronne d'Espagne, 'linistration d'une semblable colonie devait se faire remarquer par la simplicité de ses rouages. Le gouver-. neur, investi d'immenses prérogatives, y rend la justice comme Sancho dans l'île de Iiarataria. Dans la plupart des circonstances, ce haut fonctionnaire prononce sans appel d^s sentences qui sont sur-le-champ exécutées ; si la gravité de la faute paraît exiger une répression plus sévère que le châtiment corporel infligé d'ordinaire aux délinquants, le concours des principales autorités de l'île de Guam devient nécessaire. L'intendant chargé de prési- der à l'emploi des fonds expédiés tous les deux ans par le trésor de Manille, le commandant des cent cinquante Indiens qui composent la garnison, les cinq nu six officiers sous les mdies desquels marche cette indolente milice, !' .i1 b • qui administrent les districts d'Umata el de H, sont alors convoqués et consultés par Le gouver- 192 VOYAGE EN CHINE. neur. I! est d'autres occasions où le premier fonction- naire de la colonie est tenu de faire appel aux lumières de cette junte supérieure; mais lorsqu'il ne s'agit point de matières judiciaires, le gouverneur des iles Mariannes n'est nullement enchaîné par les résolutions qu'il a pro- voquées, et c'est sa volonté seule qui décide. ' Si un pouvoir absolu et sans contrôle réside entre les mains du délégué de la couronne d'Espagne, les institu- tions municipales n'en jouent pas moins un grand rôle dans l'île de Guam. Une sorte d'élection à deux degrés y désigne au choix du gouverneur, par la voix des notables de l'île, des gobernadorcillos, des tenientes de justicia et des alguaziles, magistrats indigènes qui reçoivent pour insignes de leurs fonctions la canne à pomme d'or ou d'argent (el baston), et le rotin vénéré des Iudiens (el be- juco). C'est par l'intermédiaire de ces officiers municipaux que s'exécutent, avec une ponctualité remarquable, les règlements de police et les divers commandements de l'au- torité supérieure. Tel est le gouvernement officiel des îles Mariannes, le seul dont le mécanisme peu compliqué frappe d'abord les regards; mais, à côté de ce gouvernement visible, il existe une influence occulte et prépondérante à laquelle chaque Indien a voué dès l'enfance une obéissance volontaire. Les augustins déchaussés, qui succédèrent aux jésuites en 1767, n'ont rien perdu de la puissance morale des pre- miers missionnaires. Pour les habitants des Mariannes, ces membres du clergé espagnol n'ont jamais cessé d'être les représentants de la Divinité sur la terre, et les seuls protecteurs que puisse invoquer l'Indien contre les vexa- tions de l'autorité séculière. Ce n'est que par le prestige de ce caractère sacré, et surtout par ces relations de bien- veillant patronage, que peut s'expliquer l'incroyable em- pire qu'exercent encore aujourd'hui sur l'esprit de la po- VOYAGE EN CHINE. 193 pulation les curés d'Agagna et d'Agat. Ces deux religieux sont les seuls prêtres valides dont se compose le clergé des îles Mariannes. Des deux autres pasteurs auxquels est confiée la conduite de ce troupeau docile, l'un, le curé de Merizo, paraît atteint d'aliénation meniale; le second est un Indien infirme et presque octogénaire qui ne peut plus quitter la ville d'Agagna. Ou imaginerait difficilement un contraste plus complet que celui que présentaient les curés d'Agagna et d'Agat, le padrc Vicente et le padre Manoël, tous deux membres de la même communauté, tous deux entourés d'un égal respect par leurs paroissiens. Carliste ardent et exilé politique, le padre Vicente avait tout oublié, les grandes plaines de la Manche, qui l'avaient vu naître, le ciel bleu et serein de l'Espagne, les amis dont la main avait serré la sienne au départ, le drapeau même sous lequel il avait si longtemps combattu par ses vœux et par ses prières, pour ne songer qu'à ses chers Indiens, à leur salut et à leur avancement spirituel. La physionomie du padre Vicente, son front sillonné de rides précoces, ses traits amaigris par l'ascétisme et par les travaux aposto- liques, méritaient de rester gravés dans notre mémoire. Il me semble voir encore cette figure austère, ces yeux caves, ce regard éclairé d'un feu sombre, dunt la charité évangélique tempérait à peine l'éclat. Il y avait un moine du moyen âge dans le curé d'Agagna; sa figure, encadrée par le froc blanc des augustins, rappelait, à s'y méprendre, les types rendus célèbres par le pinceau des Ribeira ou des Velasquez. Le padre Manoél, avec sa face épanouie et stm triple menton, ne pouvait éveille/ aucune de ces idées poétiques : c'était un de ces joyeux échantillons du cl- pgé espagnol contre lesquels nos préjugés gallicans prononcent avec tant de légèreté: un arrêt impitoyable. Une foi sin- cère, un sérieux attachemenl à tous fis devoirs de sa pro- fession rachetaient amplement la verve andalouse et l'ai- i — 13 194 VOYAGE EN CHINE. mable abandon du padre Manoël. L'infatigable curé s'occupait avec la même ardeur des intérêts spirituels et des intérêts temporels de ses ouailles. C'était lui qui leur avait appris a choisir les terrains convenables pour la cul- ture du maïs et pour celle du taro, qui leur avait conseillé de ployer au joug leurs bœufs à demi-sauvages et de natu- raliser dans leur île les chevaux de Sydney , c'était lui qui leur recommandait sans cesse d'ensemencer leurs terres et d'engraisser leurs bestiaux, afin d'attirer à Guam ces navires baleiniers dont la présence peut seule vivifier au- jourd'hui les îles de l'Océanie. Le village d'Agat se res- sentait de l'active et bienfaisante influence de son curé. C'était le village le mieux aligné et le plus propre de l'île. La route qui le traversait était toujours exempte de fon- drières, les ponts, s'ils étaient emportés par un ouragan, se trouvaient à l'instant rétablis. L'église, bâtie et entre- tenue par la piété des fidèles, n'avait sa pareille dans nul autre village, et quand, à la lueur des cierges flamboyant sur l'autel, la madone apparaissait revêtue de ses habits de fête, on eût pu remarquer sur la sainte image des perles et des dorures à faire mourir d'envie tous les habitants d'Agagna. Tels étaient les deux religieux que nous trouvâmes réunis chez le gouverneur intérimaire des iles Mariannes, et qui devaient composer, avec don José Calvo, un des hommes les plus bienveillants que nous ayons rencontrés, la seule société qui pût égayer notre séjour dans l'île de Guam. A l'exception de ces trois personnages, la race eu- ropéenne n'était gu&re représentée aux Mariannes que par un lieutenant d'infanterie, le lieutenant Martinez, et par deux marins anglais établis à Guam depuis longues années, le pilote Roberts et le capitaine Anderson. Ro- berts était un homme doux et modeste, peu prodigue de paroles, aussi conciliant qu'Alcibiade et tout disposé à VOYAGE EN CHINE. . 195 vivre à Rome comme vivent les Bomains. Il eût adoré le grand laina au Thibet, le dieu Fô à Pe-kiug, Brama ou Vishnou dans l'Inde. A Guam, il avait embrassé le catho- licisme et faisait régulièrement ses pâques. Anderson était le seul hérétique de l'île : avec ses formes herculéennes, son front aussi aider que celui d'Ajax ou de Lucifer, ses traits accentués, sa face rubiconde, ce poil roux que l'âge avait blanchi, mais qui trahissait encore une origine écos- saise, le capitaine du port insultait à la faiblesse de son compatriote et foulait d'un pied dédaigneux les préjugés des papistes. C'était une curieuse histoire que celle qu'on pouvait démêler à travers toutes les hâbleries d' Anderson. Embarqué en qualité de midshipman sur un brick anglais, il avait servi pendant une partie de la guerre dans la Mé- diterranée. En 1815, il fut congédié, et prit le comman- dement d'un navire de commerce, qu'il alla perdre dans le ^olfe du Bengale. Il attendait dans l'île Maurice une occasion de rentrer en Angleterre, quand la corvette l'U- ranie, commandée par M. de Freycinet, vint mouiller au Port-Louis. Anderson avait, s'il faut l'en croire, rendu quelques services a un des lieutenants de l'Uranie, M. La- biche, que les chances de la guerre avait retenu prison- nier en Ecosse. La corvette française avait alors besoin d'un chef de timonerie. M. Labiche offrit cette place à Anderson, qui l'accepta dans l'intérêt de la science, et en remplit les fonctions jusqu'à l'arrivée de VUranie à Guam. Là, pendant le séjour de la corvette dans le port d'Apra, il forma le projet de dresser sa tente sur les calmes ri- vages de l'Océani-, obtint l'assentiment de M. de Frey- cinet et du gouverneur, don José Medmilla, et bientôt, marié il une Kspagnole, — une femme de pur sang gothi- que, disait-il avec lierté, sans aucun mélange de sang hé- breu ou maure, — il devint un des citoyens les plus im- portants de l'île do Guam, le capitaine du port d'Agagna 196 VOYAGE EN CHINE. et le factotum de la colonie. La race des Anderson avait prospéré sur la terre étrangère; les fils, robustes et actifs, pouvaient former l'équipage de la baleinière paternelle, et deux ou trois grandes filles, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, au teint fade, de véritables filles de Fingal ou d'Ossian, dominaient de toute la hauteur de leur tête les bruns rejetons de la race océanienne. Il faut rendre justice au capitaine Anderson. Il avait su se faire aimer des habitants d'Agagna et se rendre né- cessaire au gouverneur. Plein de feu et d'intelligence, il pouvait au besoin déployer une activité peu commune ; mais la malheureuse faiblesse qui avait probablement pa- ralysé l'essor du midshipman retenait encore cet étrange aventurier dans les limbes d'où les habitudes de la bonne compagnie auraient pu seules le faire sortir. Anderson avait pu oublier sa patrie et consentir à vivre luin de ses montagnes; il n'avait pu oublier le grog. L'alcool exerçait sur lui une sorte d'attraction magnétique. C'est quand les premières vapeurs du brandy commençaient à envahir son cerveau que le souvenir de ses premières campagnes lui revenait plus présent et plus glorieux, qu'il enlevait des flottilles entières sous le canon de Livourne ou de Syra- cuse, et qu'inspiré comme la pythonisse, il entremêlait à ses récits de guerre des lambeaux de Shakspeare, évoquant le gracieux profil de Mme de Freycinet pour l'encadrer dans le récit de la mort de Jules César. Le voyage de M. de Freycinet a rendu célèbre l'hospi- talité des gouverneurs de Guam. Don Jo.-é Calvo se mon- tra le digne successeur du fastueux fonctionnaire qui avait reçu les officiers de UUranie. Deux fois dans la même journée, un banquet homérique se dressa dans la longue galerie du palais d'Agagna. De pareils festins souvent re- nouvelés eussent suffi pour affamer File, car les ressources de Guam sont fort limitées. Le jour même où la Bayou- VOYAGE EN CHINE. 197 nuise avait mouillé dans le port de San-Luis d'Apra, notre premier soin avait été d'envoyer nos domestiques à terre pour y chercher quelques provisions. Notre traversée, qui, d'après les calculs de nos amis de Macao, eût dû s'accom- plir en quinze ou vingt jours, en avait employé cinquante- trois, et depuis près d'un mois nous étions privés de vivres frais; mais cette fois encore nous avions éprouvé un fâ- cheux désappointement. Les cochons qu'on nourrissait dans l'attente des navires baleiniers ne devaient apparaître sur le marché qu'au mois d'octobre : avant cette époque, les Indiens ne voulaient s'en défaire à aucun prix. Les poules, qui d'habitude perchent à Guam sur les toits, de- vaient être surprises traîtreusement à l'heure du crépus- cule; il fallait les chasser avec un fillet à papillons. Les bananes n'étaient pas encore mûres, les ananas étaient presque verts; il n'y avait que le fruit de l'arbre à pain, le rima savoureux, et les patates douces, camotes, qui pus- sent suppléer à notre approvisionnement de pommes de terre depuis longtemps épuisé. On comprendra facilement quels charmes nos longues privations durent prêter à la somptueuse hospitalité de don José Calvo. D'ailleurs, il faut bien le dire, l'huile d'Espagne, avec sa fétide et rance saveur qui parfume si horriblement les rues de Cadix ou de Barcelone, n'a point heureusement pénétré jusque dans ces contrées lointaines, et il n'est si pauvre village aux Philippines, si humble pueblo aux Mariannes, où l'on ne puisse trouver un repas plus appétissant que dans les meil- leures posadas de la métropole. Les plaisirs de la table occupèrent donc une grande partie de la première journée que nous passâmes chez le gouverneur d'Agagna. Cependant un curieux épisode, en réveillant d'intéressants souvenirs, vint nous offrir de moins grossier* s distractions. Une peuplade des iles Ca- rolines avait vu le sol natal, l'Ile à fleur d'eau que ses pè- 198 VOYAGE EN CHINE. res habitaient depuis des siècles, s'abîmer, subitement envahi par les flots de la mer. Ces malheureux insulaires s'étaient réfugiés à la cime des cocotiers après avoir atta- ché leurs pirogues au pied des arbres qui leur servaient d'asile. Plusieurs d'entre eux moururent de froid ou suc- combèrent aux tortures de la faim. Ceux qui survécurent se jetèrent dans leurs pirogues dès que l'ouragan fut apaisé et vinrent à Guam implorer la pitié du gouverneur des Mariannes. Don José Casilhas, qui vivait encore à cette époque, les accueillit avec bonté et leur permit de s'établir sur l'île de Saypan, où un maître d'école leur fut envoyé pour les préparer à recevoir le baptême. Intrépides navi- gateurs, ces Carolins servirent alors de lien aux diverses îles de l'Archipel ; leurs actives pirogues furent sans cesse occupées à transporter à Guam les pourceaux en- graissés dans l'île de Rota ou la viande desséchée au soleil des bœufs sauvages que nourrit l'île de Tinian. Une heu- reuse coïncidence avait amené le matin même deux de ces pirogues devant Agagna. Pressé de questions au sujet des émigrés de Saypan, don José Calvo voulut nous donner le plaisir de les observer de nos propres yeux et de les inter- roger nous-mêmes. Les Carolins reçurent donc l'ordre de se rendre immédiatement chez le gouverneur. Bien diffé- rents des timides enfants d'Agagna, qui se montrent tou- jours coiffés d'un large sombrero en feuilles de pandanus tressées ou d'un odieux chapeau de cuir bouilli, vêtus d'un pantalon de cotonnade bleue et d'une chemise de piha; portant autour du cou chapelets et scapulaires, les Garo- lins que nous avions sous les yeux, au nombre de cinq, quatre hommes et une femme, étaient de vrais sauvages dont la nudité hardie soutenait nos regards avec une par- faite indifférence. Les hommes ne portaient cependant que l'indispensable maro: la taille de la jeune femme était seule entourée d'un pagne jaunâtre qui s'arrêtait au-dessus VOYAGE EN CHINE. - 199 du genou. Le dos appuyé contre la muraille, immobiles comme des statues à peine sorties du moule du fondeur, ces vivantes cariatides offraient à notre examen des poitrines larges, un système musculaire fortement accusé, un torse que ne déparaient pas les extrémités grêles qui nous avaient choqués chez les naturels de Timor et chez les Papous de la Nouvelle-Guinée. Leurs cheveux d'un noir de jais re- tombaient sur leurs épaules en deux faisceaux de boucles luisantes, ou se dressaient sur leur front comme un buis- son épineux au bord du champ qu'il protège. Leur peau d'une teinte ferme et franche, leurs traits moins épatés que ceux des Malais, plus hardis que ceux des Chinois, présentaient un ensemble qui ne manquait ni de charme ni de noblesse. On eût dit le beau type des Nubiens passé au rouge. La jeune femme, bien qu'elle fût à peine sortie de l'enfance, avait déjà connu l'es joies et les souffrances de la maternité. Sa physionomie fatiguée, ses appas flétris disaient assez combien sont fugitives la grâce et ia beauté quand un soin délicat ne s'occupe pas de réparer sans cesse les ravages des années et les outrages du temps. Les émigrés de Saypan appartenaient à ce groupe des îles Carolines, dont les habitants, longtemps avant la con- quête espagnole, avaient appris le chemin de l'île de Guam, et dont on voit encore chaque auuée les ronges pirogues à l'immense, balancier apporter dans le port de Merizo ou déployer sur la plage d'Agagua leurs cargaisons de coquilles et de nacre. Ce groupe d'des occupe l'extrémité occiden- tale de l'immense archipel qui s'étend des des Pelew à l'île de Oualan. Les îles dont nos Garolins nous apprirent alors les no us sont marquées sur les cartes du dépôt de La ma- rine à peu pies dans l'ordre suivant : Ulie, Kl.it et Sala- lioual. C'est au milieu de ce groupe que s'élevait jadis comme une coupe de corail, l'île qu'ils avaient été con- traint^ d'abandonner, i il s'est l'ait un trou dans mitre île, 200 VOYAGE EN CHINE. répétaient avec douleur ces Troyens de l'Océanie, pendant qu'ils essayaient de satisfaire de leur mieux notre impi- toyable curiosité; la mer a pénétré par cette brèche, et nous avons dû nous réfugier au haut de nos cocotiers. » Cette île submergée, cette pléiade perdue, s'est-elle donc affaissée sur elle-même après un des tremblements de terre qui ébranlent si souvent les archipels de la Polyné- sie? ou bien, comme le disent les Garolins, un morceau de la barrière qui entourait l'espèce de bassin placé au-dessous du niveau de la mer s'est-il en effet écroulé? C'est là ce qu'il nous fat impossible d'éclaircir; mais il est certain que l'ile une fois envahie par les flots, ne fût-ce qu'à la suite d'un ouragan, la corruption des sources d'eau douce dut suffire pour la rendre inhabitable et pour obliger les Carolins à chercher vers le nord un sol mieux affermi et un asile moins précaire. La partie occidentale des Carolines, la seule qui ait quelques communications avec les Mariannes, et d'où étaient venus les émigrés que nous avions sous les yeux, est habitée par une race douce, inoffensive, ignorant l'u- sage des armes, mais très-avancée dans l'art de la naviga- tion. Plus à l'est, au contraire, on trouve des sauvages féroces et vindicatifs, que les convicts échappés de Sydney ont contribué à corrompre, que les baleiniers ont armés, et qui seraient des voisins redoutables pour les Carolins occidentaux, si les vents alizés ne retenaient, par leur constance et leur régularité, chacune des peuplades de cet archipel dans son île. Entre les Carolines et les Mariannes, ces mêmes vents rendent la navigation facile. Partant chaque année vers le mois d'avril, les Carolins trouvent, pour atteindre la pointe de Merizo ou pour regagner leur archipel, un vent Iraversier, également favorable à l'aller et au retour. Ces hardis marins connaissent fort bien la sphère céleste: quand un orage passager obscurcit le ciel, VOYAGE EN CHINE. - 201 la direction presque invariable de la brise peut suppléer pour quelque temps à l'absence momentanée des constel- lations qui les guident; mais si cet indice même vient à leur manquer, si la brise régulière est affolée par l'orage, les Garolins se flattent de pouvoir reconnaître encore la route que suivent leurs pirogues par les formes diverses qu'affectent, selon le vent qui souffle, les flots soulevés de la mer. « La lame qui vient de l'est, disent-ils, est longue et peu bruyante ; celle qui s'avance des bords où le soleil se couche heurte les courants généraux et imite le bruit des brisants; les vagues du sud-est ou du nord-est sont des vagues également courtes et saccadées que l'on pourrait confondre, si le vent du sud-est n'amenait à sa suite plus de grains et plus d'orages. » C'est généralement en cinq ou six jours que les Pirogues d'EIat ou d'Ulie franchissent les cent lieues qui séparent les deux archipels et atteignent la pointe méridionale de l'ile de Gruam. Quelques-uns de ces esquifs périssent, d'autres s'égarent et sont souvent poussés jusque sur les côtes de Luçon, de Samar ou de Mindanao; mais, quelles que soient les chances de la na- vigation, il existe d'incroyables ressources chez ces demi- dieux marins, chez ces hommes semblables aux mermen de la Scandinavie, qui se roulent dans les flots comme un enfant sur l'herbe de la prairie, et pour lesquels il est aussi facile, aussi simple de nager que de marcher. Quand on compare à ces beaux sauvages, libres, nus, souples et intrépides, la chélive population des Mariannes, on s'étonne des rapides ravages que peut produire sur les races primitives le. contact de notre civilisation. Les natu- rels de Gruam vivent cependant sous un des climats les plus sains et les plus favorisés de la terre. La chaleur dans les lies Mariannes dépasse rarement, au plus fort de l'été, 30 degrés centigrades; le froid y est inconnu. Des affec- tions miasmatiques, communes à toutes les régions in ter- 202 VOYAGE EN CHINE. tropicales, la dyssenterie est la seule qui cause à Guam quelques ravages, et encore cette terrible maladie ne s'at- taque-t-elle eu général qu'aux enfants. Les ressources du sol sont inépuisables : grattez la terre , vous récolterez bientôt du maïs, du taro, des ignames ou des patates douces. Ce travail vous semble-t-il excessif, restez étendu sur votre natte, à l'ombre des casuarinas ou des orangers, et laissez à la nature le soin de pourvoir à votre subsis- tance. La racine du manioc et la noix du palmier cycas, que la macération dégage de leur suc corrosif, vous per- mettront d'attendre que les branches du rima se soient chargées, vers la fin du mois de mai, de leurs fruits fari- neux. Le cocotier, fécond dès sa cinquième année, vous fournira la noix qui nourrit les volailles, engraisse les co- chons, remplit d'une huile limpide la lampe du Ghamorro ou parfume de flots onctueux la noire chevelure des In- diennes. Mais si, renonçant aux promesses du régime déjà en fleurs, vous détournez la sève qui afflue vers la cime du palmier, si vous frappez de stérilité ce jeune géant de la plage, les tubes de bambou dans lesquels vous aurez inséré l'extrémité des pédoncules taillés chaque matin vous donneront pendant cinq ou six mois, sans que l'arbre pa- raisse en souffrir, une liqueur d'abord claire et d'une sa- veur douceâtre, que la fermentation convertira prompte- ment en vinaigre, à moins que, par la distillation, vous ne vous empressiez d'en extraire le principe alcoolique. L'ha- bitant de Guam, dispensé du travail par la clémence du ciel et par celle du gouvernement débonnaire que lui ré- servait la Providence, .aisse couler ses jours dans une apa- thique oisiveté. C'est un être simple, borné, sans besoins, sans passions, heureux à sa manière, heureux cependant. Soumis aveuglément au joug de l'Église, s'il amasse quel- ques piastres, c'est pour faire célébrer des messes. La pompe extérieure de la liturgie romaine agit puissamment VOYAGE EN CHINE. . 203 sur son imagination, mais il est douteux qu'il ait jamais cherché à comprendre le sens mystérieux des cérémonies qui le charment. A voir sa piété marcher si doucement d'accord avec celle des fragilités humaines contre laquelle la religion catholique a dirigé ses plus rigoureux ana- thèmes, on serait tenté de croire que ce chrétien édifiant n'a point très-e?actement compris les devoirs que lui en- seignait le padre, et qu'il s'est habitué dès l'enfance à rendre à la Divinité un culte automatique. Ces pauvres In- diens n'occupent pas dans l'échelle des êtres un rang bien élevé. Ne rêvons point pour eux de trop rapides progrès. Nos premiers essais de propagande ont failli détruire leur race. Laissons-les vivre d'abord; qu'ils passent, s'il le faut, sur la terre, pour y croître, s'y multiplier, s'y éteindre comme ces plantes des tropiques dont la tige grandit inutile et ne s'élève que pour être balancée par le vent ou pour sourire aux ardents rayons du soleil. Qu'ils soient encore longtemps un rouage inerte de ce grand univers! Peut-être un jour saura-t-on, sans violer les des- seins de la Providence, les appeler à de plus nobles desti - nées; mais aujourd'hui gardons-nous de leur apporter lé- gèrement de nouvelles souffrances, n'épouvantons pas leur foi naïve, respectons leur calme félicité, et, docteurs cir- conspects, ménageons à leurs yeux facilement éblouis des clartés souvent douloureuses. Le soleil était déjà couché quand nous quittâmes le gou- verneur d'Agagna; mais notre baleinière avait a l'avance franchi le seul passage difficile qu'offrit le canal intérieur qui devait nous ramener dans la baie d'Apra. Des In- diens, portant devant nous des torches de roseaux dessé- chés, nous servirent de guides jusqu'à la pointe basse près de laquelle nous attendaient nos canotiers, et, en inoins d'une heure, nous eûmes atteint l'étroite passe de l'ile aux Chèvres. Ouvrant alors notre voile à la brise de terre 204 VOYAGE EN CHINE. qui venait de s'élever, nous cinglâmes rapidement vers la corvette, où nous arrivâmes enchantés de notre voyage, et tout prêts à recommencer une semblable campagne, si le ciel voulait nous ménager encore une aussi belle jour- née et d'aussi intéressants épisodes. Ce ne fut point la seule fois que nous visitâmes la capi- tale des îles Mariannes. La gracieuse urbanité du gouver- neur et du padre Vicente nous y rappela souvent. Le padre Manoël voulut aussi nous montrer sa pittoresque paroisse, nous éblouir de ses feux d'artifice, nous ravir par les ac- cords de soa orchestre indien. Aux villages d'Agat et d'Agagna durent d'ailleurs se borner nos promenades. Bien que la végétation des Mariannes soit loin de déployer une vigueur comparable à la profusion sauvage des forêts de la Malaisie, nulle part nous n'avions trouvé de fourrés plus impénétrables que ceux que présentent les rivages de l'ile de Guam. Un arbuste importé de Manille en 1780, le lemoncilo, espèce de citronnier aux baies rouges, que les oiseaux se sont chargés de propager, a envahi les moindres clairières et remplit les intervalles des grands arbres de ses rameaux épineux. Le voyage de la ferme de Soumaye, qui se trouvait en face de notre mouillage à la pointe Oroté, sur laquelle nous avions établi une vigie, offrait des difficultés dont il eût été impossible de triom- pher sans un guide. La sagacité d'Uncas ou de Ghingah- gook était indispensable pour se diriger à travers ces bois, dans lesquels, si Ton sortait un instant du sentier frayé, on ne rencontrait plus qu'un dédale inextricable. N'osant nous aventurer au milieu de pareils labyrinthes, le temps que nous ne passions pas chez don José Galvo ou chez le padre Macoèl, nous l'employions à errer à marée basse sur les récifs. Quelques heures nous suffisaient pour char- ger une embarcation de coquillages. Le goût de l'histoire naturelle était devenu presque général à Lord de la cor- VOYAGE EN CHINE. 205 vette, et c'était à qui découvrirait le cône impérial ou le cône flamboyant, la mitre papale ou la couronne éthio- pienne, et surtout la fameuse porcelaine aurore; mais cet objet d'envie trompa les recherches les plus obstinées. Un seul d'entre nous put emporter de Guam, grâce à la mu- nificence de don José Galvo, ce rare échantillon des co- quilles polynésiennes, Rara avis in terris, nigroque simillima cycno, C'est au milieu de ces distractions et des nombreux exercices à feu par lesquels nous croyions préluder à notre prochaine croisière, que nous vîmes s'écouler le mois de juillet. Le padre Manoël, le gouverneur d'Agagna et le padre Vicente cessèrent alors de recevoir nos visites, car nous ne voulions pas perdre de vue la pointe Oroté sur laquelle devait apparaître le signal qui nous annoncerait l'arrivée du navire promis par M. Forbes. Nous ne dou- tions pas un instant que cet ami dévoué ne fût fidèle à l'engagement qu'il avait voulu contracter envers nous; mais un typhon avait pu engloutir ou démâter le bâtiment expédié de Macao; nous résolûmes de ne pas attendre à San-Luis au delà du 10 août les nouvelles que nous nous étonnions de n'avoir pas reçues encore. Si aucun navire ne nous avait rejoints avant celte époque, nous étions déci- dés à faire voile sans plus tarder pour Manille. Le 8 août, au lever du soleil, nous fûmes heureusement tirés d'in- quiétude. Une goélette, déployant à sa corne le pavillon des Etats-Unis, louvoyait au large pour gagner l'entrée de la baie d'Apra. C'était CAni/lona, qui, après avoir déposé une cargaison d'opium à Wossung, avait, poussée par la mousson du sud-ouest qui régnait alors sur les côtes de la Chine, donné dans !•• détroit de Van-Diémen, t-t venait de gagner, par une route nouvelle, l'océan Pacifique et les lies 206 VOYAGE EN CHINE. Marianues. Cette goélette n'avait quitté Macao que vers la fin du mois de juin. Les nouvelles apportées par le cour- rier qui était arrivé à Hong-kong, le 17 niai, n'avaient point paru à M. Forbes ni à M. Forth-Rouen d'une nature assez concluante pour motiver l'envoi de l'Anglona aux Mariannes. M. Forbes avait donc attendu, pour expédier FAnglona, que ce navire pût nous porter les lettres et les journaux partis de Paris le 24 avril. L'horizon politique était loin d'être, à cette époque, entièrement dégagé, mais il était déjà facile de prévoir que les premiers ennemis qu'aurait à combattre la nouvelle république ne seraient malheureusement point des étrangers. Ainsi s'évanouit un projet de croisière dont il serait in- utile aujourd'hui d'exposer plus amplement les détails ou de discuter les chances. Suggéré par un de ces esprits fer- tiles en expédients, qui ont l'instinct de la marine sans avoir pratiqué le métier de la mer, et auxquels l'habitude des grandes opérations commerciales a donné l'intelligence des conceptions hardies et des combinaisons ingénieuses, ce projet n'était réalisable qu'avec le concours de l'homme qui l'avait conçu et inspiré. M. Forbes fit pour nous, en cette occasion, ce qu'il eût à peine songé à faire pour des compatriotes. Il fut impossible de lui persuader que le voyage de VAnglona devait donner lieu à une indemnité qui serait facilement accordée par le gouvernement fran- çais. Le consul américain voulait que le service rendu à la Bayonnaise conservât le caractère d'un service person- nel rendu par M. Forbes aux amis qu'il avait adoptés. Le ministère des affaires étrangères et celui de la marine se chargèrent heureusement, quelques mois plus tard, d'ac- quitter par des remerciments officiels une dette que les officiers de la Bayonnaise n'auraient pu payer qu'incom- plètement par leur reconnaissance. CHAPITRE XL Les îles Lou-tchou. — Retour de la Bayonnaise à Macao. A peine l'Ânglona avait-elle jeté l'ancre, que nous nous étions occupés de nos préparatifs de départ. Depuis quel- ques jours, la mousson du sud-ouest étendait son influence jusqu'à l'île de Gruam. Le vent d'ouest ne se faisait point sentir cependant jusqu'au fond de la baie, où l'on n'éprou- vait qu'un calme orageux, interrompu quelquefois par un grain subit ou par des brises fugitives et variables; mais, du côté du couchant, un épais rideau de vapeurs toujours immobile faisait suffisamment connaître que le souffle des vents alizés, neutralisé par un courant contraire, ne dé- passait plus le méridien des îles Mariannes. Avec le calme, la chaleur, jusqu'alors modérée, était devenue très-in- tense. A l'ombre, le thermomètre marquait 35 degrés cen- tigrades, 54 degrés au soleil. On pouvait croire qu'une élévation aussi soudaine de la température présageait quel- que violente tempête, et que la nature n'échapperait à cet état d'oppression que par une convulsion qui rétablirai I Uéquilibre dans l'atmosphère. Cependant, le jour même où l'Anglona avait mouillé dans la baie d'Apra, les vents d'est avaienl repris leur cours, et toute appréhension d'un nouvel ouragan avait disparu. Le 9 août, l'Anglona repar- tit pour Hong-kong, et nous-mêmes, profitanl d'une brise favorable, nous sortîmes de la G&dera-Chica, afin d'at- 208 VOYAGE EN CHINE. tendre au mouillage extérieur que nos derniers comptes fussent réglés avec les fournisseurs de la corvette. Pen- dant ce mouvement, la brise avait fraîchi. La nuit fut très- orageuse; lorsqu'au point du jour, nous songâmes à mettre sous voiles, le vent s'était depuis quelques heures fixé au nord. Une brume épaisse enveloppait le ciel, des grains violents se succédaient presque sans intervalle, et la houle déferlait avec fracas sur la digue naturelle qui protégeait notre mouillage. L'entrée de la baie d'Apra est partagée par un banc de corail çn deux passes distinctes. Si l'on choisit pour sortir la passe du sud, on trouve, jusqu'à la pointe Oroté, une grande profondeur; si, au contraire, on veut gagner le large par le canal du nord, on rencontre sur sa route l'extrémité du grand récif, dont les madré- pores, converts de dix-huit et dix-neuf pieds d'eau, se dressent menaçants à travers les flots bleus et semblent à chaque pas près d'effleurer la quille. La lame était trop creuse pour qu'on pût aventurer la corvette dans cette passe, que nous n'avions franchie qu'avec une très-belle mer le jour de notre arrivée dans la baie d'Apra. Un coup de tangage eût suffi pour nous priver de notre gouvernail. Le chenal du sud ne semblait au contraire offrir aucun danger. Ce fut ce chenal que nous nous décidâmes à suivre. Gomme un athlète qui doit ceindre ses reins avant de des- cendre dans l'arène, nous prîmes les précautions néces- saires pour assurer le succès de notre manœuvre. Deux bandes de ris furent ramassées pli à pli sur les vergues, et dès que la toile, soustraite à l'action du vent, eut été as- sujettie par de nombreuses garcettes, nous établîmes nos huniers, dont la surface se trouvait ainsi considérablement réduite, puis nous virâmes lentement sur notre chaîne. A peine l'ancre fut-elle dérapée, à peine la corvette, libre de toute eDtrave, eut-elle obéi à l'impulsion de ses voiles, que les difficultés de notre appareillage nous apparurent VOYAGE EN CHINE. 209 tout entières. Obligés de faire un long détour pour passer au sud du plateau qui obstrue l'entrée de la baie, il nous fallait serrer le vent de nouveau pour doubler la pointe Oroté. La mer, qui venait se briser au pied de ce sombre promontoire, jetait ses embruns jusqu'au sommet de la falaise et semblait menacer d'une destruction imminente la corvette, qui, brusquement ramenée vers le lit du vent par son gouvernail, inclinée sous ses huniers et labou- rant de la gueule de ses canons la crête de la vague, s'en- gageait hardiment dans la passe. Nous ne pûmes voir sans un peu d'émotion le navire qui portait notre fortune mili- taire raser à moins d'un quart d'encablure cette côte écu- mante, mais notre inquiétude n'eut que la durée d'un éclair. Dès que la pointe Oroté fui doublée, la corvette cessa de serrer le vent, et, fuyant avec un sillage plus ra- pide devant la rafale, elle laissa bientôt derrière elle la lon- gue chaîne de récifs, la falaise mugissante, la baie vaste et profonde. Si nous tournâmes encore nos regards vers l'île de Guam, ce ne fut plus que pour saluer d'un sourire de satisfaction et d'un dernier adieu ses rivages à demi effacés par la brume. Les baromètres cependant, ces augures infaillibles des mers de l'Indo-Ghine avaient beaucoup baissé depuis le malin, et semblaient présager un typhon; nous avions heureusement de l'espace devant nous, et la Baijonnaisc, une fois loin de la côte, n'avait plus rien à craindre de la tempête. L'ouragan, en effet, suivit son cours habituel. Éloignés du centre du tourbillon, nous n'en éprouvâmes point toute la violence, qui se fit sentir deux jours plus tard aux iles Lou-tchou. Le vent tourna lentement vers le nord-ouest et vers l'ouest, passa un moment au sud-ouest et finit par se fixer au sud-est. Ce fut alors que le temps parut s'embellir. Après une nuit de rafales i ■' d'éclairs, la nature se réveilla comme épuisée. Un vague brouillard 210 VOYAGE EN CHINE. que la brise n'avait point Ja force de dissiper errait sur le sommet des vagues, dont les longues ondulatioas devaient se propager des lointains rivages des Philippines jus- qu'au delà des iles Mariannes. Il fallut quelques jours pour que le ciel retrouvât sa sérénité et que la houle ces- sât de gonfler le sein de la mer. Enfin les flots s'aplani- rent, les derniers nuages se dissipèrent, et une tiède brise du sud-est nous poussa lentement vers les îles Lou-ichou, que nous avions le dessein de visiter avant de nous rendre dans la baie de Manille. On n'a point oublié que M. le contre-amiral Cécille, en quittant les îles Lou-tchou au mois de juillet 1846, y avait laissé, en qualité d'interprètes destinés à servir un jour aux communications du grand empire de France et du modeste royaume d'Oukinia, deux missionnaires fran- çais, M. Leturdu et M. Adnet. Les autorités de Ghoui, fort inquiètes de voir Mgr Forcade ainsi remplacé, avaient adressé leurs doléances à la cour de Pe-king. L'amiral, sollicité par le vice-roi Ki-ing, svait promis qu'un des navires de la division irait bientôt mouiller de- vant Nafa et ramènerait à Macao les deux étrangers dont la présence causait de si vives alarmes au gouvernement oukinien. La perte de la Gloire et de la Victorieuse avait retardé l'exécution de cette promesse qu'il était de notre devoir d'accomplir. Le 25 août, à dix heures du matin, nous aperçûmes la lerre. La côte se présentait sous la forme de deux petites îles basses, dont nous ne paraissions pas éloignés de plus de quatre ou cinq lieues. C'était une illusion due à l'extrême transparence de l'athmosphère, car ces deux iles n'étaient en réalité que les plateaux allongés qui dominent la pointe méridionale de la Grande- Oukinia, dont douze lieues au moins nous séparaient en- core. Le calme qui survint nous empêcha de mieux recon- naître la terre avant le coucher du soleil; mais, pendant VOYAGE EN CHJNE. 211 la nuit, les courants nous entraînèrent rapidement vers le nord, et les premiers rayons de l'aube dessinèrent nette- ment les contours de l'île que nous n'avions lait qu'entre- voir la veille. Avec le jour s'éleva une faible brise de sud- est qui, enflant peu à peu nos voiles, nous fit bientôt glisser d'un sillage plus rapide sur une mer transparente et bleue comme le ciel qu'elle réfléchissait. Nous venions de passer non loin de débris épars de mâtures, triste ou- vrage du dernier typhon, quand le matelot placé en vigie sur la vergue du petit hunier signala tout à coup une em- barcation qui se dirigeait vers la corvette. Nous crûmes un instant que la fortune nous envoyait des naufragés à re- ceuillir; mais cette frêle embarcation, rencontrée si loin de la côte, n'était qu'une pirogue des iles Lout-tchou, montée par trois pêcheurs oukiniens. A la brusque ma- nœuvre qu'avait faite la corvette pour courir au-devant du canot inconnu qui semblait réclamer son assistance, les trois pagaies s'arrêtèrent à la fois, et la pirogue cessa de bondir sur les vagues, dont sa proue dispersait en volutes d'écume la cime presque imperceptible. Nous vîmes les pêcheurs se lever l'un après l'autre et contempler avec un air de doute et d'inquiétude la Bayonnaise alors immobile, sa noire carène, sa longue rangée de canons, son immense voilure. Ils parurent se consulter sur le parti qu'ils de- vaient prendre. Tous trois se rassirent eniin et recommen- cèrent a voguer vers la corvette; mais, à la façon dont ils maniaient leurs pagaies, il était facile de juger qu'ils n'étaient point complètement rassurés. Ils ne nous attei- gnirent qu'après avoir fait plus d'une pause. Des porte- haubans de misaine on leur jeta une amarre ; ils la sai- sirent; nos voiles furent de nouveau orientées, et nous continuâmes notre route vers le port de Nafa. (Je fut en vain que nous invitâmes les pêcheurs qui nous avaient ainsi accostés à monter à bord. Il nous refusèrent obsti- 212 VOYAGE EN CHINE. nément ce dernier témoignage de confiance. Nous avions rencontré au début de notre campagne, non loin du port de Falinouth, à l'extrémité du comté de Cornouailles, un vénérable quaker qui vivait au milieu des oiseaux de son jardin comme Adam au milieu des premiers hôtes du paradis terrestre. A sa voix, rossignols et rouge- gorges, accouraient sans crainte, se posaient sur son épaule, ou, battant l'air de leurs petites ailes, venaient saisir une miette de pain jusque sur ses lèvres. Il eût fallu sans doute la patiente douceur de ce bon M. Fox pour apprivoiser nos fauvettes oukiniennes. Pour nous, l'expédient dont nous nous avisâmes fut loin d'avoir le succès que nous nous en étions promis. Pendant que le patron de la pirogue, vieux marin à barbe grise, diri- geait, tout en fumant sa pipe de bambou, sa fragile nacelle dans le sillage de la corvette , pendant que ses deux compagnons reposaient nonchalamment assis au fond du bateau, nous nous servîmes sournoisement de l'amarre qu'ils avaient acceptée pour atiirer peu à peu la barque trop farouche le long du bord. Nous avions compté sans la prudence de son équipage. La corde qui traînait la pi- rogue après nous, au lieu d'être attachée aux bancs ou à la proue comme de coutume, était tenue à deux mains par un des pêcheurs. Dès que les méfiants insulaires s'aper- çurent du projet qui menaçait leur indépendance, celui qui tenait la remorque ouvrit les mains, et en un instant la pirogue se trouva hors de nos atteintes. Nous n'avions qu'à mettre une de nos embarcations à la mer pour vaincre de gré ou de force des scrupules que nous avions peine à comprendre; nous aimâmes mieux respecter la faiblesse de ces pauvres gens jusque dans ses plus étranges caprices. Ne se voyant point poursuivis, ils se décidèrent à recourir à leurs pagaies, et il leur fut facile de nous rejoindre. Nous ne nous exposâmes pas à les effaroucher une seconde fois; VOYAGE EN CHINE. 213 seulement, de la dunette, nous essayâmes d'entrer en communication avec eux. On jeta deux paios dans leur pirogue, on leur envoya du tabac, du vin, et singulier trait de délicatesse de la part de ces malheureux insulaires qui ne semblaient posséder que leur barque pour tout trésor, ils versèrent le vin dans un tube de bambou et voulurent nous rendre la bouteille. Nous avions espéré que la langue anglaise, qui s'est répandue à la suite des baleiniers amé- ricains sur presque tous les points de l'Océanie, ne serait pas complètement inconnue aux pêcheurs des îles Lou- tchou; au premier essai que nous fîmes de notre anglo- chinois, les pêcheurs, désireux de nous épargner une peine inutile appuyèrent leur tête sur la paume de leur main, et nous firent comprendre par cette pantomime expressive que leur oreille était complètement fermée à tous nos beaux discours. Ils ne tardèrent point, du reste, à nous donner l'explication de leur conduite et de leurs singulières manœuvres en nous quittant sans cérémonie, dès que la corvette, dont la vitesse dépassait alors cinq milles à l'heure, eut conduit leur pirogue dans de meil- leurs parages, sur un point où, rendus sans fatigue et sans efforts, ils se promettaient probablement une pèche plus heureuse. La terre cependant grossissait à vue d'oeil. Sur la droite, la grande Oukinia développait une longue chaîne de co- teaux peu accidentés. Ses principaux sommets, grandis la veille par le mirage, ne se distinguaient plus des terrains élevés qui les entouraient. De l'autre côté du canal, les îles Amakerrima offraient, au contraire, un groupe de noirs îlots couverts de verdure, aux formes plus abruptes, aux cimes mieux accusées. La côte occidentale, sur la- quelle s'élève la ville de Nafa et débouche la rivière de Nafa-kiang, ue doit être approchée qu'avec précaution. Un immense plateau de madrépores s'étend à plusieurs 214 VOYAGE EN CHINE. milles du rivage et s'élève si brusquement du fond de la mer, que la sonde ne peut avertir le navigateur du dan- ger. C'est sur ce plateau que la corvette VAlcmène faillit se perdre au mois de mai 1844, et que, quelques années plus tard, le brick le Pacifique vint s'échouer. De nom- breux pêcheurs, dans l'eau jusqu'à mi-jambe ou jusqu'à la ceinture, s'occupent, dès que la marée est basse, d'ex- ploiter ce vaste champ de coraux et d'y récolter d'abon- dants coquillages, quelquefois des huîtres perlières. Au moment où la Bayonnaise, poussée par la brise qui venait de fraîchir, s'avançait rapidement vers la côte, la pointe méridionale de la grande Oukinia s'élevait au-dessus de l'horizon, noire, basse, allongée, rongée par la vague et par l'air salin ; mais, au point où les derniers rochers plongeaient dans les flots, la mer présentait le plus sin- gulier phénomène de mirage que nous eussions jamais remarqué : on voyait, au-dessus des ondes tremblantes que l'ardeur du soleil élevait à l'horizon, toute une popu- lation active, aux formes indécises, aux brunes silhouettes, dont on distinguait surtout les grands chapeaux coniques, et qui semblait marcher sur les eaux ou flotter dans les airs. Ces ombres chinoises n'étaient autre chose que les pêcheurs de coquilles qui exploitent le grand banc; leur fantastique apparition au milieu d'un canal qui semblait libre de tout danger, nous eût fort à propos indiqué la né- cessité de contourner avec une extrême prudence la pointe à laquelle le capitaine Basil Hall donna le nom de Table- Hill, si l'excellente carte de M. Delaroche-Poncié ne nous eût déjà mis en garde contre ce plateau perfide, dont le jeune hydrographe avait relevé les contours avec son ha- bituelle précision. Il était Xrois heures du soir, le vent continuait de nous seconder, et nous avions l'espoir d'atteindre, avant le coucher du soleil, la rade de Nafa, bassin profond et sûr VOYAGE EN CHINE. 215 auquel une ceinture de récifs, brisée en trois endroits, donne accès par le nord, par le sud et par l'ouest. Déjà les deux îles basses qui s'étendent en travers du canal, et qu'il faut dépasser pour se rendre devant le port d'Oun- ting, se dessinaient vaguement à l'horizon, quand la brise du sud-est cessa subitement de gonfler nos voiles. Nous avançâmes d'un ou deux milles encore, entraînés par le courant bien plus que par les bouôées de vent fugitives dont nous cherchions à profiter. Lorsque la brise, long- temps incertaine, se fut enfin fixée au nord-est, renon- çant à tenter avant le lendemain l'entrée du port, nous laissâmes lomber l'ancre sur un lit de sable fin, par une profondeur de trente-trois brasses. Nous étions ainsi mouil- lés à quatre ou cinq milles de la côte; heureusement il nous restait près de trois heures de jour pour commu- niquer avec le port de Nafa, et nos voiles n'étaient pas en- core serrées, qu'un de nos canots faisait déjà route vers la terre. A sept heures du soir, cette embarcation était de retour à bord de la Bayonnaise. Au moment d'entrer dans le port, l'officier qui la commandait avait rencontré une grande barque du pays dans laquelle, à la vue de notre pavillon, le père Leturdu s'était empressé de s'em- barquer. Notre canot nous amenait ce jeune missionnaire. Tout ému de se retrouver au milieu de compatriotes, osant à peine croire à l'arrivée de ce navire français qu'il avait cessé d'attendre depuis qu'un vague récit, apporté jusqu'aux îles Lou-tchou par les jonques du Fokien, lui avait donné la nouvelle de la révolution de février, le père Leturdu lut quelque temps avant de nous apprendre pourquoi il était venu seul à bord de la corvette. Son com- pagnon, le père Adnet, avait succombe an mois aupara- vant è une affection de poitrine. Abandonnés, depuis le mois de juillet 1 846, dans une île complètement isolée du mouvement commercial uinl sur la plage 228 VOYAGE EN CHINE. son tronc élancé et son vert panache; mais les autres membres de la famille des palmiers, le latanier, l'aréquier, le pandanus, tous ces arbres qui rie peuvent vivre que des rayons du soleil, apparaissent à chaque pas au milieu des coniières habitués à braver les frimas du nord. Enfin, après avoir gravi la dernière côte, nous entrâmes dans la ville, en passant sous trois arcs de triomphe, érigés vers le milieu du quinzième siècle à la gloire des trois rois qui gouvernaient jadis la grande Oukinia. Le souverain de Choui, le glorieux Chang-pa-tsé, réunit alors à la cou- ronne les États des deux autres princes, les royaumes de Fou-kou-tzan et de Nan-tzan. Ce fut la grande ère des îles Lou-tchou, le temps où les jonques oukiniennes fai- saient un commerce considérable avec la Chine, le Japon et la presqu'île malaise. Les monuments de Choui datent tous de cette époque de prospérité : ils lui doivent ce cachet de solidité et de grandeur, si étranger d'ordinaire aux édiiiees élevés par la race mongole. Une solitude absolue régnait dans la ville. Nous par- courions des rues larges, droites, mais que n'animaient point ces longues rangées de boutiques, ces échoppes en plein vent qui remplissent de bruit et d'activité les rues de Canton. Les maisons, bâties presque toutes au fond d'une cour, étaient entièrement dérobées à la vue par une enceinte de murailles grisâtres. Les habitants semblaient avoir évacué cette cité, qu'allaient souiller les pas des étrangers. Si parfois notre arrivée surprenait, au détour d'une rue, des hommes du peuple retournant à leurs tra- vaux leur petite cantine portative à la main, nous les voyions se détourner et s'enfuir, comme s'ils avaient rencontré sur leur passage ' quelque bête malfaisante Nous avions demandé à ne pas être suivis par la po- lice, espérant que notre promenade en deviendrait plus libre et plus intéressante; mais le bambou des kouannins, VOYAGE EN CHINE. 229 invisible pour nous, n'en planait pas moins sur les épaules de ces pauvres gens, et expliquait à merveille la soudaine horreur que notre aspect débonnaire n'était certes point fait pour inspirer. Après avoir erré quelque temps dans ces quartiers dé- serts, nous vînmes nous asseoir à l'ombre d'un immense figuier des banyans, sous les murs du palais où s'était enfermé pour ce jour néfaste le jeune et tremblant mo- narque des Lou-tchou. Ce palais, qui a plus d'un mille de tour, est une véritable citadelle. Il faut avoir vu les murs pélasgiques qui en forment la première enceinte pour se faire une idée de la précision avec laquelle les Oukiniens ont pu assembler, sans l'aide d'aucun ciment, d'énormes blocs de lave unis par leurs arêtes comme les pierres de la plus fine mosaïque. On pourrait comparer ces murailles imposantes à celles de Mycène, aux monu- ments qui suivirent les constructions cyclopéennes de Tyrinthe et précédèrent les assises rectangulaires de la Messène d'Epaminondas. Quant an palais même, on n'en pouvait guère aperce- voir que les toits. Le silence morne qui attristait la ville régnait également au sein de la résidence royale, aucun bruit, aucun sif:ne extérieur n'y trahissait l'existence d'être- animés. Seulement, de demi-beure en demi-heure, des mains invisibles élevaient ou abaissaient une petite flamme blanche qui, du haut d'un mât de pavillon planté ^uv les murailles, annonçait aux habitants de Ghoui la progrès monotone de la journée. Le temp^ qui s'écoule entre le lever et le coucher du soleil est partagé parles Oukiniens en six grandes divisions. La durée de ces longues heures varie suivanl les saisons différentes de l'année. Cette inégalité est moins sensible dans le voisi- nage des tropiques qu'elle ne le serait sous une latitude plus élevée. Elle suffi! cependant pour empêcher à jamais 230 VOYAGE EN CHINE. la construction d'une horloge oukinienne, à moins qu'on n'y fasse entrer une complication de rouages destinée à tenir compte du mouvement du soleil. Pendant que le père Leturdu nous donnait ces détails, nous savourions l'ombre et le repos que nous avions achetés par une si pénible course. Le bois à l'entrée duquel nous étions assis descendait sur le flanc de la colline que couronne comme une acropole le palais du roi, et allait se perdre au milieu des nombreux détours de la vallée. Notre long séjour aux îles Mariannes nous avait insensiblement dé- goûtés de la végétation des tropiques : cette végétation fougueuse ne nous semblait plus belle que lorsqu'elle avait été châtiée par le fer et par le feu; mais un bois comme celui qui se déployait sous nos yeux pouvait ra- viver nos sensations et ranimer notre enthousiasme pour les beautés de la nature. C'était un bois sombre, majes- tueux, fait pour le recueillement et la méditation, où le pin mêlait ses rameaux éplorés aux grandes ombres du figuier de banyans, où, au lieu des lourdes vapeurs des forêts tropicales, on sentait courir un air pur, lout em- preint des suaves senteurs que la brise apportait de la montagne. Ce fut en nous avançant sous ces voûtes, dont une verdure éternelle interdit l'accès aux rayons du soleil, que nous atteignîmes la grande pagode de l'île, le temple où les bonzes allument devant l'autel de Chaka, — le Bouddha des Thibétains, le Fo des Chinois, — les bâton- nets apportés de Lhassa ou de Pe-king. Les Oukiniens ne témoignent point pour leurs temples plus de respect que n'en montrent les Chinois. C'est dans une bonzerie qu'avaient été logés nos missionnaires ; c'est dans un semblable édifice que résidait le docteur Bet- telheim et que s'établissent d'ordinaire les ambassadeurs étrangers. Nous n'avions donc point à craindre, en visitant cette chapelle bouddhique, de blesser un sentiment reli- VOYAGE EN CHINE. 231 gieux que nous eussions cru de notre devoir de respecter. Les bonzes avaient suivi l'exemple des habitants de Ghoui. Leur couvent était entièrement désert. Nous pûmes, sans que personne vînt nous troubler dans nos observations, étudier l'intérieur des cellules, admirer la charpente bizar- rement sculptée du temple, pénétrer enfin jusque dans le sanctuaire. Et cependant, faut-il l'avouer? en posant le pied sur les marches de l'autel, en portant une maiu hardie sur ces vases sacrés que les bonzes eux-mêmes ne craignent point d'employer aux usages les plus vulgaires, nous nous sentions presque confus d'une pareille profanation, C'est que rien ne ressemble plus à un autel catholique que cette table dressée au fond de la pagode pour recevoir les sacri- fices offerts à la Divinité. Là, devant l'image de Bouddha entouré de ses disciples, vous retrouverez les vases de fleurs, les candélabres, le tabernacle même, qui décorent les autels de la madone; vous aspirerez le parfum de l'en- cens, vous entendrez à certaines heures du jour l'écho de la cloche lointaine, Che paja al giorno pianger clio si munir. La pagode de Ghoui est desservie par des bonzes qui ont fait vœu de chasteté, ne vivent que de racines, ont la tête rasée, et dont la règle a plus d'un rapport avec celle des communautés monastiques. Ces religieux ne jouissent d'aucune influence politique. Leur ignorance, leurs dehors abjects, leurs habitudes de mendicité semblent même les avoir privés do la considération qu'en tout autre pays le peuple accorde aux hommes qui se vouent a la retraite et à la prière. Les cérémonies bouddhiques n'onl rien dod plus qui attire Le peuple oukinien. Le seul culte qui pos- sède ses sympathies, c'est le culte des ancêtres. Chaque famille conserve précieusement une tablette sur laquelle 232 VOYAGE EN CHINE. se trouvent gravés les noms des parents morts. Souvent les âmes envolées sont attirées vers celte terre par les offrandes et les sacrifices ; elles se reposent alors sur ces tabli ttes écrites de la main des bonzes et tenues en plus grande vénération que les idoles groupées par un culte superstilieux autour de la grande image de Bouddha. La religion des samouraïs n'est point la même que celle des hiacouchos. En leur qualité de nobles, les samouraïs se piquent d'imiter les esprits forts de Pe-king. La philo- sophie de Gonfucius sert, aux Lou-tchou comme en Chine, de base à un vague déisme qui suffit aux instincts religieux de la classe supérieure. Les samouraïs ne refusent point cependant un culte extérieur aux dieux immortels, aux fotoques. Les hiacouchos honorent à la fois les fotoques et les kamis. Ces dernières divinités occupent les degrés inférieurs de l'olympe : ce ne sont, à proprement parler, que des demi-dieux, des saints, des esprits. Les empereurs du Japon, les rois des Lou-tchou deviennent presque tous des kamis. Le peuple ne les invoque qu'en tremblant et. ne leur offre de sacrifices qu'afin de détourner leur colère. La seule faveur qu'il implore de ces puissances malfai- santes, c'est qu'une fois descendues dans la tombe, elles ne cherchent plus à lui nuire. On comprendra facilement l'origine de ce culte peu honorable pour les souverains oukiniens, quand on connaîtra le régime féodal et despo- tique sous lequel gémissent les pauvres insulaires des Lou-tchou. Il n'est pas une des actions de leur vie qui ne soit réglée par la police. Cet œil mystérieux et caché qui surveille toutes leurs démarches, qu'ils croient voir à chaque instant reluire et briller dans l'ombre, les tient dans une perpétuelle anxiété. Les jouissances de ia pro- priété n'existent point pour eux. La terre appartient au roi, qui en distribue les produits aux samouraïs et aux kouannins. Les hiacouchos ne peuvent se procurer qu'en VOYAGE EN CHINE. 233 de rares occasions le riz qu'ils ont cultivé, la viande des bestiaux qu'ils font paître. Bien que ce riz et cette vianda ne coûtent pas à Ghoui ou à Nafa plus de 15 sapées la livre (environ 5 centimes de notre monnaie), le peuple n'en est pas moins obligé, par sa pauvreté, de vivre de patates et de taro pendant la majeure partie de l'année. Il ne connaît ses maîtres que par les travaux qu'ils lui imposent et la crainte qu'ils lui inspirent. Il n'est donc point surprenant qu'après les avoir placés dans le ciel, il leur ait rendu ces hommages que les Grecs n'accordaient autrefois qu'aux divinités infernales. Après avoir entendu avec un vif intérêt le jeune mis- sionnaire nous expliquer sur les marches mêmes de l'autel bouddhique ces mystères de la théodicée oukinienne, nous sortîmes de la pagode par un large portique que gardent deux affreux géants de pierre aux farouches regards, à la bouche grimaçante, deux véritables cerbères à face hu- maine. Nous descendîmes les degrés du grand escalier, que ne foulent d'ordinaire que les pas du cortège royal, et, tournant sur la gauche, nous traversâmes le marché dé- sert de Choui pour atteindre les bords d'un lac enchanteur qui baigne de ses eaux calmes et profondes le pied des murs du palais. Le temps marchait cependant ; décidés à quitter la rade de Nafa le soir même, nous nous hâtâmes de regagner, non plus par la grande route, mais par un chemin ombreux, à travers la campagne, entre deux haies d'hibiscus et de bambou, notre village de Toum;tï. Un déjeuner nous attendait dans la cellule à demi démeublée déjà du père Leturdu. L'artiste oukinien qui en avait fait les apprêts eût mérité d'être envoyé ii Pe-king pour réfor- mer les affreux procédés de la cuisine chinoise. Le brah- manisme a été réformé par Bouddha; Le bouddhisme l'a été ii son tour par Tsong-kaba ; dans cet immobile Orient, les religions ont pu B'amender : pourquoi la cuisine seule 234 VOYAGE EN CHINE. serait-elle immuable? Il est certain que la sauce japonaise, le soy aimé des créoles et des Anglais, nous parut un mer- veilleux assaisonnement pour les mets simples et délicats qui nous furent offerts : d'excellent poisson cuit à l'eau, du riz gonflé à la vapeur, le plus blanc, le plus savoureux que nous ayons vu de Batavia à Shang-haï, des poulets au pi- ment, et d'autres plats peut-être dont le souvenir m'é- chappe. Pendant qu'assis à cette table hospitalière, nous com- mencions à oublier nos fatigues, un grand bruit de gong arriva jusqu'à nos oreilles. Nous avions fait, en revenant de Ghoui, la rencontre d'un immense cortège que précé- daient deux grandes bannières jaunes chargées de carac- tères noirs. Nous avions pensé que c'était la dépouille mortelle de quelque kouannin qui s"1 acheminait vers sa dernière demeure. Nous étions dans l'erreur : cette troupe nombreuse, ces bannières, ces gongs accompagnaient le maire de Ghoui, la seconde autorité de l'île, qui se ren- dait à Tournai pour nous présenter ses hommages. On se rappelle que nous avions formé le projet de quitter l'île brusquement, sans voir d'autres mandarins que ceux que nous avions reçus à bord. L'apparition inattendue de la corvette, l'enlèvement silencieux du missionnaire laissé dans l'île par l'amiral Gécille, eussent jeté les autorités d'Oukinia dans une perplexité dont nous voulions faire l'unique châtiment de leur manque de foi et de leur perfidie ; mais, surpris a table par le maire de Ghoui, par le Choui-kouan, dont les agents, je serais tenté de le croire, ne nous avaient pas un instant perdus de vue, nous nous résignâmes sans trop de regret à la curieuse confé- rence que nous avions d'abord voulu éviter. Le nombreux cortège des kouannins subalternes s'était rangé dans le jardin qui s'étendait devant la maison habitée par le père Leturdu. Au fond de ce jardin s'élevait, sur un tertre rus- VOYAGE EN CHINE. 235 tique, un petit kiosque où les bonzes dépossédés par nos missionnaires allaient jadis adorer leurs fotoques. C'est là que le Choui-kouan s'était assis pour nous attendre, et que nous nous empressâmes de le rejoindre. Le maire de Choui semblait très-âgé : sa longue barbe blanche, sa physio- nomie douce et bienveillante, son aspect vénérable, au- raient suffi pour amollir nos cœurs, quand bien même nous eussions nourri de plus sinistres desseins contre le vil royaume d'Oukinia. Nous nous assîmes cependant en'face de lui avec toutes les apparences de la plus extrême froi- deur, et nous gardâmes tous un profond silence. Puisque le maire de Choui nous avait honorés de sa visite, c'était à lui de nous en apprendre les motifs. Cette entrée en ma- tière paraissait embarrasser terriblement le plénipoten- tiaire oukinien. Il tournait souvent la tête vers les manda- rins qui se tenaient debout derrière son fauteuil, et son regard inquiet semblait leur demander assistance ; mais l'indécision des mandarins n'était pas moindre que la sienne. Depuis quelques minutes, ils se parlaient à l'o- reille avec une anxiété visible. C'était assurément le plus singulier spectacle qu'on pût voir que celui de tant de conseillers, graves et solennels dans leur robe traînante, l'éventail à la main, occupés à débattre d'un air affairé la question d'intérêt public qu'ils avaient à traiter avec nous. Enfin un des kouannins qui, suivant l'étiquette ou- kinienne, devait servir d'intermédiaire entre le maire de Choui et notre interprète, le speaker de ce curieux céna- cle, s'accroupit près du père Leturdu, et murmura d'uni! voix mystérieuse quelques paroles qui nous furent ainsi traduites : « Le maire «lu Choui vous salue. » Apre Bel heureux début, les firmes des mandarins s'épanouirent, et leur éloquence eu devint plus facile. Nous apprîmes successivement que le maire de Choui espérail que nous n'a\ ions fait aucune rencontre désagréable sur notre route, 236 VOYAGE EN CHINE. que les vents nous avaient été favorables et le ciel propice, que notre santé n'avait point souffert d'un si long voyage, et une foule d'autres choses aussi gracieuses et aussi inté- ressantes. L'heure nous pressait; nous résolûmes à notre tour d'échapper à ces ambages et d'entrer dans le vif de la question. Nous parlâmes, puisqu'on nous y obligeait par cette visite intempestive, des mauvais traitements essuyés par nos missionnaires, et nous adressâmes aux mandarins ouktniens les reproches que méritait la sourde persécution qu'ils n'avaient cessé d'exercer sans aucun motif contre des hommes honorables, paisibles, que l'amiral français leur avait recommandés comme ses amis, persécution qui avait enfin abouti à un acte d'hostilité ouverte, à une bru- talité injustifiable. Le pauvre maire de Choui se tourna de nouveau vers les conseillers qui l'avaient une première fois tiré d'embarras. Que faut-il répondre? se deman- daient-ils enlre eux, sans se mettre en peine, dans leur trouble, de nous dissimuler cette étrange délibération. Après une longue pause, qui parut employée à examiner la question sous toutes ses faces, l'orateur oukinien ap- procha enfin son oreille de la bouche du Choui-kouan. Voici la réponse qu'il sembla recueillir et qu'il se chargea de nous transmettre : « Ce qui s'était passé n'était qu'un malentendu, un funeste malentendu, le fait de gens gros- siers, trop infimes pour qu'on s'occupât de leurs personnes ou de leurs actes. Le roi et le premier ministre, le souri- kouan, en avaient eu le cœur navré ; mais ils espéraient que le grand empire voudrait bien considérer la misère et l'impuissance du vil royaume, avoir pitié des petits et abaisser jusqu'à eux sa miséricorde. » Ces excuses pouvaient à la rigueur être accueillies comme une satisfaction suffisante ; elles ne nous permettaient point de nous asseoir à la table du Choui-kouan et d'ac- cepter le banquet qu'il voulait nous offrir pour consacrer VOYAGE EN CHINE. 237 l'oubli du passé en scellant notre réconciliation. Rien ne nous retenait plus dans les îles Lou-tchou : nous quittâ- mes donc le Choui-kouan. Pressés d'échapper au regard triste et résigné du pauvre mandarin, nous activâmes le déménagement du père Leturdu et le priâmes de hâter son départ. Vers cinq heures du soir, nous avions rallié la corvette ; en moins d'un quart d'heure, l'ancre était haute et les voiles déployées. Des bateaux chargés de bœufs nous avaient suivis. Nous les renvoyâmes fièrement; mais, en dépit de ses protestations, nous obligeâmes d'abord le mandarin qui commandait cette flottille à recevoir vingt- sept piastres espagnoles pour prix des provisions qui, dès le matin, avaient été apportées à bord de la Bayonnaise. Cette somme s'élevait à quatre fois la valeur des vivres qu'on nous avait fournis, valeur estimée par le père Le- turdu d'après le taux courant des marchés de Choui et de Nafa. La brise de nord-est qui s'était élevée pendant que nous visitions la capitale des Lou-tchou avait rapidement fraî- chi. La corvette, qu'emportait sa large voilure, eut bien- tôt laissé derrière elle la dernière pointe de la grande Ou- kinia. Peu à peu les sommets de l'île s'abaissèrent; une forme vague, indécise, occupa quelque temps encore l'ho- rizon, mais ces contours brumeux ne tardèrent point eux- mêmes à s'effacer, et les îles Lou-tchou disparurent pour toujours à nos regards. Cette journée passée sur le territoire oukinien fui an des plus intéressants épisodes de notre campagne. La char- mante description du capitaine Basil-Hall, qui, sur le brick la Lyra, avait accompagné en 1816, la frégate l'Alceste 1 1 L'ambassadeur lord Amherst dans lu golfe dé Pe-king, a relation des Daufragés de VIndian-Oak, sauvés el recueillis par lus habitants de Nafa, nous avait inspiré di puis long- temps le déair do connaîtra ce peuple pacifique, dont Les 238 VOYAGE EN CHINE. voyageurs vantaient à l'envi les mœurs hospitalières et les habitudes patriarcales. C'était un des débris de l'âge d'or, une épave de la vie primitive qui semblait avoir surnagé au milieu de notre siècle de fer. L'Empereur Napoléon, à Sainte-Hélène, où Basil-Hall fut admis à lui présenter ses hommages, avait écouté avec intérêt le récit du capi- taine de laLyra. L'Europe entière l'avait lu avec avidité. Le désintéressement, la bonté, la félicité des Oukiniens étaient presque passés en proverbes. On n'eût pas osé parler des Lou-tchou sans attendrissement. Si des hommes dévoués ne fussent venus étudier de plus près cette idylle, la triste réalité n'eût peut-être jamais pris la place du roman. Les missionnaires catholiques, dont les observa- tions ont été confirmées parles rapports du docteur Bet- telheim, nous ont fait connaître la cruelle oppression sous laquelle gémit dans ces îles pastorales le peuple asservi par les chefs que dirige la main d'un proconsul japonais. Ils nous ont aussi appris les motifs secrets de ce désinté- ressement qui avait lieu de surprendre les voyageurs. En refusant le prix des provisions qu'ils fournissaient aux na- vires étrangers, les mandarins d'Oukiniane faisaient qu'o- béir aux ordres du Japon. On agissait à Nafa en vertu du principe adopté à Nargasaki. On voulait bien secourir les navires brisés ou désemparés par les tempêtes, hâter par tous les moyens possibles leur départ; on déclinait tout payement, afin de ne point ouvrir par cette voie détournée une porte au commerce extérieur. Les relations commer- ciales avec l'Europe, voilà surtout ce que, dans les îles Lou-tchou, l'on tient à éviter. Dès qu'on parle aux auto- rités de Ghoui de traités ou d'échanges, ils supplient le ciel de détourner d'eux ce malheur. « Regardant de loin la terre occidentale, allumant les bâtonnets, saluant de la tête et des mains, ils implorent comme le bienfait d'une nouvelle création, l'indifférence et l'oubli de l'Europe. » VOYAGE EN CHINE. 239 a Le vil royaume, disent-ils, est une terre aussi petite que le coquillage famagoudi1. Il ne possède ni or, ni argent, ni cuivre, ni fer, ni étoffes de coton, ni étoffes de soie. Les grains n'y abondent point. Souvent des tempêtes ou des sécheresses détruisent les moissons; il faut se nourrir alors de soutitsi2, et encore le peuple ne peut-il en avoir à sa- tiété. Le riz apporté parles marchands de Tou-kia-la sauve seul en ces occasions la vie des habitants. Si le vil royaume d'Oukinia voulait faire alliance avec d'autres na- tions, les Japonais ne permettraient plus aux navires de Tou-kia-la de venir à Nafa-kiang. Les choses nécessaires aux mandarins et au peuple, on ne pourrait se les procu- rer nulle part : le royaume ne pourrait plus subsister. Gomment peut-on proposer des traités de commerce à un si pauvre peuple? » C'est par cette humilité, par cette affectation de misère;, que les mandarins des Lou-tchou croient pouvoir se dé - fendre de l'esprit envahissant de l'Europe. A la puissance redoutable de nos navires de guerre, ils opposent un peuple désarmé. Ils font reculer la force devant cette faiblesse si humble, devant cette politique si inoffensive. L'épée de Richard fendait une masse de fer; elle n'eût pu diviser un voile de soie. Nous éprouvâmes nous-mêmes l'embarras où cette politique adroite pouvait jeter des négociateurs; mais si nous avions pu nous laisser un instant attendrir par l'aspect vénérable du plénipotentiaire oukinien, par l'apparence patriarcale de son cortège, nous sentions in- stinctivement que nous avions été, en cette occasion , le jouet de comédiens habiles. Nos illusions étaient dissipées; nous n'eussions plus nommé les habitants des Lou-tchou les bons et heureux insulaires. Ils ne sont pas bons, car la I . Littéralement <■ ordure du rivage. » 2- Espèce rite bruyère i, reprendre son poste à Shang haï; mais, instruit par une sévère Leçon, il s'est bien gardé de montrer de nouveau vis-à-vis des Européens les sympathies qui avaient f&illî L'entraîner à sa perte. '2. La viande de boucherie coûtai! 'i."> centimes Le kilogramme. On achetait quatre faisans pour une piastre, el L'on | vail voir chaque jour, suspendus dans La batterie, des chevreuils, des lièvres, des oies sauvages, des canards, des i terelles, el surtoul des faisans, si communs à Shang-haï, qu'on leur préfère li poulets el Les dindons. 314 VOYAGE EN CHINE. des tropiques. Tout semble donc attirer le commerce européen dans ce port, au détriment du port de Canton. Ces deux marchés ont conservé cependant jusqu'ici leur importance spéciale. Situés à deux cent soixante lieues l'un de l'autre, ils se partagent les produits de l'empire chinois. Les thés et surtout les thés noirs du Fo-kien con- tinuent de se diriger sur Canton. Le commerce de la soie se concentre à Shang-haï. En 1849, ce dernier port expé- diait en Europe ou aux États-Unis six fois moins de thé et deux fois plus de soie que le marché méridional. Si l'on n'envisageait pourtant que l'intérêt des manufactures britanniques et l'importation des produits européens, Sang-haï occuperait déjà le premier rang parmi les ports du Céleste Empire; mais Canton est le marché de l'Inde. C'est dans ce dernier port que la présidence de Bombay expédie chaque année des cotons bruts pour une valeur de 25 millions de francs, tandis que les provinces du Nord, qui cultivent le coton et le produisent à bas prix et en grande abondance, n'ont nul besoin de cotons importés. Les ménagements qu'exige l'intérêt agricole de l'Inde anglaise suffiront probablement pour empêcher le gou- vernement de la Grande-Bretagne de tourner ses vues avec une ardeur exclusive vers le nord de la Chine. Les Américains ne sont point retenus par des considérations semblables ; c'est à Shang-haï bien plus qu'à Canton que leur commerce tend à se développer. La conquête de la Californie est à plus d'un titre un fait d'une portée im- mense. La possession de ce nouvel Etat n'a point seule- ment doté l'Union américaine de richesses métalliques qui semblent inépuisables : elle lui a aussi ouvert le chemin du Céleste Empire. Depuis quelques années, l'horizon de cette démocratie puissante s'est considérablement agrandi. Le port de Suez est à deux mille cent trente-deux lieues marines de Hong-kong ; celui de San-Francisco n'est qu'à VOYAGE EN CHINE. . 315 mille neuf cent quarante-six lieues de Shang-haï. Un na- vire à vapeur, gagnant le nord de l'ile de Vancouver et la plus occidentale des îles Aleutiennes, pourrait traverser l'océan Pacifique en trente- huit jours. Il suffit, pour ad- mettre la justesse de ce calcul , d'accorder aux paquebots américains la vitesse moyenne de cinquante-huit lieues par jour qu'atteignent les steamers anglais dans leur voyage de Suez à Hong-kong. Il n'est donc point douteux que, dans un avenir peu éloigné, l'Union américaine ne soit appelée à partager avec l'Angleterre la clientèle de l'empire chinois. A côté de ces grands intérêts rivaux, les intérêts secon- daires s'effacent. La Russie échange à Kiachta ses pelle- teries contre les thés chinois; les îles espagnoles, dans les années de disette, expédient quelques cargaisons de riz à Canton ou à Shang-haï. La Hollande y apporte les pro- duits de ses colonies. D'autres pavillons n'apparaissent qu'accidentellement sur les côtes du Céleste Empire : ce sont les pavillons de la Prusse, du Portugal, du Danemark et des villes anséatiques. Quant à la France, dont le commerce tient une place si considérable dans les échanges du monde, elle n'a point un rang supérieur à celui du moindre de ces Etats dans les relations commerciales de l'Europe avec la Chine. Ce n'est pas une situation que le gouvernement ait acceptée sans avuir fait de louables efforts pour en sortir; mais il est des obstacles contre, lesquels tout h: zèle de ses agents ne parviendra point à prévaloir. Les produits qui trouvent en Chine le placement le plus facile sont les produits bruts : nous n'en avons point à offrir. Le peu d'objets manufac- turés cpie veuille accepter un peuple économe doivent se recommander avanl toul par la modicité des prix, el c'esl plutôt par la perfection, par la qualilé supérieure de ses produits, que notre industrie se distingue. Le bon mar- 316 VOYAGE EN CHINE. ché n'est point le but où nous tendons. Complètement ef- facée sous le rapport commercial, la France est donc ré- duite, dans le nord de la Chine aussi bien que dans les provinces méridionales, à un rôle d'observation ; mais on peut — si quelque catastrophe ne vient déjouer tous les calculs de la prudence humaine — prévoir le jour où la Chine, entrant dans le cercle de la politique générale, verra son existence placée, comme celle de l'empire otto- man, sous la protection des grandes lois d'équilibre qui régissent aujourd'hui le monde civilisé. La France, ce jour-là, se félicitera de n'être point restée étrangère aux affaires de l'extrême Orient, et d'y avoir développé avec d'autant plus de soin son influence morale, qu'elle avait dû renoncer à y asseoir sa politique sur le terrain des in- térêts matériels. CHAPITRE XVI. Entrée de la Bayonnaise dans la Ta-hea et mouillage devant Chin-haë. Mouillés à la hauteur du village de Wossung et prêts à reprendre la mer, nous attendions depuis vingt-quatre heures que le vent et la marée nous permissent de fran- chir la barre du Wam-pou pour rentrer dans le Yang- tse-kiang, quand un clipper américain, donnant à pleines voiles dans la rivière, vint jeter l'ancre près de la Bayon- naise. Les nouvelles que ce navire apportait de Hong-kong étaient faites pour nous rappeler la nécessité d'éviter tout délai inutile, si nous voulions, fidèles à nos premiers pro- jets, visiter, avant de reprendre notre station sur les côtes méridionales de la Chine, les ports de Ning-po, de Chou- san et d'Amoy. — On se rappelle que la convention con- clue entre sir John Davis et le vice-roi Ki-ing avait fixé au 6 avril 1849 l'ouverture des portes de Canton; la po- pulation turbulente de cette grande ville n'avait point ra- tifié un arrangement qui froissait tous s»:s préjugés. Les marchands chinois, réunis par corporations, se concer- taient pour frapper d'interdit les produits des manufactures britanniques; les braves des villages n'attendaient qu'un signal pour courir aux armes, et des placards menaçants étaient chaque jour affichés sur les murs des factoreries. Pendant que les mandarins de Canton cherchaient dans 318 VOYAGE EN CHINE. cette effervescence un prétexte pour éluder la principale clause d'un traité consenti à regret, pendant qu'au nom de la paix publique, ils disputaient aux Européens l'accès de la ville intérieure, les Anglais, de leur côlé, se mon- traient décidés à briser les portes qu'on refusait de leur ouvrir. Les graves complications que cette contenance hos- tile des Cantonais faisait prévoir imposaient au ministre de France le devoir de se retrouver à son poste plusieurs jours avant l'échéance du traité de sir John Davis. Aussi, dès que la marée nous permit de tenter l'appareillage, nous empressâmes-nous de mettre sous voiles. Quelques heures après l'arrivée du clïpper américain, la Bayonnaise, poussée par une belle brise de nord-ouest, avait laissé derrière elle l'embouchure vaseuse du Wam-pou et se dirigeait vers les ports de Ning-po, de Ghou-san et d'A- moy, qu'elle devait visiter avant de rentrer à Macao. Nous avions appris, en remontant le Yang-tse-kiaug, combien il était dangereux de s'approcher des bancs de sable mouvant qui limitent vers le nord le chenal navi- gable : nous voulûmes cette fois serrer d'aussi près que possible la rive méridionale du fleuve. De ce côté, la sonde ne rencontre que des pentes douces et régulières; la pro- fondeur est moindre qu'au milieu du chenal, mais on n'est pas exposé à voir le fond diminuer subitement, si ce n'est cependant sur un point, le seul peut-être qui pré- sente ce danger, situé à dix-huit milles environ du mouil- lage de Wossung. En cet endroit, le Yang-tse-kiang forme un coude assez brusque, et le plateau sous-marin, tran- ché d'une façon plus abrupte, s'étend aussi à une plus grande distance de la côte. Nous nous préparions à con- tourner ce point critique, signalé à notre attention par la carte du capitaine Bethune, quand le fond monta rapide- ment de huit à sept brasses, puis à six. Nous mouillâmes à l'instant; la corvette s'arrêta sur le talus qu'elle allait VOYAGE EN CHINE. 319 gravir. Il restait encore près de dix pieds d'eau sous la quille de la Bayonnaise ; mais la marée était haute et de- vait baisser de quinze pieds avant la fin du jusant. Un ca- not que nous envoyâmes sonder autour de la corvette re- trouva heureusement le chenal, et les dernières lueurs du crépuscule nous guidèrent vers un meilleur mouillage. La nuit fut orageuse ; de violentes rafales du nord-ouest nous firent craindre souvent de chasser sur notre ancre. Aux approches du jour, le temps s'éclaircit, et le vent épuisé tomba presque complètement. Dès que le soleil eut percé le brouillard matinal qui couvrait les bords humides du Yang-tse-kiang, nous ouvrîmes de nouveau nos voiles à la brise. Le peu de rapidité de notre sillage, qui ne dépas- sait pas quatre ou cinq milles à l'heure, nous permit de faire éclairer notre route par une des embarcations de la corvette jusqu'au moment où les îles Sha-wei-shan et Gutzlaff se montrèrent a l'horizon. Nous eûmes dès lors des amers certains pour nous conduire en dehors du fleuve, et nous franchîmes les derniers hauts-fonds du Yang-tse-kiang sans avoir rencontré moins de vingt- quatre pieds d'eau sur notre passage. Le soleil cependant allait bientôt disparaître sous l'horizon. Nous ne voulûmes point, à l'entrée de la nuit, nous engager au milieu de l'archipel de Chou-san; nous laissâmes donc tomber l'ancre près de l'île Gutzlaff. Le lendemain, aux premiers rayons de l'aube, nous poursuivîmes notre route. La ma- rée nous entraîna rapidement entre le groupe dos îles l'ugged et celui des îles Parker. A onze heures du soir, nous avions doublé 1rs écueils qui entourent les îles Vol- cano, et, avant que l'obscurité fût complète, nous étions mouillés sous les hautes terres de l'île Km- tan g, à deux milles environ des receiving-ships qui occupent la station d'opium di! Lou-kong. Les dernières bouffées du vonl du nord nous avaient 320 VOYAGE EN CHINE. conduits à ce mouillage. Avec le jour nous vîmes s'élever une brise d'est qui ne tarda point à fraîchir : c'était une circonstance favorable pour entrer dans le fleuve qui porte, sous les murs de Ning-po, le nom de Yung-kiang, et celui de Ta-hea quand, près de se jeter à la mer, il vient baigner les remparts de Ghin-haë. Ce fleuve est moins profond que le Wam-pou; l'accès en est aussi moins facile. Trois îlots granitiques se dressent presque en face de l'entrée, à moins d'un quart de mille de la côte. Deux de ces îlots sont si rapprochés l'un de l'autre, qu'ils semblent se confondre ; Le troisième s'élève soli- taire à une égale distance de ce premier groupe et de la péninsule escarpée que couronnent à la fois une citadelle et un temple. Trois passes distinctes sont donc ouvertes au navigateur qui se présente à l'embouchure du Yung- kiang. Les alluvions du fleuve ont presque comblé la passe occidentale, à peine praticable aujourd'hui pour les bar- ques du Ghe-Kiang. La profondeur des deux autres pas- sages a été préservée par la violence des marées qui les creusent sans cesse. Ce n'est cependant qu'à la condition de se maintenir dans un chenal sinueux dont la largeur n'excède pas cent vingt mètres qu'un navire européen peut arriver sans encombre devant Ghin-haë. Nous avions franchi les huit ou neuf milles qui nous séparaient du con- tinent chinois; nous avions dépassé l'ile Square et l'écueil de la Blonde1: nous donnions à pleines voiles dans la Ta-hea, après avoir évité heureusement les récifs de la Némésis et la roche du Sésostris : déjà nous apercevions les murs de Ghin-haë et les jonques dont les rangs pressés semblaient barrer la rivière, quand la Bayomiaise, serrant 1 . La plupart des dangers sous-marins sur les côtes de Chine ont conservé le nom de quelque navire anglais dont ils ont déchiré les flancs ou terminé la carrière. VOYAGE EN CHINE. 321 de trop près la côte, s'arrêta doucement sur la vase. Ja- mais lit plus moelleux n'avait été préparé pour un écliouage. Il nous fallut néanmoins attendre la marée montante pour sortir de ce mauvais pas. Pendant ce temps, nous avions reconnu avec soin la limite des bancs qui entourent la côte, et lorsqu'à midi la mer en se gonflant vint nous re- mettre à flot, nous pûmes enfiler sans hésitation le milieu du chenal. Deux heures après avoir quitté le mouillage de Kin-tang, la Bayonnaisc jetait l'ancre sous la citadelle de Chin-haë, à quelques encablures d'une flottille chinoise presque aussi nombreuse que celle que nous avions laissée àSang-haï. On prétend que des jonques ont visité jadis les côtes du Kamschatka et les bords de l'océan Indien; mais depuis plusieurs siècles les nefs du Céleste Empire ont cessé de s'aventurer au delà des îles du Japon et du détroit de la Sonde. Les longues traversées effrayent ces navigateurs, qui n'ont aucun moyen de mesurer le chemin qu'ils par- courent ou de déterminer la position de leur navire par l'observation des corps célestes. La boussole, dont les ma- rins chinois furent, dit-on, les premiers inventeurs, cette aiguille merveilleuse qui montre le sud \ leur est d'un faible secours quand un orage ou le vent contraire les a détournés de leur route. C'est alors que la science du ho- chang- se trouble et se déconcerte, que le to-kung* com- mande vingt manœuvres à la fois, que les matelots, sourds à son appel, vont offrir de nouveaux bâtonnets à la reine du fiai'' ou jettent à la mer du papier enflammé, des l. Tniif iniii tchin, aiguille qui montra Le*sud : tel est le nom mie les Chinois nm donné â la bou '2. Le pilote. :i. Le timonier. h. Tien-bou : tel est le nom d'une vierge qui vivait, il y a quel qii. . Biècles, dan • le Fo-kien, el que la mpei itition a divinisée. Cli.-i- i .m 322 VOYAGE EN CHINE. poules même, s'ils en ont encore. La plupart des jonques qui approvisionnaient autrefois des produits de la Malaisie les marchés de Canton et d'Amoy ont dû se retirer devant la concurrence des bâtiments européens, et ont renoncé aux voyages de Singapore, de Manille ou de Batavia; mais il reste aux navires chinois un immense commerce, le commerce de cabotage, que la navigation étrangère n'est point admise à leur disputer. La crainte des pirates ras- semble d'ordinaire ces barques timides en nombreux con- vois. Ne perdant jamais la terre de vue, suivant tous les détours de la côte, s'enfonçant dans tous les golfes, ces ca- boteurs sont habitués à jeter l'ancre chaque soir. Leurs koangs ou étapes ont été fixés à l'avance ; ils ne les quit- tent qu'après avoir décidé l'appareillage d'un commun ac- cord. Les jonques qui opinent pour le départ hissent une de leurs voiles, celles qui sont d'avis de rester au mouillage laissent toutes leurs voiles ferlées. Si, malgré le vœu de la minorité, le départ est résolu, la flotille tout entière se met en mouvement et cingle vers une nouvelle étape, sembla- ble aux longues files d'oiseaux voyageurs que l'on voit aux approches du printemps prendre leur vol vers le nord. Malgré tant de précautions, les pirates, qui ne cessent de rôder autour de ces convois, enlèvent souvent quelques- unes des brebis du troupeau. Les côtes du Che-kiang, au moment où nous les visitâmes, étaient plus particulière- ment infestées par la piraterie. En vain le général tartare qui commandait à Ning-po les forces de terre et de mer, le mandarin Ghan-lou, multipliait les croisières de tous les tchuens destinés à protéger les eaux extérieures* , en vain que navire chinois possède une statuette de cette déité païenne, tou- jours entourée de hideux satellites. Devant elle brûle une lampe constamment allumée. 1 . D'après le dernier relevé officiel présenté à l'empereur, la flotte de guerre du Che-kiang compte 315 navires à voiles et à rames sa- VOYAGE EN CHINE. 323 la Gazette de Pe-king prodiguait-elle les récompenses et les encouragements aux braves qui se distinguaient dans les combats dont l'archipel de Chou-san était chaque jour le théâtre : les pirates n'en étaient ni moins entreprenants ni moins nombreux, et les jonques chinoises n'osaient plus se montrer sur la côte. Cette situation menaçait de se prolonger, si des marins portugais, que la décadence commerciale de Macao laissait depuis plusieurs années sans emploi, n'eussent conçu un projet qui semble inspiré par les traditions du seizième siècle. S'associant pour leur entreprise quelques matelots indigènes, ces aventuriers chargèrent de vieux canons de fonte le pont de leurs tor- chas* réarmées à la hâte, et vinrent offrir aux jonques de Ning-po et de Hang-tchou-fou une escorte plus sûre que celle de tous les tsung-ping* et de tous les fou-tsiang* du Céleste Empire. Les jonques se cotisèrent pour payer le prix stipulé par leurs protecteurs, et l'on vit, chose étrange ! d'immenses convois entrer dans le Yang-tse-kiang, doubler le promontoire du Shan-tong, et pénétrer jusque dans le golfe de Pe-tche-ly sous la conduite de deux ou trois barqui s européennes. Ce fut le pavillon de Dona Maria qui fit désormais la police sur les côtes du Che- kiang. Egalement redoutées des mandarins et des pi- rates, ces torchas abusèrent quelquefois de la terreur qu'elles inspiraient ; leur intervention irrégulière n'en fut pas moins un bienfait pour le commerce maritime de Ning-po, qui dut à ces singuliers spéculateurs une sécurité voir : lu /."" tsang-tchuen . V.i kwau4chuen> 139 tung ngan tchuen} ;, lion tchuen, 24 pah-tsang siun, 30 »" '"'.'/. •'■•> tian theuen, i yang- poh-tchuen i pung km m. \ Grandes chakrupes-cam irea construites el voilée; comme i«'s barques chinoises. '2, ContrMimiraux. ;i. Chefs de 2 338 VOYAGE EN CHINE. du marché ne sont donc pas moins favorables à Ning-po qu'à Shang-haï; mais, bizarre anomalie qui confond l'observateur européen, c'est de Shang-haï et de Sou- tcheou-fou que la population de Ning-po reçoit les draps étrangers qu'elle consomme. Dans ce dernier port, la va- leur des importations directes n'a jamais dépassé trois cent mille francs, et le chiffre des exportations atteignait à peine, en 1849, trois mille piastres. Mgr Lavaissière croyait que le massacre du 10 mars 1842 n'était point étranger à la stagnation du commerce anglais sur les côtes du Che-kiang. Suivant lui, après le récit d'un pareil évé- nement, récit qui ne leur fut transmis qu'exagéré au fond de leur province natale, les marchands du Ghan-si durent considérer la ville de Ning-po comme frappée par la co- lère céleste. Cette ville fut inscrite par eux au nombre des lieux néfastes. Le traité de Nan-king n'y ramena donc qu'un petit nombre des marchands qu'en avaient éloignés les horreurs de la guerre et qu'une faible partie des capi- taux qui eussent, en d'autres temps, imprimé un rapide essor aux transactions commerciales. Le consul de Sa Majesté britannique n'admettait point la fâcheuse influence que Mgr Lavaissière attribuait à ce souvenir funeste. Il refusait d'ajouter foi à un déplace- ment de capitaux qui eût dû se trahir avant tout par la décadence du commerce indigène. La mauvaise foi du gouvernement chinois lui semblait fournir une explication plus plausible d'un désappointement qu'on avait éprouvé au même degré à Fou-tchou-fou et à Amoy. Pendant que la cour de Pé-king feignait de consentir à l'ouverture des cinq ports, elle avait, disait-il, par d'hypocrites mesures, atténué autant que possible les effets de cette concession. Le gouvernement chinois ne se croit plus assez fort pour résister ouvertement aux exigences des étrangers ; il lui reste l'emploi des influences occultes. On ne trouverait VOYAGE EN CHINE. 339 pas dans le Céleste Empire un seul capitaliste qui osât traiter avec les barbares sans l'aveu de l'autorité locale. Si ce spéculateur imprudent pouvait se rencontrer, ce n'est point par un éclat inutile que la cour de Pé-king punirait le scandale d'une pareille conduite. Il existe en Chine plus d'un moyen détourné d'atteindre et de châtier qui- conque a encouru le déplaisir du souverain ou de ses re- présentants. Les persécutions violentes répugnent à ce gouvernement sournois. De perfides faveurs peuvent porter des coups non moins sûrs. C'est ainsi que la charge de percepteur de l'impôt du sel, un de ces bienfaits célestes qu'il faut recevoir à genoux, est plus redoutée des négo- ciants chinois que la prison ou la cangue. Le malheureux auquel son opulence ou la haine de ses ennemis a valu ce dangereux honneur voit en moins d'une année sa fortune compromise. Ce n'est point assez qu'il soit obligé de subir les emprunts forcés de tous les mandarins de la province, sans le concours desquels il lui serait impossible d'exercer le monopole qui lui est conféré; un contrat arbitraire lui impose en outre le devoir de verser en argent les fonds qu'il a recueillis en monnaie de cuivre et l'obligation de payer chaque mois le douzième d'un impôt dont le recou- vrement ne s'opère que par des ventes lentement effec- tuées. Le privilège de fournir de nids d'oiseaux, d'ailerons de requins et d'holothuries la table impériale est encore une de ces distinctions désastreuses, — toujours accom- pagnées, il est vrai, d'un avancement dans la hiérarchie officielle, — par lesquelles la cour de Pé-king aime ;i faite expier aux négociants chinois les profits d'un commerce que la force des choses la contraint de tolérer a Canton et à Shang-haï, mais qui n'a point cessé' d'être odieux à sa politique ombrageuse. Quand on veut étudier ce inonde étrange vers Lequel La guerre de l'opium a tourné les regards de l'Ktirope, on 340 VOYAGE EN CHINE. oublie trop facilement combien les ressorts secrets de la société chinoise sont encore peu connus des étrangers, de ceux même qui ont passé la majeure partie de leur exis- tence sur les côtes du Céleste Empire. Les missionnaires catholiques auraient pu, mieux que d'autres, nous instruire à cet égard; mais ce n'est plus dans le palais des empe- reurs que résident les nouveaux apôtres. Depuis près d'un siècle, ils se sont trouvés plus souvent à portée d'observer les mœurs des classes populaires que les habitudes des lettrés, les exactions des petits mandarins que la politique du fils du ciel. La véritable cause qui a concentré à Shang- hai et à Canton les transactions européennes a donc pu échapper aux conjectures de nos missionnaires; mais, à côté de ces points si difficiles à éclaircir, il en est .d'autres dont l'évidence saisirait l'esprit le moins attentif. Il suffit d'avoir erré pendant quelques heures en touriste dans les rues de Niûg-po, d'avoir contemplé du rivage les deux fleuves rapides qui, après avoir uni leurs eaux au pied des murs à demi ruinés de la ville, emportent à la mer des milliers de barques chargées des produits de l'industrie ou de l'agriculture chinoise, pour apprécier le rôle tout à fait secondaire que joue dans l'extrême Orient le commerce extérieur. L'Europe n'a point de part à cette agitation féconde dont les quais de Ning-po offrent le spectacle. Il n'est guère de ville un peu considérable qui ne soit en Chine le centre d'un commerce presque aussi actif que celui qui anime les bords du Chou-kiang ou les rives du Wam-pou. Sur tous les points du territoire, on rencontre un peuple affairé : des cultivateurs dans les champs, des artisans dans les villes, des portefaix le long des sentiers, des bateaux sur les lacs et sur les fleuves ; les uns sèment, labourent ou récoltent les moissons, d'autres tissent la soie, pétrissent le kaolin ou l'argile, d'autres enfin char- rient ce butin dans leurs barques ou sur leurs épaules. On VOYAGE EN CHINE. 341 dirait une nation d'abeilles. D'un bout de l'année à l'autre, les hommes sont en mouvement, la terre est en travail. Une masse énorme de produits divers, produits de tous les climats, des contrées les plus brûlantes comme des régions les plus glacées, est le prix de cet incessant la- beur. Les provinces de l'empire se suppléent l'une à l'autre. Le Nord est le débouché du Midi, l'Orient est le marché de l'Occident. C'est la circulation du sang dans le corps humain ; le commerce extérieur ne recueille pour ainsi dire que le trop plein qui s'échappe par les pores. Le jour où la culture du pavot, acclimaté dans les plai- nes du Yun-nan ou du Fo-kien, aurait affranchi le Céleste Empire du tribut que prélève sur ses finances l'opium de l'Inde anglaise, il est difficile de concevoir par quel lien mutuel, par quel besoin impérieux la Chine se trouverait encore rattachée à l'Europe. Replié sur lui-même, ce peuple, que la cour de Pé-king s'obstine à parquer sur un sol insuffisant, rentrerait dans uu isolement dont les ré- sultats se montreraient chaque jour plus désastreux. La passion de l'opium, source de tant de désastres et de tant de crimes, a du moins l'avantage de maintenir la race chi- noise en communication avec le reste de l'humanité. Comme la guerre, comme tant d'autres fléaux que nous maudissons sans les comprendre, ce funeste trafic a donc peut-être aussi sa portée providentielle. Telles étaient les réflexions que nous suggérait l'aspect de la vaste cité, qui ne voit flotter au confluent de ses deux fleuves d'autre pavillon étranger que celui qu'arbore sur sa demeure le consul britannique. Ning-po est le chef- lieu d'une des préfectures entre lesquelles se partage la riche province du Che-kiang. Une enceinte fortifiée l'envi- ronne; cette enceinte affecte la forme d'un losange donl deux côtés regardent la campagne; les deux autres faces sont baignées par le Yung-kiang on par la rivière qui a 342 VOYAGE EN CHINE. déjà passé sous les murs de Tsi-ki et de You-yao. Un pont de bateaux unit les deux rives du Yuns-kiang; on traverse l'autre fleuve dans des barques. C'est sur la rive gauche de ce fleuve tributaire que le consulat britannique élève la croix de Saint-Georges en face des remparts de la ville. Des canaux s'embranchent de toutes parts sur les deux fleuves ; des faubourgs se pressent de tous côtés au- tour de l'enceinte. Nous avons entendu des missionnaires qui avaient visité Sou-tcheou-fou et Nan-king proclamer que Ning-po était la plus belle ville de la Chine. S'il en est ainsi, le Céleste Empire n'a point de cité qu'on puisse comparer, je ne dis pas à nos villes européennes, mais aux plus modestes en- ceintes embellies par là fantaisie capricieuse des Osmanlis ou des Maures. Une tour dont les galeries ont été détruites par un incendie, des portes dont les frontons de granit offrent de bizarres ébauches de sculpture, tels sont, si vous parcourez la ville de Ning-po, si vous vous enfoncez au sein de ses faubourgs, les seuls objets dont l'aspect monu- mental arrêtera un instant vos regards. Ce que vous ne manquerez point cependant de remarquer dès le premier jour, ce qui justifiera peut-être à vos yeux l'admiration de nos missionnaires, c'est la largeur, c'est la régularité de quelques-unes des rues, c'est aussi la splendeur inusitée du double rang de boutiques alignées comme au cordeau de chaque côté de ces voies romaines. La boutique ! voilà ce qui vaut la peine d'être étudié dans une ville chinoise, voilà ce qu'il faut retourner et fouiller dans ses plus inti- mes profondeurs. L'étalage le plus pompeux n'est point toujours en Chine l'indice des plus riches trésors. Ce sera peut-être au fond de l'échoppe enfumée d'un marchand de fer ou dans l'arrière-boutique d'un revendeur de robes et de pelisses fanées, que vous rencontrerez le bronze le plus antique, l'urne la mieux contournée, la statuette la plus VOYAGE EN CHINE. 343 étrange. N'oubliez pas surtout qu'à Ning-po vous êtes au centre des districts producteurs de la soie ; le damas, le satin, le crêpe inimitable, toutes ces étoffes que nous n'a- chetons que de seconde main à Canton se tissent ou se brodent ici sous vos yeux. Des ateliers d'hommes sont oc- cupés à broder des tabliers et à festonner des bourses. Le tempérament lymphatique des Chinois convient merveil- leusement à ces œuvres de patience, et l'on peut tout at- tendre d'une dextérité de main qui va jusqu'à forer sans l'aide du poinçon, sans l'emploi d'aucun moyen mécani- que, l'œil imperceptible d'une aiguille. A côté de cette grande industrie de la soie, Ning-po, comme la plupart des villes chinoises, possède son industrie spéciale. C'est dans ses murs que se fabriquent les plus riches cercueils et les plus beaux meubles de l'empire. Entrez dans ces magasins qui s'ouvrent dans le faubourg à quelques pas de la chapelle catholique, vous y trouverez mille objets d'ébénisterie toui chargés d'incrustations de rotin ou d'i- voire, des lits que la cale de la Bayonnaise n'eût pu mal- heureusement contenir; car ce sont moins des lits que des chambres à coucher complètes, des fauteuils roides et rec- tangulaires comme des chaises curules, des armoires, des boîtes, des étagères et des tables. C'est dans ces immenses magasins que le vernis précieux recueilli dans la province du Che-kiang revêt d'une couche imperméable les meu- bles les plus délicats et les plus grossiers ustensiles. La province du Kiang-si confine de trop près à celle du Che- kiang pour (pie les nombreux objets de porcelaine qu'on rencontre à Canton ne se retrouvent pas aussi à Ning-po en plus grande abondance et à des prix plus modérés. C'est encore vers Ning-po qu'affluent les riches fourrures que le Ghan-si envoie au Japon pour les échanger contre l'or et le cuivre, qui abondent au sein des États du Xo- gonn. 344 VOYAGE EN CHINE. Ning-po avait vu sans doute de plus profonds sinologues que nous rechercher sur ses monuments dégradés quel- ques traces de l'empire des Soung ou du rapide passage de la dynastie mongole ; mais je ne crois pas que son in- dustrie eût jamais rencontré des amateurs plus enthou- siastes. A part les queues postiches et les bagues d'archers qui ne séduisirent personne, je ne sais trop de tous ces objets, dont la forme et l'usage variaient à l'infini, quel est celui, si les ressources pécuniaires d'un officier de ma- rine n'avaient des bornes, qui n'eût pu trouver un ache- teur. Je n'en excepterais pas même ces beaux cercueils de bois de teck, de bois laqué, ou de bois de camphre, si épais, si bien joints, si soigneusement ajustés, dans lesquels il semble qu'on doive attendre plus doucement qu'ailleurs l'heure fatale où résonnera la trompette de l'archange. Echauffés par la vue de tant de merveilles, nous ne rentrâmes à la chapelle catholique que pour accorder quelques minutes au déjeuner que nous avait fait prépa- rer Mgr Lavaissière. Munis d'un guide, pauvre chrétien chinois qui portait sur son épaule huit ou dix chapelets de sapées, monnaie aussi lourde et d'une aussi faible valeur que celle de Sparte, nous nous lançâmes de nouveau à la poursuite des vases de porcelaine et des urnes de bronze. Aucun de nous n'avait à se reprocher à l'égard des rangs inférieurs de la société chinoise un excès de pré- ventions favorables. Nous étions habitués à considérer tout ce qui portait en ce pays la livrée de la misère comme aussi vicieux et aussi abject pour le moins que les juifs qui rampent dans la fange de Smyrne ou de Con- stantinople. Notre guide cependant, malgré l'humilité de son costume, nous séduisit dès la première vue. Il y avait dans sa physionomie et sa contenance je ne sais quoi de candide et d'honnête que nous n'étions guère habitués à rencontrer chez les habitants du Céleste Empire. Au bout VOYAGE EN CHINE. 345 de quelques instants, ce couli chrétien avait entièrement captivé notre confiance. Nous n'eûmes point à nous re- pentir de la lui avoir accordée. Le pauvre garçon prit nos intérêts avec tant de chaleur, qu'à Canton ce beau zèle n'eut point manqué de le signaler à la vindicte publique ; sur les côtes du Ghe-kiang, une conduite aussi étrange parut causer plus d'étonnement que de colère. Nous ne fûmes pas nous-mêmes médiocrement surpris de cette probité si prompte à s'échauffer en faveur des barbares. Ce n'était point pourtant la première fois que nous avions lieu d'apprécier la métamorphose complète qui s'opère chez les sujets du Céleste Empire dès qu'ils sont convertis à la foi catholique. Les étrangers, les Français surtout, ne sont plus pour eux des ennemis que les enfants apprennent a fuir ou à maudire; ce sont, au contraire, des êtres su- périeurs, des esprits bienfaisants, qu'on ne saurait entou- rer de trop de déférence et de respect. — Si la prédication de l'Evangile, me disais-je en voyant notre guide nous défendre contre l'astuce mercantile de ses compatriotes, a la puissance d'éteindre à ce point dans le cœur des Chinois les préjugés hostiles que le gouvernement met tous ses soins à entretenir, il ne faut plus chercher ailleurs la source et le motif des persécutions qui ont assailli en Chine le catholicisme. Ce n'est point un culte qui en pros- crit un autre, c'est une civilisation usée qui se défend; c'est le Céleste Empire qui repousse de toute sa haine et de tout son orgueil l'influence politique et morale des bar- bares. Je suis loin de croire, quant à moi, que l'orthodoxie ombrageuse de certains missionnaires ait nui à la cause du christianisme dans l'extrême Orient. Gè n'était point, à mon sens, dus progrès bien sérieux que ceux qui pou- vaient s'accomplir à l'ombre du sceptre impérial. La mis- sion du christianisme en Chine, sa mission humaine, si je puis m'exprimer ainsi, n'est-elle pas de contraindre cette 340 VOYAGE EN CHINE. société pédante et sensuelle à rompre complètement avec le passé, à renier la loi de Confucius pour accepter l'idée des progrès qu'appelle impérieusement une population qui grandit toujours à côté d'institutions qui dépérissent sans cesse ? Les tempéraments exigés par une aristocratie littéraire toute gonflée de sa fausse science, les concessions au prix desquelles les jésuites se flattèrent de gagner la confiance des empereurs ne pouvaient, je le crains, qu'af- faiblir la portée des nouvelles doctrines et qu'en émousser le tranchant. L'œuvre de nos missionnaires dans le Cé- leste Empire n'est point de ces œuvres qui puissent s'ac- complir à demi. Je ne comprends guère sur ce terrain quelle serait la différence entre un échec complet et une transaction. Si la foi catholique ne doit pas être la con- damnation éclatante des préceptes égoïstes et du matéria- lisme grossier sous l'influence desquels se dissout aujour- d'hui la société chinoise, cette foi n'est plus en Chine qu'une complication, qu'une cause d'agitation inutile. Les empereurs ont eu raison de la proscrire. Pour moi, je l'avouerai, dussé-je inscrire ici une illusion à laquelle l'avenir réserve peut-être un cruel démenti, je crois fer- mement que les prédications évangéliques finiront par opérer dans l'extrême Orient ce que le canon anglais ne pourrait jamais accomplir. Dans ma pensée, en révélant aux Chinois les vérités du christianisme, les missionnaires abaissent la barrière qu'avaient élevée contre tout pro- grès et toute amélioration l'orgueil des lettrés et le culte de Confucius. Entre les Chinois chrétiens et les étrangers des mers lointaines, l'obstacle d'une intraitable routine n'existe plus. Nous apportons à ce peuple immense, avec les grands dogmes consolateurs, l'idée féconde de la fra- ternité humaine ; nous ne venons pas compliquer de nou- veaux rites les superstitions des bonzes ou les hommages hébétés des sophistes. VOYAGE EN CHINE. 347 On comprend sans peine le culte que la reconnaissance d'un peuple décerna jadis à la mémoire de Confucius : jamais la philosophie n'avait mieux mérité ces honneurs suprêmes; mais ce culte est aujourd'hui la pierre angu- laire de la civilisation chinoise. Le tolérer, pactiser avec ses pratiques, ce serait souscrire à l'immobilité dans la- quelle se complaît une race léthargique. Tant qu'un Chinois se prosternera devant la tablette où brillent ces caractères sacrés : Tien, — TU, — Kùn, — Tsin, — Sze, — Koui, — le ciel , la terre , l'empereur, les ancêtres et le maître, il pourra se conformer aux rites extérieurs du christianisme, il n'aura pas l'esprit de sa foi nouvelle; il sera ce que serait un Turc auquel on conférerait le bap- tême en lui permettant d'invoquer encore le nom et les préceptes de Mahomet. Il faut bien le reconnaître , si le Coran est en réalité toute la loi musulmane, les livres de Confucius sont aussi toute la loi chinoise. Chaque ville, chaque village possède un temple élevé en l'honneur de ce grand philosophe ; les vice-rois, les gouverneurs sont tenus de lui offrir deux fois l'an un sacrifice solennel; ils remplissent eux-mêmes l'office sacerdotal ; des lettrés leur présentent l'encens, le sam-chou et les fleurs, qu'ils déposent après neuf pros- trations devant la tablette appendue au fonddu sanctuaire. C'est aussi au père de la sainte doctrine que les étudiants couronnés vont rendre grâce de leurs succès; c'est devant le nom du maître qu'ils inclinent jusqu'à terre leur front décoré do bouton académique. Si tous ces mandarins nourris de la morale de Confucius étaient des adminis- trateurs intègres et des fonctionnaires capables, si Le peuple qu'ils gouvernent jouissait des fruits de son tra- vail, obtenait des tribunaux bonne e! prompte justice, voyait les impôts qu'il subit appliqués aux grands travaux d'intérêt public, bî la misère des classes inférieures, si les 348 VOYAGE EN CHINE. disettes qui désolent la Chine étaient un mal inévitable, et non la conséquence d'un mauvais gouvernement, ce n'est point sans quelque scrupule que je seconderais de mes vœux la moindre atteinte portée à une organisation qui a procuré des siècles de paix à une portion si considé- rable de l'humanité. Malheureusement la vénalité et l'in- curie de l'administration chinoise ne sont aujourd'hui contestées par personne. Un nouveau Chi-hoang-ti1 pro- scrirait sans pitié tous ces commentateurs des king, que la prospérité de l'empire n'en souffrirait guère. En Europe, où l'on croit encore la nationalité chinoise frémissante sous le joug mantchou, c'est surtout aux in- quiétudes d'une dynastie mal affermie sur un trône usurpé que l'on atlribue le système d'isolement dans lequel cherche à s'enfermer le Céleste Empire. Il serait plus juste de laisser la responsabilité de cette politique à la présomption puérile des élèves de Confucius. Les lettrés chinois méprisent l'Occident; ils sont sincèrement con- vaincus que des hommes qui ont conquis leurs grades en argumentant sur le Livre des vers (Chi-King) ou sur le Livre des annales (Chou-king), n'ont rien à apprendre des docteurs européens. Les Tartares ne sont pas infectés au même degré de ce bigotisme scientifique : ils tournent souvent des regards curieux vers ce monde inconnu où 1 . Cet empereur, qui employa, dit-on, cinq cent mille ouvriers à bâtir la fameuse muraille de la Chine, et qui occupait le trône 200 ans avant Jésus-Christ, fut le plus audacieux et le plus impitoyable des novateurs. Lassé des représentations des lettrés et de la résistance qu'ils opposaient à ses projets, du même coup il proscrivit les docteurs et leurs livres; mais cet acte despotique n'affranchit point la Chine du joug de la routine. Les livres se composaient alors de planchettes de bambou sur chacune desquelles le poinçon gravait une vingtaine de caractères. Les lettrés, avant de marcher au supplice, avaient pu enterrer quelques-uns de ces monuments, qui furent retrouvés après la mort de Chi-hoang-ti. VOYAGE EN CHINE. 349 leur esprit rêveur pressent des clartés nouvelles. Les ambassadeurs étrangers qu'à diverses reprises les empe- reurs admirent à la cour de Pé-king ont toujours eu à se louer des mandarins tartares, à se plaindre au contraire des mandarins chinois. Ce contraste a frappé tous les diplomates, tous les officiers que les traités de Nan-king et de Wam-poa ont mis en rapport avec les autorités chi- noises. On serait donc tenté de regretter que l'élément indigène ait continué à prédominer dans le Céleste Em- pire en dépit d'une double conquête. L'invasion des bar- bares infusa un sang plus généreux dans les veines ap- pauvries de la société romaine : rien de semblable ne s'est passé en Chine. Les Mantchoux se sont humiliés devant une civilisation dont ils étaient depuis longtemps tributaires; ils se sont faits les disciples du peuple vaincu et ont aspiré à la gloire des lettrés. Leur esprit, naturel- lement plus vif, plus enclin au progrès que celui des Chi- nois, a dû subir le joug d'une routine préten:ieuse. Je ne sais à quels signes la Chine pourrait s'apercevoir que ce sont des Tartares qui la gouvernent, et par quel manque de déférence envers des préjugés séculaires les souverains mantchoux auraient mérité que les oulémas de l'extrême Orient évoquassent le souvenir des Ming ou rêvassent l'établissement d'une dynastie nationale. Les Tai-thsing ont donné, dans l'espace de deux siècles, sept souverains à l'empire ', et chaque règne a vu les conquérants se fondre davantage daus la masse du peuple chinois. Le laou-tai Lin et le vice-roi Ki-ing sonl des types qui s'effa- cent insensiblement, et dont la politique du nouvel empe- reur désavoue les tendances. Les Mongols étaient des conquérants plus farouches l. Chun-tchi en 1644, Kang-hi en 1662, Young-tching en 1723, tien-long en 1736, KLia-king en 1796, rao-kouang en 1821, Y-shing au mois de février L850< 350 VOYAGE EN CHINE. que les Tartares orientaux. Leur passage en Chine ne fut qu'une occupation militaire. Ils vécurent d'abord dans des camps, entourés de leurs coursiers et de leurs bestiaux ; puis, gagnés par les raffinements de la vie chinoise, ils ployèrent leurs tentes et vinrent s'établir dans les villes au milieu d'un peuple cauteleux et habile en trahisons. Des révoltes soudaines les surprirent endormis dans une imprudente confiance. Sur quelques points, ils opposè- rent aux rebelles une résistance désespérée ; mais lors- qu'en 1352 le fondateur d'une nouvelle dynastie, sorti d'un couvent de bonzes, se fut joint aux insurgés et eut franchi le Yang-tse-kiang, la cause des Mongols put être considérée comme perdue. Cinq années plus tard, se voyant sur le point d'être investi dans sa capitale, l'em- pereur Chun-ti prenait avec les débris de ses armées le chemin du nord, et les petits-fils de Genghis-khan s'abri- taient de nouveau sous les tentes de feutre. Ning-po, qui avait partagé avec Hang-tchou-fou les bienfaits de la dynastie des Soung, ne pouvait supporter qu'impatiemment le joug de la dynastie mongole. Cette ville fut des premières à lever l'étendard de la révolte. Les conquérants tombèrent sous le glaive des rebelles ou ra- chetèrent leur vie au prix de leur liberté. On prétend qu'à dater de ce jour les descendants de ces fiers Tartares for- mèrent dans Ning-po une caste inférieure à laquelle le Chinois le plus pauvre eût refusé de mêler son sang. C'est à cette caste proscrite qu'appartenaient, dit- on, les coulis qui depuis huit heures du matin emportaient nos chaises d'un bout de la ville à l'autre. J'ignore si les parias de Ning-po ont gardé la mémoire de leur origine , mais j'avoue que les souvenirs de Koubilaï-khan et du grand général Pe-yen ' traversèrent plus d'une fois ma pensée 1. C'est ce général qui acheva presque à lui seul la conquête de la Chine, et dont les préceptes pourraient prendre rang à côté de ceux VOYAGE EN CHINE. 351 pendant que je hâtais la marche de mes porteurs. Pour venger ces Mongols de l'humiliation à laquelle ils sont descendus, j'aimais à me figurer leurs pères entrant, quel- ques siècles auparavant, dans les murs de Ning-po, la molle et voluptueuse cité, leur arc à la main, leurs flè- ches sur l'épaule, et foulant d'un pied barbare tout ce luxe efféminé des Chinois. Ce sont aussi des femmes mon- goles, ces discrètes messagères qui à Ning-po se chargent d'appareiller les deux sexes et de former des unions sor- tables. Vous les rencontrerez dans chaque rue courant d'un pas furtif à leurs graves affaires, et portant sous le bras, pour signe distinctif, cette enseigne qui fait battre le cœur de toutes les jeunes filles à marier : un petit paquet bleu et blanc. La chapelle catholique ne nous revit qu'au coucher du soleil. Pendant trois jours, nous nous dévouâmes à étudier les grandeurs et les misères de Ning-po. Les deux ou trois rues qui font l'orgueil de cette ville chinoise ne suffisent point pour lui mériter un rang à part entre les cités du Céleste Empire. A quelques pas de ces larges chaussées où la foule circule comme un fleuve dans un lit profond, on retrouve les ruelles tortueuses de Shang-haï et les cloaques qu'on croyait avoir fuis pour toujours. On s'irrite alors, on en veut à Ning-po de l'admiration que sa fausse splendeur a surprise, et l'on croit reconnaître dans ses rues un peuple plus hâve et plus scrofuleux, sur la façade et le seuil de ses maisons plus de traces de négligence et de souillures. Comment se défendrait- on, i u effet, d'un gentiment de colère et de dégoût, quand de hideux bour- biers encombrent les carrefours, quand l'engrais destiné h Féconder les campagnes vous poursuit en Loue lieux de ses miasmi infects, lorsque, — singulier outrage à la dé- de Confucius : « N'aimez ni le \ m m i. r.M tare, et tout tous n 352 VOYAGE EN CHINE. cence publique, — on peut rencontrer, non point dans les plus secrets replis des faubourgs, mais au milieu même de la ville, des fumeurs éhontés qui, perchés à la suite l'un de l'autre sur un long bâton scellé dans deux murs pa- rallèles, offrent aux regards des passants un spectacle que je n'oserais décrire? Tels sont les ignobles points de vue ménagés au voyageur par les soins de l'édilité chi- noise. Il n'est certes pas besoin d'être Anglais pour s'é- chauffer la bile en présence de pareilles horreurs, et pour déclarer avec une légitime indignation que rien au monde ne saurait être plus shocking! Il est certains côtés par lesquels se laisse aisément sé- duire l'étranger qui observe et juge : la corruption peut avoir son élégance, et la giâce dans le vice a souvent dés- armé la rigueur des censeurs les plus austères ; mais le peuple chinois, celui du moins qui habite les villes, n'a rien qui puisse excuser à nos yeux ses faiblesses. Il n'est point de race au monde dont les habitudes semblent plus sordides, dont les instincts aient été plus ravalés par la misère. Si nous avions pu croire un instant que le travail suffisait pour moraliser un peuple, l'aspect de cette im- mense agglomération d'hommes- tout occupée à gagner sa subsistance nous aurait bientôt désabusés. Trois jours d'une exploration minutieuse nous confirmèrent d'ailleurs à Ning-po dans l'opinion que nous avions déjà emportée de Shang-haï. Nous comprîmes que c'était dans les pro- vinces septentrionales de la Chine qu'il fallait étudier l'avenir désastreux qui attend cette population exubé- rante, si elle continue à repousser la main que lui tend l'Europe, si elle s'obstine à rester confinée comme Ugo- lin dans sa tour, entre l'Océan et la grande muraille. A Canton, la clémence des saisons adoucit les traits du ta- bleau; mais à Ning-po l'indigence dans la fange, la mi- sère qui grelotte, la pauvreté qui rassemble ses haillons, VOYAGE EN CHINE. 353 provoquent douloureusement la pitié et font pressentir de cruelles souffrances. Lorsque sur les côtes de l'Asie Mineure, dans les champs où fut Troie, dans la plaine marécageuse d'Éphèse, ou près du promontoire que cou- ronnaient les temples de Gnide, on rencontre des fûts brisés, des chapitaux épars et quelque pâtre errant avec ses chèvres au milieu des ruines, lorsqu'on évoque par la pensée les races disparues qui peuplaient jadis ces déserts, on se sent moins attristé peut-être, moins frappé du néant des choses humaines qu'à la vue de ce peuple pour lequel la paix est un fléau, les unions fécondes un nouveau gage de famine, et qui se dévorerait un jour, si les nations qu'il méprise ne devaient le sauver de lui-même. i 23 CHAPITRK XVIII. La campagne du Che-kiang. Nous connaissions la ville de Ning-po autant que nous la voulions connaître ; nous étions impatients de chercher dans les campagnes baignées par le Yung-kiàng de moins tristes spectacles. M. Sullivan voulut bien mettre encore une fois à notre disposition l'arche qui nous avait, par une nuit affreuse, déposés sur les rives de ce fleuve, et nous prîmes le parti de nous diriger vers des lacs, vers des temples dont on nous avait souvent entretenus, et qu'avait visités, lors de son passage à Ning-po, 'M. de La- grené. Cependant, avant de nous mettre en route, il fal- lait assister au banquet officiel qu'avaient préparé les lazaristes et que devait présider M. Danicourt. Mgr La- vaissière avait refusé, malgré nos instances, de se montrer à cette fête. Il voulait que son existence fût un secret pour tous les mandarins du Che-kiang. Cet apôtre zélé craignait trop d'être entravé dans ses courses évangéliques pour consentir à s'asseoir à la même table que les autorités de Ning-po. Le 20 février, à six heures du soir, nous vîmes arriver dans la cour de la chapelle catholique le mandarin Chan- lou, général de terre et de mer, commandant les forces militaires dans la province du Che-kiang, mandarin de première classe, au bouton rouge. Un officier d'ordon- nance accompagnait ce général tartare, auquel une indis- VOYAGE EX CHINE. 355 position du gouverneur de Ning-po laissait en ce jour le premier rang. Le lieutenant-gouverneur Hieun-lin, man- darin de quatrième classe, au bouton bleu opaque, inten- dant et collecteur des grains dans les trois départements de Ning-po-fou, Tchao-hiun-fou et Taï-tcheou-fou, — le préfet de Ning-po, le mandarin Tchen-taï-laï, également décoré du bouton bleu opaque, — le sous-préfet du dis- trict, Ning-tchin-kiang, le magistrat de la ville, Wang- pi-hié, tous deux mandarins de cinquième classe, au bouton de cristal, suivirent de près le général et son of- ficier d'ordonnance. Us vinrent représenter l'élément chi- nois à coté de l'élément mantchou, l'autorité civile à côté de l'autorité militaire. Si notre curiosité n'eût été déjà émoussée par notre long séjour à Sbang-haï, nous eus- sions trouvé dans la réunion de tous ces mandarins une excellente occasion d'étudier le personnel administratif d'une province chinoise ; mais le souvenir de Lin-kouei nuisait au général Ghan-lou, et la politesse affectée, le sourire doucereux de nos autres convives, nous inspi- raient une impatience que l'attrait de la nouveauté ne se • ■ait plus de combattre. Le diner, qui avait coûté tant de soins et occasionné tant de frais à nos hôtes, fut donc triste et maussade : les mandarins ne se trouvaient point àl'aise sous ce toit qui abritait les autels et les minis- tres du maître du ciel 'Toutes leurs démonstrations obsé- quieuses ne suffisaient pas à dissimuler la contrainte mo- rale ;i laquelle ils avaient obéi en dérogeant pour un jour à des préjugés invétérés. Quanl à nous, nous étions fati- de singer les habitudes chinoises. Plus d'une fois déjà, nous avions agité la question de savoir s'il ne valait pas mieux laisser à l'intelligence des sujets du Céleste I. Tien-chou : tel est Le nom par lequel L'Église romaine p qu'on exprime en chinois l'idée du vrai Dieu. Elle n I exprès» sinus de tien (ciel) et de xang-ti ouvei eur). 356 VOYAGE EN CHINE. Empire le soin d'étudier et de comprendre nos rites euro- péens que de nous exposer constamment à quelque gau- cherie par une imitation servile de coutumes étrangères. Français et Chinois, nous vîmes avec un égal plaisir la fin de ce repas, et, lorsque les mandarins témoignèrent l'in- tention de se retirer, nous rassemblâmes nos forces pour un dernier tchin-tchin, accompagné d'un sincère et cor- dial : Dieu vous conduise ! Rendus à nous-mêmes, nous songeâmes à exécuter sans plus tarder notre grand projet. Il était dix heures du soir, la pluie tombait par torrents ; mais la barque du consul anglais se trouvait dans le canal sur lequel nous devions nous embarquer. Un plan incliné rachetait, à défaut d'é- cluse, la différence de niveau qui existait entre le canal et le fleuve. Cédant à l'effort de deux cabestans, notre bar- que avait à l'avance accompli cette ascension périlleuse. Nous étions destinés, pendant notre séjour à Ning-po, à voyager au milieu des ténèbres. Nous partîmes, au nom- bre de cinq, de la chapelle catholique, emportant les vœux de nos compagnons et les instructions des bons mis- sionnaires. Nos chaises nous transportèrent sur la berge du canal, et c'est là que nous fûmes reçus par les bateliers de M. Sullivan. A la première tentative que nous fîmes pour exposer au patron notre plan de campagne, le Pali- nure chinois s'empressa de nous épargner un soin inutile. Mi sabi, mi sabi, nous dit-il d'un ton magistral. Il ne nous restait plus qu'à dormir; c'est ce que nous fîmes jusqu'au jour. Quelques minutes avant le lever du soleil, nous sor- tîmes de nos chambres et vînmes nous établir sur le toit de la gondole, que nous avions senti glisser doucement toute la nuit, pour étudier du haut de cet observatoire la topographie du pays. Notre barque voguait sur un large canal creusé au milieu de fertiles rizières. Une immense plaine s'étendait à perte de vue derrière nous et venait VOYAGE EN CHINE, 357 mourir au pied d'une longue chaîne de montagnes, vers laquelle nous avancions rapidement. Des canaux sembla- bles à celui qui portait notre fortune sillonnaient de tous côtés ce terrain d'alluvion et formaient autour de nous comme un réseau inextricable. Des plongeons, des poules d'eau cinglaient sans méfiance à portée de nos fusils. L'é- tourneau chinois ou la pie bleue de Ning-po passaient avec leur vol saccadé au-dessus de nos têtes. La pluie avait cessé, mais les nuages enveloppaient encore le sommet des montagnes, et un dais de vapeurs se traînait lourde- ment dans le ciel. Ce paysage qu'un rayon de soleil eût égayé, avait alors quelque chose de sombre et de mélan- colique. Une chaîne de montagnes se dressait comme un mur devant la proue de notre bateau, et bornait triste- ment l'hoiizon. De quelle façon nos bateliers s'y pren- draient pour tourner un pareil obstacle, c'était ce que nous nous demandions depuis quelques minutes sans pouvoir trouver à cette question une réponse satisfaisante. Le canal cependant se rétrécissait peu à peu ; ce large cours d'eau sur lequel vingt barques comme la nôtre auraient pu pas- ser de front allait bientôt se transformer en fossé. Noire perplexité augmenta quand nous vîmes un village se des- siner devant nous et des maisons s'élever en travers de notre route. Encore quelques coups d'aviron, et nos doutes cessèrent : il n'y avait plus de canal. Nuire barque s'était engagée dans une impasse, et si nous devions ar- river à des lacs, ce n'était point par cette voie que nous y pouvions parvenir. Nos bateliers avaient sauté à terre, nous laissant dans ce détroit sans issue: dous les rappelâ- mes et entrâmes en explications. « Vous êtes arrivés, » disaient-ils. Mais où dune étaient les lacs, les temples qui nous étaient promis ? Où étaient les points de vue dont on nous avait parlé, les bonzes qui devaient nous recevoir? « Misérables! vous avez abust: de nuire confiance, TOUS 358 VOYAGE EN CHINE. vous êtes joués de notre sommeil! Nous devrions vous livrer au tchè-s-hien! ... Avisons plutôt à un prompt re- mède. Que faut-il faire pour rentrer dans le droit sentier? Par quel circuit peut-on retrouver le chemin des lacs? — Il faut d'abord retourner à Ning-po. » Ici les avis se partagèrent : quelques-uns d'entre nous voulaient bien retourner à Ning-po, mais pour y rester; d'autres étaient décidés à pousser jusqu'au bout l'entreprise et avaient dans leur ferveur adopté la devise des soldats de marine anglais : Per mare, per terram. Il faut qu'on sache que dans tous les villages chinois les voyageurs peuvent re- quérir moyennant salaire, des chaises et des porteurs, comme on requiert chez les maîtres de poste européens des chevaux et une voiture. Il y a des limites cependant à l'exercice de ce droit : tel village entretient deux ou trois chaises, tel autre ne doit en fournir qu'une. On avait pro- posé de prendre des chaises qui nous feraient franchir en moins de deux heures la montagne, si escarpée qu'elle pût être : derrière cet obstacle se cachaient, disait-on , les lacs et les temples que nous poursuivious; mais nous étions cinq, et le maire du village, le ti-pao, n'avait que deux chaises à nous offrir. Il fallut donc renoncer à ce beau projet. En ce moment, une épouvantable averse vint mettre un terme à nos indécisions. Il fut arrêté d'un com- mun accord que, puisque le ciel conspirait aussi contre nous, nous retournerions à Ning-po, pour reprendre dès le lendemain le chemin de la Bayonnaise. Puisque c'était ainsi que devait se terminer notre voyage, — o lame and impotent conclusion! — nous avions du temps devant nous : la brise nous ramènerait facilement à Ning-po avant le coucher du soleil, et nous pouvions parcourir le village qui avait arrêté notre essor. Pendant les trois années que nous avons passées sur les côtes du Céleste Empire, nos courses dans la campagne VOYAGE EN CHINE. 359 onttoujours eu le don de nous réconcilier avec les Chinois. Ces bons villageois qui nous accueillaient avec un sourire, et dont l'humble demeure semblait l'asile, sinon d'un grand luxe, au moins d'un modeste bien-être, qu'avaient- ils de commun avec la foule cupide et misérable qui se pressait dans les rues de Ning-po? Nous ne pouvions tou- tefois oublier que la province du Ghe-kiang, grâce à sa fertilité admirable et aux débouchés que lui offrent de toutes parts ses fleuves et ses canaux, n'est qu'une heu- reuse exception dans l'empire. Ce petit coin de la Chine, entrevu à la dérobée, ne pouvait donc prévaloir longtemps contre les impressions qu'avait laissées dans notre esprit le récit des famines du Kiang-nan, du Su-tchuen et du Shan-tong, contre les assertions des hommes dont le dé- vouement avait sondé toutes les corruptions et toutes les infamies de cette société païenne. Le village au milieu duquel nous errions n'avait point de rues régulières : c'était un groupe de cinquante ou soixante maisons jetées ça et là, entrecoupées de jardins et de rizières. Le fusil sur l'épaule, nous poursuivions de malheureux oiseaux jusque sur les faites de ces ha! stations rustiques, et nous nous laissions conduire par le vol ca- pricieux de nos innocentes victimes. C'est ainsi que nous arrivâmes à l'entrée d'une vaste grange dont une longue table occupait toute l'étendue. Quelques pièces froides et des bols de riz posés sur la table expliquaient la présence de la foule rassemblée dans cette salle qui ne recevait de jour que par la porte, et dans laquelle la brise s'ëngouf- lrait en gémissant. Chacun 'les convives avait la tête ceinte d'un linge blanc, quelques-uns même n'avaient ponr toul vi li ment qu'un sarrau de toile grossière qui les envelop- pait comme un linceul. Nous étions trop familiarisés déjà avec les coutumes chinoises pour ne pas reconnaître à ces signes les apprêts d'un repas funèbre, Un jeune tomme 360 VOYAGE EN CHINE. que son deuil rigoureux nous signalait comme un des proches parents du défunt, — son fils ou son petit-fils peut-être, — s'avança vers nous, pendant que nous nous tenions respectueusement à la porte et d'un air doux et bienveillant, sans embarras comme sans insistance, nous invita par un geste plein de grâce à prendre part au triste banquet. Cette offre hospitalière avait de quoi nous sur- prendre; elle s'alliait mal avec les sentiments hostiles que notre séjour à Canton nous avait habitués à prêter aux Chinois vis-à-vis des barbares. Nous allions peut-être ac- cepter; un honnête scrupule nous retint: nous craignîmes de troubler par notre présence l'accomplissement de ce rite pieux qui, sous une forme étrange, n'en était pas moins un suprême hommage rendu par les vivants à la mémoire des morts. Les institutions littéraires tiennent sans doute une grande place dans l'organisation de la société chinoise; mais le principe essentiel de cette société, ce n'est pas le culte de la science, c'est celui des traditions. Depuis des siècles, les habitants du Céleste Empire se transmettent avec la vie les mêmes idées et le même flambeau. Il de- vait en être ainsi sous un gouvernement qui cherchait son point d'appui dans la constitution de la famille, et qui pre- nait pour base du pouvoir souverain l'autorité paternelle. « En Chine, nous répétaient souvent les missionnaires que nous interrogions, le père est aux yeux de ses enfants comme un dieu domestique. Non-seulement on obéit avec ponctualité à ses ordres, mais on vénère jusqu'à ses ca- prices. » Ces habitudes de soumission précoce ne font point des générations révolutionnaires ; aussi les Chinois ont-ils joui des bienfaits de la paix avec plus de constance qu'aucun autre peuple. A défaut du sentiment religieux, le respect filial, élevé à la hauteur d'une institution poli- tique, est devenu le lien de cette immense monarchie. VOYAGE EN CHINE. 361 Pour recueillir des sujets paisibles, le gouvernement chi- nois a voulu donner à chaque père de famille des enfants dociles et respectueux. A l'élan de la nature il a substitué ce qu'on pourrait appeler un sentiment légal. L'accom- plissement du plus saint, mais aussi du plus doux des de- voirs, s'est trouvé placé par les législateurs du Céleste Empire sous la surveillance de la police. Ceci n'est point une exagération : de hauts fonctionnaires ont été dégradés pour un deuil négligent, et chaque jour vous verriez, si vous fréquentiez les prétoires, des jeunes gens qu'un père offensé vient traduire devant le magistrat du district. Cette vénération dont le chef de l'Etat a pris soin d'entourer le chef de la famille, il a voulu qu'elle le suivît jusque dans la tombe. Les rites des funérailles étaient fixés par le Tchcou-lil plusieurs siècles avant Confucius; le boud- dhisme n'a fait qu'y joindre ses pratiques superstitieuses. Les Chinois n'ont point, on le sait, l'habitude de creuser très-profondément les idées qu'ils acceptent, et les céré- monies funèbres dont les Européens sont journellement témoins à Canton ne sont qu'un mélange incohérent de superstitions incomprises qui se sont accommodées com- plaisamment aux anciennes coutumes de l'empire. De nos jours, dès qu'un Chinois est sur le point d'ex- pirer, on lui met dans la bouche une pièce d'argent et on s'empresse de lui boucher le nez et les oreilles. A peine est-il mort, qu'un trou pratiqué au toit ouvre une issue aux âmes, — car, s'il faut en croire les bonzes, chaque homme en a trois, — qui viennent de se séparer de leur enveloppe terrestre. Le lils aîné se rend à la source la pins proche, > puise de l'eau, qu'au prix de main lingot de papier il achète de je ne sais quel génie infernal, — eau sacrée qui doit seule laver le corps et la ligure, du défunt. Les bonzes 1 . [ivre des rites de la dynastie dea Tch • 362 VOYAGE EN CHINE. cependant ont eu le temps d'accourir avec leurs tantams et leurs cymbales. Ils rédigent et consacrent la tablette de lame. C'est ici l'un des mystères les plus compliqués de la religion bouddhique. Dans cette tablette, où le ciseau du menuisier a creusé une laconique épitaphe, résidera une des âmes qui viennent de s'envoler. Une autre âme habi- tera le monde des esprits; une troisième ira, pour mettre d'accord le dogme de la transmigration et les prescriptions du Tcheou-li habiter un nouveau corps. Pendant trois fois vingt-quatre heures, ces bonzes assourdissent le voisinage de leurs lamentations et de leurs concerts. Le jour des obsèques est enfin arrivé; la nécromancie a désigné le lieu favorable à la sépulture. Le mort, revêtu de ses plus beaux habits, est déposé au fond de son cercueil. C'est encore un prêtre de Bouddha qui conduit le défunt à sa dernière demeure. Il s'avance en tête du cortège funèbre, récitant des prières, semant sur la route des lingots de papier pour apaiser les mauvais génies, frappant l'un contre l'autre deux bassins de cuivre pour les effrayer. Quatre hommes portent sur un brancard l'épitaphe du défunt; le corps vient ensuite, et derrière ces restes inanimés marche un autre bonze ceint d'une écharpe rouge. Au moment où le cercueil est descendu dans la fosse, des boîtes d'artifices et de nombreux pétards le saluent d'un dernier adieu. La tablette de l'a me reprend alors le chemin de la maison mortuaire, et la famille compte un ancêtre de plus. Pendant vingt-sept lunes, les enfants du défunt ne quitteront point les vêtements de deuil; mais, le jour même des obsèques, on les verra s'asseoir avec insou- ciance à la table où l'usage rassemble autour des mets divers dont l'âme du mort a savouré les prémices tous les amis accourus le matin à l'appel d'une famille en pleurs. La douleur officielle fera trêve à ses cris pour pré- sider à ce repas funèbre ; le rite est accompli, et les re- VOYAGE EN CHINE. 363 grets sont apaisés. Les Chinois, il faut bien le dire, ne sont qu'imparfaitement doués des qualités du cœur; la plupart de leurs vertus sociales ne sont que des liens égoïstes. Leur sensibilité s'éveille à la naissance d'un fils, futur appui de leur vieillesse, gardien du tombeau pa- ternel et de la tablette des ancêtres, mais lorsque, par une amère ironie, c'est une fille que le ciel envoie à leurs vœux, ils n'hésiteront point, si la misère les y excite, à sa- crifier ce funeste présent, à jeter dans le fleuve cet enfant inutile pour s'épargner la peine de le nourrir. Des man- darins se sont élevés avec indignation contre cette barbare coutume. « Les filles, disent-ils, appartiennent aussi bien que les enfants mâles à l'harmonie qu'ont instituée les deux grandes puissances, le ciel et la terre. Noyer sa fille parce que l'on est pauvre, c'est marcher dans une voie pernicieuse, c'est agir contre toute moralité et toute civili- sation. » Les juges ont beau menacer d'un châtiment sé- vère les parents qui voudront s'abstenir de remplir les devoirs de la vie : l'infanticide est un des droits de cette société païenne où l'autorité paternelle s'est comme les autres despotismes enivrée de sa puissance. Pendant que le cours de ces réflexions ramenait sur nos lèvres l'anathème, et que nous nous sentions prêts à mau- dire de nouveau une civilisation qui, semblable aux feux tournants allumés sur nos côtes, nous présentai I sans cesse, après une face obscure, un de ses côtés éclairés, le mo- ment était venu fin reprendre le chemin de Ning-po. Le vent, après un dernier grain, s'était fixé au nord-est, le ciel s'était éclairci, al cotre barque descendait gaiemenl le canal dont les rives s'animaienl d'une foule plus active à mesure que août approchions de la ville. I les bateaux char* gés de nombreux passagers croisaienl aolre route on v<>- gvaienl de conserve avec nous; les uns déployaient une large voile de nattes, L< s autres étaient traînés par les ma- 364 VOYAGE EN CHINE. telots qui marchaient près du bord, attelés à la file comme les chevaux d'un bac. Des arcs de triomphe, formés par une architrave reposant sur deux piliers de granit, déco- raient de distance en distance ce chemin de halage : hon- neur accordé, suivant le texte des inscriptions, au parfum virginal de la chasteté ou à l'agréable odeur de cent ans. Le crépuscule commençait à peine quand nous arrivâmes à Ning-po. Notre brusque retour ne laissa point de sur- prendre les missionnaires, qui nous avaient crus partis pour un voyage de plusieurs jours. Nous ne pouvions son- ger à tenter une nouvelle campagne dans les plaines du Ghe-kiang ; nos instants étaient trop comptas pour cela. Dès le lendemain, nous chargeâmes deux énormes ba- teaux de toutes nos emplettes, et, prenant congé des hôtes généreux qui nous avaient si gracieusement livré leur de- meure, nous regagnâmes avec une secrète satisfaction la corvette que nous avions quittée depuis cinq jours. Pour redescendre le fleuve, il fallait épier le moment où le vent et la marée viendraient seconder une manœuvre qui pouvait nous exposer encore à plus d'un échouage. Cet heureux concours de circonstances ne se fit point at- tendre. Le jour même qui suivit notre retour à bord de la Bayonnaise, les vents passèrent au sud. Nous levâmes à l'instant une de nos ancres, et, vers neuf heures du matin, nous nous tînmes prêts à border nos huniers. La marée montante gonflait lentement les eaux du fleuve, la brise fraîchissait ; encore quelques minutes, et nous pourrions appareiller. Tout à coup du village près duquel nous é lions mouillés accourt sur le bord du fleuve une foule agitée de transports frénétiques. Des gongs, des cymbales, des trompettes déchirent l'air de leurs vibrations lugubres : les murs de Jéricho n'y résisteraient pas. Que se passe- t-il donc? quel ennemi s'agit-il d'épouvanter ou de com- battre? Eh! ne voyez-vous pas le soleil qui pâlit et, ce VOYAGE EX CHINE. 365 disque à demi rongé que le dragon céleste dévore ! Oui, vous avez raison, une lueur blafarde a remplacé l'éclat du jour; une large échancrure s'étend peu à peu sur l'astre sanglant dont les rayons s'éteignent l'un après l'autre. Ne vous découragez pas, braves Chinois; sauvez l'astre qui éclaire les fils de Sem comme les fils de Japhet : le monde entier vous tiendra compte de cet important service. Et l'empereur Tao-kouang dans son palais, que va-t-il dire? Quel avertissement pour le fils du ciel, pour l'unique gou- verneur de la terre ! En haut, les astres perdent leur lu- mière; en bas, la misère afflige le peuple. Quel empereur sincère ne reconnaîtrait à ces signes son peu de vertu? Le dragon cependant ne lâche pas sa proie : du globe qui rayonnait tout à l'heure au sein de l'espace, il ne reste plus qu'un anneau lumineux qu'un dernier effort va faire disparaître.... 0 terre abandonnée! ô malheureux uni- vers! mais, que dis-je? le jour renaît; le soleil échappe aux étreintes du monstre? Oui, le disque s'est agrandi, les feux de l'astre se sont rallumés; victoire! le soleil vit en- core, et ce sont les Chinois qui l'ont sauvé ! Puisque les clartés célestes nous sont rendues, il ne nous reste qu'à marcher en avant ; aussi bien, qui sait si quelque astrologue malveillant ne pourrait pas nous im- pliquer dans cette affaire et nous représenter comme com- plices de l'attentat dont le flambeau du inonde a failli être victime? Nous levons notre ancre, et nos voiles nous en- traînent. Au premier coude du fleuve, le courant, nous prend en travers et nous jette sur la rive droite ; malgré cet échouage, deux heures après avoir appareillé, nous sommes devanl Chin-haë. Arrivés sous les murs de celte ville, nous laissâmes en- core une fois tomber l'ancre. Il avait été convenu (jne M. Forih-lWiiien viendrait nous rejoindre dans la soirée, et que nous sortirions du fleuve le lendemain. C'était, on 366 VOYAGE EN CHINE. s'en souvient, pour visiter une pagode célèbre que nous nous étions embarqués sur les canaux de Ning-po ; la fata- lité qui s'attache quelquefois au pas des voyageurs avait fait échouer ce pèlerinage : nous voulûmes prendre notre revanche à Ghin-haë. La dévotion des marins du Fo-kien et la libéralité des empereurs ont doté cette ville maritime de plusieurs édifices religieux. Une pagode occupe le som- met de la péninsule escarpée qui domine l'embouchure du fleuve. Un autre temple est bâti sur l'isthme qui relie cette péninsule à la ville. Nous pûmes, sans que personne songeât à contrarier nos desseins, admirer à loisir les di- vinités étranges auxquelles le sculpteur, poursuivant un hideux idéal, a donné de petits yeux à fleur de tête, un nez épaté, un gros ventre et de longues oreilles. Ni bonze, ni gardien ne se trouvait là pour défendre ces pieux simula- cres. Assise au fond du sanctuaire, l'idole de bois doré n'avait pour protecteurs qu'une foule de génies subal- ternes, monstrueux blocs de laque rouge dont les grimaces formidables avaient paru suffisantes pour épouvanter les profanes. Les marins doivent à leurs longs voyages une certaine tolérance philosophique qui les porte à respecter les pré- jugés des autres peuples; ces citoyens de l'univers ont des égards pour les magots de tous les pays. Nous traitâmes donc ces affreux poussahs avec autant de considération que nous en eussions témoigné à la Minerve de Phidias ou au Jupiter olympien. Cependant, par je ne sais quelle of- fense involontaire, nous dûmes provoquer le courroux de quelques-uns de ces génies irritables. Fut-ce au dieu des nuée-;, Kuei-iv.n-œam, à la reine du ciel, Ticn-haou, ou au protecteur de la ville, Ching-wang, que nous fûmes redevables des contrariétés qui, après ce fatal pèlerinage, vinrent nous assaillir? Je l'ignore et ne chercherai point à le savoir: mais le fait est certain : c'est au moment VOYAGE EN CHINE. 367 même où, franchissant la porte du temple, nous allions descendre par un gigantesque escalier de granit vers la plage, que le vent de sud changea brusquement, et dans un tourbillon soudain vint à souffler du nord-est. Quand nos passagers arrivèrent à bord de la corvette, il n'y avait plus moyen de songer à sortir du fleuve. Pendant huit jours, nous fimes des efforts désespérés pour tenter un appareillage; la brise nous retint impitoyablement au port. Nous étions littéralement pris dans une souricière. La configuration du chenal que suit à son embouchure le cours de la Ta-hea ne nous laissait le choix qu'entre deux partis : nous faire remorquer par nos embarcations, s'il survenait un instant de calme, ou attendre un vent favo- rable. Ce dernier parti eût été le plus sage; il nous eût épargné bien des fatigues inutiles. Ce n'était point mal- heureusement celui que nous conseillait notre impatience. Chaque matin, à la moindre variation de la brise, nous concevions un fol espoir, et nous nous remettions en route traînant notre chaîne comme un forçat échappé. Nous lancions devant nous un canot comme ballon d'es- sai, et, quand l'insuccès de ces manœuvres nous avait convaincus de l'inutile danger d'une tentative qui ne nous sauverait pas d'une odieuse prison, nous retournions, mornes et résignés, au poste que nous avions quitté le matin. Ce fut un des épisodes les plus irritants de notre campagne. Le cabestan de la Bayonnaise ne connaissait plus de relâche; ce n'était que manœuvres de jour et de nuit, qu'imprécations contre la mousson. Enfin la colère 'les dieux eut un terme. Le 5 mars, au moment où le soleil se leva, la mer était calme el unie comme une glace; aucun souffle n'agitait l'air. Nous saisîmes cette occasion inespérée de sortir du fleuve. Dès que le cou- ranl deflof eul cessé, do canots qous remorquèrent avec une ardeur et an enthousia me qui nous firent bientôl 368 VOYAGE EN CHINE. dépasser la roche du Sésostris. En cet instant, une légère brise de sud-est commençait à rider la surface de la mer; nos voiles étaient déjà établies, et le premier souffle qui parvint jusqu'à nous les trouva orientées. La Bayonnaise s'inclina doucement, et, se sentant désormais sûre de sa manœuvre, se vit portée sans crainte vers les récifs de la Némésis. La marée commençait à nous seconder; un sil- lage plus rapide nous permettait de mieux serrer le vent. Nous n'eûmes pas besoin de virer de bord. En quelques minutes, les têtes de roches qui veillaient, noirâtres et menaçantes, à l'entrée de la passe se trouvèrent dépas- sées. Nous étions hors de la Ta-hea. CHAPITRE XIX. L'Ile de Chou-san et le port d'Amoy sur les côtes du Fo-kien. Retour de la Bayonnaise à Macao. Lorsque la brise de nord-est nous retenait dans la Ta- hea, nous avions plus d'une fois juré que, le jour îaènie où nous sortirions de ce fleuve infernal, nous ferions di- rectement voile pour Macao; mais à peine la mer libre se montra- t-elle devant nous, que nous oubliâmes et notre long dépit et nos nombreux serments. Ce fut pour ainsi dire sans y songer que nous revînmes à nos premiers pro- jets. Nous n'étions qu'à dis-huit milles de la grande île de Chou-san. Bien que le vent souillât du point que nous voulions atteindre, la marée, dont la vitesse dans tous les canaux de cet aichipel est d'au moius trois ou quatre nœuds à l'heure, pouvait facilement nous conduire avant la nuil au mouillage de Ting-haë. Toute- fois, pour arriver jusque-là, nous avions un labyrinthe dangereux à parcourir : il fallait donc se tenir prêt à ma- nœuvrer avec autant de rapidité que. de précision. Notre premier soin devait être de nous débarrasser de l'escadrille que nous traînions après nous depuis notre départ. Pour procéder plus aisément à cette opération, nous mouillâmes pendant un quarl d'heure sous l'île Kin-tang. Après avoir embarqué a bord de la corvette ou hissé sur leurs arcs-boulants extérieurs notre chaloupe e1 nos cinq canots, nous lunes roule de nouveau vers le sud. La marée 1-24 370 VOYAGE EN CHINE. était alors dans tonte sa force. La pointe méridionale de l'île Kin-tang fut bientôt doublée, l'écueil de Just-in-the Way dépassé, et, vers quatre heures du soir, emportés par le courant bien plus encore que par la brise, nous donnâmes entre les îles Bell et Towerhill1. Après avoir franchi ce passage, nous crûmes ne pouvoir mieux faire que de jeter l'ancre au milieu du canal de Tea -island, re- mettant au lendemain la recherche d'un meilleur mouil- lage. Le lendemain, en effet, dès le point du jour, nous fîmes explorer par un de nos canots le fond de la baie, et nous vînmes occuper, à quelques encablures de la côte, le poste qu'avait choisi en 1841, pour canonner les batte- ries de Ting-haë, la flotte de l'amiral Parker. L'île de Ghou-san, que l'on considère avec raison comme la clef du Yang-tse-kiang, a été deux fois conquise par les Anglais. Au mois de juillet 1840, le commodore sir Gordon Bremer se porta sur cette île, où les Chinois ne s'atten- daient guère à une pareille attaque. Le vaisseau le Wel- leslcy vint mouiller dans le port intérieur à portée de ca- non des quais de Ting-haë, foudroya les jonques de guerre qui avaient paru prendre une attitude agressive, et fit dé- barquer, sous la protection de ses batteries, des troupes qui entrèrent sans coup férir dans une ville abandonnée. Lorsqu'au mois de janvier 1841 l'astucieux Kishan eut obtenu des Anglais la restitution de Ghou-san, le premier soin des Chinois fut de mettre en état de défense une île dont la perte avait douloureusement affecté l'empereur Tao-kouang. Une fonderie de canons fut organisée à Ning- po, et bientôt une artillerie aussi formidable qu'avait pu la faire une grossière imitation des procédés européens 1. Ces noms anglais ne sont la plupart du temps que la traduction des noms chinois; quelquefois ce sont des sobriquets imposés à ces îles par les premiers marins étrangers qui les visitèrent. VOYAGE EN CHINE. 371 fut transportée par de nombreuses jonques à Ting-haë *. Les Anglais, à la reprise des hostilités, songèrent encore une fois à s'emparer d'une île qui sera toujours, sur les côtes du Céleste Empire, l'inévitable pivot de toute expé- dition maritime : ils trouvèrent les Chinois sur leurs gardes; mais il faut avoir vu les naïves dispositions par lesquelles les mandarins de Chou-san s'étaient promis de décourager ou d'anéantir les barbares, pour apprécier toute la puérilité d'une stratégie qui, malgré tant de san- glantes leçons, ne semble point encore avoir pris la guerre au sérieux. Nous avons étudié avec intérêt ce fameux champ de bataille, théâtre de la victoire la plus décisive et la moins disputée. La ville de Ting-haë est éloignée d'un kilomètre de la mer. Les murailles qui l'entourent sont peu élevées; elles n'ont jamais été destinées à porter de l'artillerie. Du côté du nord- ouest, la ville, assise sur l'emplacement d'un marais desséché, est dominée par une chaîne de collines qu'embrasse en partie le mur d'enceinte. Un large canal serpente à travers la plaine, et introduit jus- qu'au centre de Ting-haë les barques du Che-kiang. Une route pavée, luxe peu ordinaire aux cités chinoises, relie la ville au double rang de maisons dont se compose le faubourg maritime. De l'extrémité occidentale du faubourg jusqu'à la hauteur d'un ilôt qui marque la limite du port et delà rade, bassins distincts 5 mais contigus, auxquels les matelots anglais avaient donné les noms de Portsmouth et de Spithead, su/ un espace de près d'un kilomètre, 1 . L'ftmi di canon a'étail pa forée tui i oui i trou- ci ipté un ih.iihIi m du < alibre de La piè< e autour duqu< [a fonte se refroidi isail . La sui face ranoteu e qu btenail pai étai( polii ■■ i d< d'une i ape en açiei gai ni affûta m ■• bioi i de bois massif qu'on ne pouvait mouvoir ni â dro uche. 372 VOYAGE EN CHINE. règne une large chaussée élevée de quelques pieds à peine au-dessus du niveau des hautes mers. Cette chaussée avait été garnie d'un parapet en terre battue, et formait une batterie rasante de cent cinquante ou de deux cents pièces de canon, aux feux de laquelle les Chinois se flattaient qu'aucune escadre ne pourrait résister. Ce fut donc sans effroi que les mandarins de Chou-san apprirent que la flotte anglaise venait de reparaître, le 29 septembre 1 841 7 à l'entrée de l'archipel. Les canons furent chargés jusqu'à la gueule, les joss-sticks1 allumés, et l'on attendit les diables rouges de pied ferme; mais insigne lâcheté de ces fan-kouei! pendant qu'on les attendait dans le port inté- rieur, ils jetaient l'ancre sur la rade. Tous les préparatifs de défense, ouvrage d'une année d'industrie et d'efforts, devenaient dès lors inutiles. L'immense batterie de la plage, qu'on n'avait songé à flanquer ni d'un mur ni d'un tertre, se trouvait enfilée par les feux de l'escadre et prise à revers par une colonne anglaise; une autre colonne esca- ladait les remparts sur un point entièrement dégarni de canons et de soldats. En moins d'une heure, les Anglais étaient maîtres de Ting-haë; les mandarins étaient en fuite, les tigres se dépouillaient à la hâte de leur tunique au fier blason, pour rentrer dans la classe des non-com- battants. Il n'y avait plus dans Chou-san ni chefs ni armée. Jamais on ne vit de déroute plus complète. On ne put ca- cher à la cour de Pé-king ce nouvel échec : les barbares avaient encore une fois vaincu, mais par ruse, par un vil détour que n'avait pu soupçonner la candeur des manda- rius; l'honneur de l'artillerie chinoise était intact. De tous les gages de modération qu'ait donnés récem- ] . Les joss-sticks .sont des bâtons d'encens que les Chinois brûlent devant leurs idoles, et qui leur servent aussi de mèches pour allumer leurs pipes et mettre le feu à leurs canons. VOYAGE EN CHINE. 373 ment à l'Europe une puissance longtemps signalée par sa politique envahissante, l'évacuation de Ghou-san est assu- rément celui qui doit le plus surprendre. Les prétextes n'eussent point manqué aux Anglais pour retenir entre leurs mains cette position militaire dont une occupation prolongée leur avait permis d'apprécier tous les avantages; mais déjà les économistes d'outre-Manche songeaient à substituer à l'emploi de la force brutale la puissance insi- nuante des doctrines du libre échange. C'est donc moins peut-être l'honnêteté que la prudence de l'Angleterre qu'il faut admirer dans la loyale exécution du traité de Nan-king. En présence de l'unité politique qu'il avait trouvée si fortement constituée dans le Céleste Empire, le gouvernement britannique avait cru qu'il devait renoncer à tenter, sur les côtes de Chine, un démembrement pour lequel il n'eût point rencontré, comme dans l'Inde, le concours des rivalités indigènes. La conservation de Chou- san perdait une partie de son intérêt du moment qu'on cessait d'y rattacher l'espoir d'établir la domination an- glaise dans les provinces maritimes. Il ne restait donc plus qu'une question commerciale; les frais d'occupation furent placés en regard du chiffre des transactions, chiffre aussi insignifiant a Ting-haé qu'à Hong-kong, et l'abandon de Chou-san fut décidé. Depuis cette époque, les Anglais se sont souvent repentis d'une mesure qui les privait, d'un puissant moyen d'action, et semblait livrer leurs intérêts commerciaux à la mauvaise foi du gouvernemenl de IV- king. Nous les avons entendus comparer avec amertume cette île féconde, dont la superficie est d'au moins cent soixante milles carrés, au rocher stérile de Bong-kong, énumérer les avantages d'une possession qui dominail à la fois l'embouchure «lu Yang-tse-kiang et la route du Japon. Nous ce doutons pas qu'une aouvelle rupture nu ramenât les Anglais sous les mur de Ting-haë, et cette 374 VOYAGE EN CHINE. fois leur escadre n'y trouverait pas le simulacre de résis- tance qui, en 1841, essaya de sauver l'honneur des armes chinoises. La ville de Ting-haë est à la merci de la pre- mière flotte qui la voudra prendre. Les murs de la ville, lézardés de toutes parts, menacent ruine, et la grande batterie de la plage semble plutôt un monument gran- diose de l'ignorance militaire 'des Chinois qu'un ouvrage destiné à protéger les abords d'une place de guerre. C'est en suivant cette magnifique et inutile chaussée que nous arrivâmes à l'entrée du faubourg maritime où Mgr Lavaissière , qui nous avait devancés à Chou-san , avait envoyé le P. Fan pour nous attendre. Nous en- trâmes dans la ville par la porte du sud, et, traversant Ting-haë dans toute sa longueur, nous trouvâmes, à quel- ques pas de la porte septentrionale, une ruelle fangeuse qui nous conduisit sous le modeste toit de chaume où Mgr Lavaissière cachait sa sainte vie. Quelle demeure pour un prince de l'Église! La terre pour parquet, le toit pour plafond , et pour compagnons des longues nuits fié- vreuses des escadrons de rats affamés et des essaims de moustiques dont le dard percerait la peau d'un hippopo- tame ! Je connais un homme qui avait bivaqué dans les plaines de la Grèce et partagé plus d'une fois le lit de feuillage des palikarcs, dont la constance n'a pu résister deux jours durant aux douceurs de ce palais épiscopal. Trop heureux cependant lorsqu'il pouvait se reposer de ses longues courses dans ce misérable asile, Mgr Levaissière y apportait sa gaieté et sa douce égalité d'âme. Entouré des chrétiens qu'y attirait en foule sa présence, il ne son- geait qu'à ses chers néophytes, auxquels il apportait quel- quefois des secours, toujours des consolations. Les con- versions qu'avait obtenues ce zèle infatigable étaient si nombreuses que les païens en murmuraient, et plus d'une fois les fidèles de Chou-san s'étaient vus l'objet des vio- VOYAGE EN CHINE. 375 lences populaires. Ces chrétiens chinois auraient pu ré- sister à d injustes agressions : les équipages des lorchas portugaises étaient toujours prêts à leur offrir un secours efficace, une fois même ce secours avait été accepté ; mais c'était à l'insu et pendant l'absence de Mgr Lavaissière, qui ne voulait point que le christianisme devînt en Chine un sujet de discorde, et qui ne croyait, comme les pre- miers apôtres, qu'au succès de la mansuétude et de la ré- signation. Parmi ses néophytes, le saint évêque comptait pourtant quelques insulaires dont il avait peine à réprimer l'ardeur belliqueuse, car ces braves avaient fait contre les barbares la grande campagne de 1841. Le métier des armes était dans leur famille im honneur héréditaire. En arrivant chez Mgr Lavaissière, nous trouvâmes une partie de cette lé- gion thébaine réunie dans la cour. Il y avait là un mous- quetaire avec, son fusil à mèche, un archer avec son car- quois et un fantassin habitué à combattre corps à corps. Mgr Lavaissière voulut bien autoriser ces vaillants soldats à nous donner un spécimen de leur savoir-faire. Le fan- tassin, le bras passé dans les courroies d'un bouclier, la main droite armée d'un sabre, s'avança vers nous à demi ployé sur ses jarrets comme un tigre qui rampe et guette le moment de s'élancer sur sa proie. Se couvrant de son écu, faisant voltiger son glaive au-dessus de sa tête, il si- mula pendant quelques minutes de rapides attaques et des retraites plus rapides encore Je ne sais quelle figure eût pu faire un pareil soldat sur le champ de bataille, mais il eût été à coup sûr une précieuse recrue pour les comparses du Girque-oi\uipi<|ue nu de l'Opéra. Après le véKte, Mar- cher devait avoir son tour. C'est l'archer qui forme la hase des armées chinoises. Son carquois renferme deux esj èces de Sèches : l'un e t armée d'une pointe d'acier, l'autre se termine par une boule percée de plusieurs trous cl fend 376 VOYAGE EN CHINE. l'air avec un sifflement que l'homme le moins nerveux ne peut entendre sans tressaillir. Quand les armées sont en présence, cette flèche est celle qu'on lance la première. Si l'ennemi effrayé prend la fuite, on a remporté une glo- rieuse victoire; s'il tient ferme, on peut essayer le pou- voir de traits plus meurtriers ou se retirer soi-même devant un adversaire trop opiniâtre. Il faut se méfier cepen- dant, nous disait Mgr Lavaissière, d'une armée chinoise qui semble fuir; cette manœuvre prudente peut être aussi une ruse de guerre. Souvent des fosses profondes, armées de longs épieux, ont été creusées sur le terrain où l'en- nemi imprudent se laisse attirer. Un perfide gazon, sup- porté par de fragiles lattes de bambou , recouvre ces abîmes. Ardent à poursuivre le fuyard qui lui échappe, plus d'un vainqueur a vu la terre se dérober sous ses pas et s'est trouvé pris au piège comme une bête fauve. Quand le jeune archer chrétien eut décoché assez gau- chement plusieurs flèches contre le mur, nous voulûmes aussi essayer notre adresse ; mais cet arc chinois était in- digne de notre vigueur : à la troisième flèche que nous lançâmes, il se trouva hors de service. Quant à l'arque- buse, jamais arme plus misérable ne figura aux mains d'un soldat. Le canon, mince et rongé par la rouille, de- vait mettre en péril la vie du malheureux qui osait, pres- sant le levier coudé auquel était adapté la mèche, enflam- mer le salpêtre enfermé dans un pareil tube. Le culte catholique avait hérité, dans l'île de Ghou-san, de plusieurs édifices qu'une piété superstitieuse avait con- sacrés au service du dieu Fo, et dont les propriétaires convertis s'étaient empressés de réclamer la possession. Mgr Lavaissière voulut nous faire Tisiter quelques-unes de ces chapelles rustiques, bâties dans les gorges les plus pittoresques de l'île. On oublie facilement qu'on est en Chine quand on parcourt les montagnes de Ghou-san. On VOYAGE EX CHINE. 377 pourrait se croire, si l'on ne consultait que l'aspect gé- néral du paysage, sur les côtes de Provence ou sur le re- vers oriental des Pyrénées. Ce sont les mêmes arbres qui s'offrent à la vue, ce soût les mêmes oiseaux qui égayent le bocage. Sous les larges feuilles du noyer et du châtai- gner, vous entendrez la voix des moineaux qui se querel- lent, vous verrez le merle se glisser dans les buissons, l'hirondelle se jouer autour des toits, le corbeau se pro- mener gravement au milieu du sentier. Ne cherchez point d'ailleurs dans cette île les bois touffus et les verts om- brages des tropiques ou des climats du Nord. L'ombre s'est réfugiée dans les vergers, où vous retrouverez, aux premiers jours de l'été, la plupart des fruits de l'Europe. Dans les campagnes, ne venez admirer que la plus intel- ligente culture : le riz clans la plaine, les patates douces sur les hauteurs, le thé à mi-côte, l'arbre à suif sur le bord des routes, voila ce qui vous rappellera le curieux empire au milieu duquel un circuit de cinq mille lieues nous a transportés. JSi nous n'eussions pas visité l'île de Ghou-san , nous eussions pu — le croira-t-on? — quitter la Chine sans avoir jamais vu un arbuste à thé; mais, dès la première promenade que nous fîmes sous la conduite de Mgr La- vaissière, notre curiosité à cet égard fut satisfaite. Ou de- vine que nous voulûmes tous examiner de près et toucher de nos mains le précieux arbuste, qui a rendu l'Occidenl tributaire de la (mine. Mgr Levaissière eut la bonté de faire préparer devant nous une des branches que nous avions cueillies, branches assez semblables à celles «l'un camélia qu'émailleraient les corolles du myrte. Nous vîmes rouler plusieurs fois SOUS une main rugueuse les feuilles, d'où s'échappait un sue verdâtre, el qu'on ex- posait de temps en temps, après les avoir placées sur un tamis de rotin, à la chaleur d'un feu de paille. Cette opé- 378 VOYAGE EN CHINE. ration devait se répéter si souvent, que nous n'eûmes point la patience d'en attendre la fin, et que nous perdî- mes ainsi le plaisir de goûter du thé récolté par nous-mê- mes et préparé sous nos yeux. Nous avions sujet de nous montrer avares de notre temps, car nous savions que dans cette curieuse île de Chou-san nous en trouverions aisément l'emploi. Le ha- sard nous servait souvent aussi bien que nos guides. Un jour, errant sans dessein avec le P. Fan dans les envi- rons de Ting-haë, nous nous trouvâmes tout à coup sur le bord d'un vallon au fond duquel, entouré de collines ombreuses, un lac reflétait le vif azur du ciel et la cime des grands arbres qui semblaient se pencher au-dessus des eaux limpides pour se voir. C'est là que le man- darin auquel l'empereur avait, en 1814, confié la défense de l'île, vaincu et désespéré, vint pleurer sa défaite. Les déserts d'Ili l'attendaient; la colère impériale, en le frap- pant, ne manquerait point d'envelopper sa famille dans sa disgrâce : mieux valait mourir. Les amis du malheureux mandarin approuvaient cette énergique résolution; mais comment se résigner à sortir de ce monde, quand la na- ture est si belle et semble vous rattacher à la vie par son plus doux sourire? Il fallut aider le courage de l'infortuné défenseur de Chou-san. On le noya dans ce lac, dont l'as- pect enchanteur semble répudier un pareil souvenir, et l'on écrivit à l'empereur que, trahi par la fortune, le man- darin qui avait promis d'exterminer les barbares avait lui-même cessé de vivre. On n'est plus tenté de rire des Chinois et de leur igno- rance miliiaire, quand on passe sous les ombrages qui furent témoins de ce douloureux épisode. On songe plu- tôt aux sanglants sacrifices, aux traits de dévouement qui demeurèrent enfouis sous le ridicule de la défaite, et l'on prend en sérieuse pitié les martyrs d'une lutte inégale. VOYAGE EN CHINE. 379 Sur le bord verdoyant du cratère, on a élevé, par ordre de l'empereur, un pilier de granit pour perpétuer la mé- moire de ce suicide honorable. Une longue inscription en relate probablement les circonstances. Nous espérions que la science du P. Fan ne reculerait pas devant la lecture de cette épitaphe. Hélas! ce lettré chinois n'en pût pas épeler un caractère. Quelle langue, bon Dieu! quel déplorable moyen d'exprimer ses pensées que cette écriture idéographique ! Par quels inconvénients ce sys- tème antédiluvien ne fait-il point payer aux peuples de l'extrême Orient l'uniforme interprétation de ses hiéro- glyphes ' ! Le P. Fan, élevé aux honneurs du sacerdoce, avait appris le français et le latin ; il ne lisait le chinois que dans son almanach. C'était une intelligence un peu lente d'ail- leurs, difficile à émouvoir, et qui suivait d'un pas trop inégal notre curiosité impatiente. Nos questions le met- taient au martyre; elles l'appelaient sans cesse sur un terrain où il n'avait jamais songé à descendre, le terrain 1. Los habitants des diverses parties de la Chine ne se comprennent plus, lorsqu'au lieu de parler le dialecte de la cour, ils parlenl le dialecte de leurs .provinces. Un habitant du Fo-kies n'entendra pas le moins du monde un Cantonnais ou un citoyen du Kiang oan : mais les caractères écrits auronl poui tous trois La même signification. Nous ayons vu â Manilli un curieux exemple de cette universalité de la langue écrite el des différences que présente la langue parlée. Le con- sul de France, M. Lefebvre de Bécour, avail emmena, eu quittant Macao, une nourrice i h noi ie : cette femme parlait le dialecte canton- nais et ne savail pas lire. Quand elle raosvail des Lettres de s nari , elle les portail â un de Bes compatriotes plue aw [u'elle; mai ce compatriote étail du Fo-kien. S'ileûtépelé la lettre en fo-kinois, la pauvre nourrice n'eneûl pas compris un mol c'étail d : en espa gnol qu'il traduisait cette lettre chinoise. La nourrice qui avail habité M. m .m et y avail appris un peu de portugais, comprenait bien mieux L'espagnol que Le dialecte du Ko kien. On lerait donc en droil de con- clure 'i1"1 le fo kinoj ressemble bien moins au cant ais que le por- tugais au castillan. 380 VOYAGE EN CHINE. des pourquoi et des parce que. Le Chinois n'est pas inves- tigateur de sa nature, le P. Fan ne l'était pas devenu en acceptant les vérités du christianisme. Je suis convaincu que les mystères de notre religion ne l'avaient pas arrêté une minute. Sa foi était simple et docile, sans manquer de ferveur. La Providence avait donné pour auxiliaire au plus infatigable des prélats du Céleste Empire ce placide Chinois, dont le corps long et maigre allait comme par instinct se ployer au fond d'une chaise à porteurs, tandis que le bouillant évêque courait plutôt qu'il ne marchait en avant de son acolyte. Mgr Lavaissière ne s'a- percevait guère que les rôles étaient de cette façon sou- vent intervertis. Il aimait dans le P. Fan le compagnon fidèle de ses travaux; il se plaisait à voir dans la sim- plicité et dans l'immuable douceur de ce flegmatique personnage le gage des vertus modestes que l'Église pouvait attendre du clergé indigène. Mgr Lavaissière d'ailleurs aimait les Chinois; un mot brusque adressé à l'un de ses néophytes le faisait souffrir : c'était bien là le pasteur qui eût donné sa vie pour sauver son troupeau. Les Chinois, de leur côté, avaient compris ce dévoue- ment, et leur enthousiasme pour le saint évêque ne con- naissait point de bornes. Si une mort prématurée n'eût enlevé Mgr Lavaissière au siège du Che-kiang, je crois que l'île de Chou-san tout entière fut devenue ca- tholique. Jamais homme ne fut plus digne de marcher sur les traces des apôtres. Monseigneur Lavaissière avait les vertus, le courage, l'ardente sympathie des premiers pré- dicateurs de l'Évangile ; il était vraiment fait pour prêcher aux pauvres un Dieu crucifié. Au milieu de l'allégresse que leur inspiraient la pré- sence de leur évêque et celle du navire français, les chré- tiens de Chou-san nous avaient semblé les gens les plus heureux et les plus satisfaits du monde ; les païens seuls VOYAGE EX CHINE. 381 se plaignaient de la sécheresse : après les averses qui nous avaient assaillis à Ning-po, c'était se montrer exigeant. Il fut cependant décidé que le dragon paraîtrait dans les rues et qu'on le prierait solennellement d'envoyer de la pluie aux campagnes. Au jour fixé, nous vîmes se dérouler dans la principale rue de Ting-haë les replis du monstre porté par cinquante ou soixante personnes, autour desquelles se pressait toute la canaille de la ville. Pas une femme n'eût osé se mêler à cette foule, mais aucune non plus n'eût voulut perdre une si belle occasion de se montrer dans ses plus magnifiques atours. Toutes les Chinoises de Ting-haë, bien fardées, bien enfarinées, avec leurs ileurs d'oranger dans les cheveux, se tenaient sur le seuil de leurs maisons. Si la Chine renferme de jolies femmes, où donc se cachent-elles? Voici toute une population dans la- quelle l'œil le plus indulgent chercherait en vain un type qui ne fût odieux. Les Chinois, avec leur maudite procession, obtinrent de la pluie; nous n'en avions que faire. Les vents du nord, après avoir hésité quelques jours, tournèrent insensible- ment vers le sud, et notre départ, fixé au ! 1 mars, se trouva retardé. Nous profilâmes de ce délai involontaire pour recevoir à bord de la corvette M. Pi-lchén-ichao, préfet du département de Ting-haë, mandarin de cin- quième classe au boulon de cristal, avec le commandant militaire et le magistrat de Chou-san. Ces deux derniers mandarins, dont je regrette infiniment que le nom m'ait échappé, offraient le plus complel contraste qu'on puisse imaginer. Le mandarin civil étail originaire de la province du l'e-tche-ly. Nourri dans le voisinage de la cour, ce petit-maître chinois devait être, si les dames de Pé-king sont sensibles à l'élégance des manières el a la cajolerie du regard, un ennemi bien redoutable. Appelé à figurer pour la première fois dans un dîner européen, son tact 382 VOYAGE EN CHINE. avait deviné nos coutumes. Son collègue, le mandarin mi- litaire, monstrueux géant du Chan-si, superbe échantillon des enfants de cette province montagneuse qu'on a nom- mée la Béotie de la Chine, parce qu'elle fournit plus de soldats que de lettrés, se conduisit au contraire avec une suprême indécence. Il engloutit à lui seul la moitié du dîner, et sans la moindre hésitation se mit à exprimer la satisfaction de son estomac à la chinoise. Les éclats de rire des uns, les regards graves des autres ne le déconcer- tèrent pas. Ce Gargantua ne semblait pas soupçonner qu'il pût y avoir à cinq milles lieues de distance deux manières différentes de manger et de digérer. Il fallut l'arracher de table. Qui n'eût cru qu'un pareil glouton avait au moins du cœur au ventre? Nous conduisîmes, après le dîner, M. Pi-tchén-tchao et les deux autres mandarins dans la batterie, , en face d'une pièce chargée, et leur mettant en main le cordon de la platine, nous voulûmes renou- veler l'épreuve qui nous avait si bien réussi avec Lin- kouei; mais M. Pi s'excusa gravement; le petit-maître déclina cet honneur par un modeste sourire, et le géné- ral de terre et de mer se sauva comme si on en voulait à ses jours. Le 13 mars, après une nuit orageuse, le vent revint au nord-ouest. Dès que la marée fut favorable, nous mîmes sous voiles, et choisissant, pour sortir de l'archipel, la passe de la Yernon, nous eûmes en quelques heures laissé derrière nous toutes ces îles dont nous vîmes bientôt les sommets élevés disparaître l'un après l'autre sous l'hori- zon. Nous passâmes, sans nous y arrêter, devant la rivière de Fou-tchou-fou. L'entrée du Min-kiang est trop péril- leuse pour pouvoir être tentée sans de grandes précautions par un navire du tirant d'eau de la Bayonnaise, et nous n'avions point le temps de naviguer d'une manière pru- dente. Nous ne pouvions plus songer qu'à paraître devant VOYAGE EN CHINE. 383 Amoy, à nous y arrêter un jour ou deux, et à cingler sans plus de retard vers Macao. La mousson nous porta en vingt-quatre heures sur les côtes du Fo-kien. Des milliers de bateaux, dérivant autour de nous sous une seule voile carrée , occupaient toute l'é- tendue de l'horizon. Ce n'étaient plus les bateaux-pêcheurs du Kouang-tong, lourdes et vastes carènes qui semblent faites pour défier les rigueurs de l'hiver. Les bateaux du Fo-kien, montés en général par trois ou quatre hommes, ne sont ni moins intrépides ni moins, constants que les barques de la province voisine ; ils sont plus frêles et ren- ferment une popula'ion bien plus misérable. Leurs filets, qu'ils abandonnent souvent au milieu de la mer, sont alors soutenus par d'énormes pièces de bois, des poutres qu'on eût prises pour les débris d'une Hotte, et dont la Bayon- naise avait grand soin d'éviter le choc. — Bientôt les hautes montagnes du continent chinois se montrèrent à nos yeux ; nous dépassâmes rapidement la rade de Chimmo, où de nombreuses jonques se montraient abritées à l'angle d'un promontoire, et, suivant à la distance de quelques milles la côte orientale de l'île Quemoy, nous vîmes s'ouvrir devant nous la vaste baie dans laquelle nous allions mouiller. La baie d'Amoy, formée par une île considérable qui se développe au milieu d'une lar crure du conti- nent asiatique, est un des plus magnifiques mouillages qu'on puisse voir. Un îlot granitique situé A peu de