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REVUE

DES

DEUX MONDES

LXXIV ANNÉE. - CINQUIÈME PÉRIODE

TOUS XXJII. I*' SEPTEllBRE 1904.

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REVUE

DES

DEUX MONDES

LXXIV» ANNÉE. CINQUIÈME PÉRIODE t

TOME VINGT-TROISIÈME

PARIS

BUR£AU DE LA REVUE DES DEUX MONDES

RUE DE l'université, 15

1904

J

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LA

PRINCESSE D'ERMINGE

DEUXIÈME PARTIE (1)

Durant quinze jours^ vers le milieu de novembre, on chassa aux Tachouères, dans la propriété que le prince d'Erminge pos- sédait en Sologne : une fantaisie de Madeleine de Guivre, subi- tement lasse de Paris. Les perdreaux étaient déjà décimés; mais c'était le beau moment des battues de faisans, de lapins et de lièvres, et les chasses à courre commençaient. Toute la bande accompagna Madeleine, Ariette et Christian. Le gros Gampardon, qui ne chassait guère, assurait que Fexercice qu'il prenait en re gardant chasser les autres, le faisait maigrir. Jérôme suivait les rabatteurs, un volume des Principes de morale dans sa poche. Le ménage d'Ars rallia le troisième jour, puis Saraccioli, dont M"* de Guivre avait fait son cavalier servant. Le peintre mondain Apistrol lutta d'élégance sportive avec Rémi de Lasserrade. Enfin, pour la plus grande battue, qui devait avoir lieu à la fois sur les terres des Tachouères et sur le domaine, limitrophe, du marquis de la Monnerie, M"'"' d'Avigre et ses filles acceptèrent de passer une journée au château de la Monnerie.

En pleine Sologne, à cinq kilomètres de tout village, la bâ- tisse Louis XIII des Tachouères dresse, au milieu des bois, sa

igue façade de briques encadrée de pierre, ses pavillons coiffés

,1) Voyez la Revue du 15 août.

13262^

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D REVUE DES DEUX MONDES.

d'ardoise. Â l'entour, les panaches verts de nobles groupes d'ar- bres décorent les pelouses. Clos seulement par des fossés sans profondeur, en maints endroits comblés, le parc se fond insen- siblement dans la campagne environnante, monotone avec dou- ceur. La terre grise, aux maigres récoltes d'avoine et de sarrasin, alterne avec les taillis de bouleaux, les futaies de chênes, les étangs endormis dans leur cirque de roseaux... Tandis que fai- sans et lapins occupaient les chasseurs, les autres invités orga- nisaient des excursions, ou simplement des parties de tennis. Un équipage voisin courut le cerf entre Millancey et Romorantin. Le soir, comme la [saison restait exceptionnellement tiède, la mode fut de sortir dans le parc, aussitôt le diner fini. Le parc devenait alors une sorte de vaste salon galant, les couples se dispersaient au gré des sympathies. Le gros Gampardon s'isolait avec M"* d'Ars, délaissée par Apistrol qui alTectait de courtiser Ârlette. Madeleine de Guivre traînait à sa suite Christian, Rémi, Saraccioli. Puis le jeu ramenait tout le monde autour des tables de bridge et de poker, et, selon l'expression de Campardon, le tripot fonctionnait parfois jusqu'à deux heures du matin.

La princesse d'Erminge parut des plus enragées, au jeu conmie à la chasse. Apistrol ne la quittait guère, et, comme il était bon cavalier, enfant de famille engagé à dix-huit ans, après des folies, et qui avait été six ans sous-officier instructeur à Saumur, leurs après-midi s'écoulaient souvent en prome- nades à cheval, qu'Ariette ne trouvait jamais assez longues, ni assez forcenées de vitesse et de danger. La nuit, au jeu, c'était elle qui faisait les plus fortes différences et exigeait qu'on pro- longeât le plus tard les parties. Nerveuse, inlassable, elle mé- ritait l'admiration de Made qui s'écriait :

Bravo, Ariette ! Te voilà redevenue digne de ma bande !...

Tout le monde, sauf peut-être Jérôme, plus clairvoyant, ad- mettait qu'elle s'était enfin consolée de son abandon, et qu' Apis- trol était le consolateur. Le peintre, flatté, souriait dans sa barbe à la Henri IV, quand on le félicitait. Il n'avouait pas qu'il était, au contraire, avec la pauvre Martine Lebleu, un des objets sur lesquels la princesse « passait » en ce moment son excessive nervosité, et qu'un matin, dans une halte sous bois, s'étant enhardi jusqu'à vouloir effleurer de sa moustache le cou penché d'Ariette, il n'avait eu que le temps de parer avec son bras un coup de badine qui lui eût sillonné le visage.

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LA PRINCESSE D ERMINGE. 7

La vérité était qu'Ariette, après un sursaut de révolte et de désespoir, le jour elle avait retrouvé Rémi de Lasserrade chez flollz et deviné une intrigue naissante entre Madeleine et lui, avait perdu toute orientation à travers sa propre conscience, et cherchait l'oubli d'elle-même dans l'affolement de la « bande. » Aux minutes de solitude, elle percevait bien Tinconvenance de ce séjour aux Tachouères, entre Rémi, Christian et Madeleine. Mais que faire? aller? fuir? Et que devenir, si elle fuyait? Cependant, sa souffrance d'être délaissée par le seul être dont elle eût jamais espéré quelque tendresse s'apaisait lentement. Made- leine de Guivre ne lui inspirait nulle jalousie. La seule trace d'amour qu'elle retrouvât en elle-même pour l'infidèle, c'était la peur nerveuse qu'il ne lui arrivât malheur, engagé comme elle le voyait entre Madeleine et Christian. Elle appréhendait une péripétie tragique, menaçant ce jeune ami, auquel elle avait un instant avec tant de naïveté ! confié l'espoir de toute sa vie. Ainsi sa pauvre pensée se meurtrissait sans cesse à imaginer les fureurs de Christian, redoutées soit pour Rémi, soit pour elle- même. Car nul indice n'était venu la rassurer contre son an- goisse secrète. Chaque jour l'aggravait au contraire, malgré i excès de dépense physique, la fatigue de muscles qu'elle s'im- posait, dans l'obscur espoir de s'affranchir. Rompue, les os dou- loureux et la tète broyée de migraine, elle regagnait, le plus tard possible dans la nuit, sa chambre, Martine, brisée elle- même d'inquiétude et d'insomnie, l'attendait.

Allons, ma fille, vîvement, déshabillez-moi!...

Martine obéissait. Ariette la traitait avec une dureté de patri- cienne romaine pour son esclave. Guettant les prétextes de mé- contentementy rien ne la désarmait. Elle sentait dans les yeux de la chambrière comme un reproche silencieux : ce reproche non exprimé étouffait visiblement Martine. Devant la princesse, cette fille se dressait comme une conscience qui l'attendait au logis, la jugeait, la condamnait.

Une si forte tension de la pensée, une telle frénésie de fa- tigue, eurent vite ébranlé la santé d'Ariette. Après moins d'une semaine de ce régime, remontant une nuit dans sa chambre et se livrant aux soins de Martine, elle eut une brusque syncope, >mme elle en avait eu le mois précédent au cours de son sayage chez Émery.

Martine osa une humble remontrance :

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REVUE DES DEUX MONDES.

Ma princesse aura beau me gronder, je lui dirai ce que je crois devoir lui dire. Il faut cesser de monter à cheval, et de se serrer comme elle fait.... Je ne peux pas continuer de voir ma princesse se tuer comme cela... je ne peux pas!...

Ariette fut interdite un instant. Elle balbutiait, jouant la colère, et pouvant touchée, tant TafTection désintéressée de Martine se trahissait à travers les mots !

Que voulez- vous dire?

' Ariette était étendue. Martine s'agenouilla près d'elle, et, si émue qu'elle en oubliait les formules habituelles :

Ma princesse! ma princesse!... Je vous en prie... laissez- moi vous soigner... J'ai tant de chagrin!...

Le silence dura quelques instans entre la femme de chambre et sa maîtresse. Celle-ci, que la surprise avait fait pâlir, eut le loisir de se calmer. Elle dit simplement et sèchement à Martine :

Finissez de me déshabiller et taisez-vous.

Ariette, cette nuit-là^ fut longue à ti*ouver le sommeil. Elle songeait :

« Celte fille sait mon secret... Puisqu'elle me tient, ne ferais- jc pas mieux de lui demander son aide? Elle aime rai:gent. Et seule, je ne puis rien. »

Bien que lair fût tiède, et que, par surcroît, un feu léger dansât dans la cheminée, la princesse, osant cette fois, la pre- mière fois de sa vie peut-être, regarder en face sa destinée, se mit à trembler de tous ses membres.

u Oui, il faut se décider, il faut agir. A quoi bon douter à présent? Il n'y a plus de doute possible... »

Elle tendit toute sa réflexion à imaginer, à combiner des projets. Pitoyable Ariette ! Combien de femmes avant elle avaient erré dans le même labyrinthe, s arrêtant aux mêmes hypothèses, s'agrippant aux mêmes racines d espoir, frissonnant de la même peur mortelle par momens!... Combien avaient trouvé, rejeté, repris les solutions si peu nombreuses, si étroites de ce pro- blème : frauder une loi de la nature, afin de sauvegarder son repos, et les apparences!... Mondaines, bourgeoises, Tangoisse horrible dont Ariette était maintenant étreinte guette, comme une hydre à l'issue d'un jardin défendu, presque toutes celles qui croient pouvoir dédoubler la vie conjugale, avoir ici l'union das intérêts,. ailleurs rameur. Pitoyable Ariette! moins^oijndam-

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nable qu'une autre, parce que le mariage l'avait vraiment trahie, elle, et que nul appui moral ne s'était offert pour la réconforter et la soutenir! L'angoisse des maternités coupables Fétreignàit à son tour. Que faire? que faire? L'idée que Christian, dont elle connaissait les colères de fou furieux, pourrait un jbur se douter, questionner, suffisait à lui glacer les membres.

« Voyons!... je m affole... Bien d'autres avant moi... » Elle récapitulait les propos de scandale dont la «bande » de Made relevait Tordinaire de la conversation... Des noms do jeunes mondaines réputées galantes, des noms de femmes hon- nêtes aussi, avec le consentement de leur mari..: Ce n'est donc pas si difficile... Les romans le prétendent : une course à cheval, le saut opportun d'un fossé !...

« Voilà quinze jours que je me brise le corps, pensa-t-olle amèrement, et j'en suis toujours au même point. »

Alors, tenter quelque chose de plus? Au lieu d'appeler le hasard, forcer la destinée? Elle n'osa se préciser à elle-même ce qu'elle rêvait; mais cette rêverie confuse suffit à faire courir soudain sur sa peauj comme une onde électrique, un frisson pro- longé. Peur de la mort? Révolte intime de la conscience?... Les deux, peut-être. Sa pensée eut un brusque recul : « Oh! non! pas cela... pas cela... » Alors, quoi?

i< J'aime mieux m'enfuir. Si vraiment c'est ce que je crains, car après tout je n'ai pas de certitude, j'aime mieux nie sauver du prince, de ma belle-mère, de tout... Il n'y a personne à qui je tienne. J'ai une petite rente insaisissable de deux mille francs que m'a laissée ma tante de La Prade. C'est assez pour vivre... •» EUe se prit à construire un budget avec des ignorances d'en- fant. Obligée de s'avouer que deux mille francs de revenu seraient courts, elle se disait :

« Je puis travailler : Martine assure que je gagnerais ma vie à faire des chapeaux, tant j'ai de goût ! »

EUe recommença des additions. Son cerveau léger s'y lassa

\'ite, et de cette lassitude s'éleva enfin une fumée de sommeil...

Ariette s'endormit en gémissant, n'ayant en somme rien décidé,

brimée seulement par le poids des nécessités prochaines

i ne démêlait encore qu'une iniquité du sort el non la sanction

"itable d'une loi morale.

e lendemain, une battue monstre était organisée par le

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marquis de la Monnerie. On avait fixé le rendez- vous vers dix heures et demie, pour déjeuner, à une ferme nommée la Fau« connière. Llnfatigable M"* d'Ara, la « petite bouffeuse de kilo- mètres, » proposa de partir & sept heures du matin en automo- bile et de se rendre à la Fauconnière en passant par Blois, ce qui revenait à faire quatre-vingts kilomètres pour gagner un point distant de moins de trois mille mètres. Cette proposition saugrenue rallia naturellement les suffrages : la peur des mi- nutes ^âdes est le mal secret qui ronge de tels oisifs. Ariette s'éveilla beaucoup trop tard pour se joindre à Texcursion. Elle p'eut que le temps de s'habiller et de faire atteler un tonneau qu'elle conduisait elle-même. Par un raccourci à travers le parc des Tachouères, elle atteignit, en moins d'un quart d'heure, la lisière des taillis que dominaient les toits rouges de la Faucon- nière. Là, elle dut mettre pied à terre et renvoya son léger atte- lage avec le groom. Un petit rû, franchi par un ponceau de planches, l'on ne pouvait passer qu'à pied, séparait en cet endroit les deux propriétés. Le jour était beau et sec; Ariette passa le pont, puis s'engagea dans les bois, goûtant le plaisir de la marche et de la solitude.

L'étroit che^lin, vers la Fauconnière toute proche, serpen- tait assez irrégulièrement entre de jeunes taillis repoussés sur une coupe qui devait dater de cinq ans au plus et que dominaient çà et les statures plus élancées des baliveaux. Connu des seuls habitans des deux domaines voisins, on y passait rarement; sa Irace était indécise... Ariette marchait sans hâte, avec l'envie, par momens, de rebrousser chemin ; mais son dégoût des gens qu'elle allait rejoindre à la Fauconnière le cédait encore à la crainte de la détresse morale dont rien ne la distrairait aux Tachouères. Elle suivit donc le sentier jonché, par-dessus la mousse, de claires lamelles d or tombées des bouleaux et d'ai- guilles de pins desséchées. Parfois un gros cèpe dressait sa cap- sule brune au milieu des feuilles déchues, de la mousse frisée... Un faisan se levait d'un vol maladroit, avec ime clameur enrouée ; un lapin détalait si brusque, si preste, qu'on entrevoyait à peine deux oreilles abattues par la peur, une tache blanche dans un paquet de fourrure grise, qui bondissait, bondissait, et soudai i, comme par une trappe, disparaissait.

Tout à coup Ariette s'arrêta, aux écoutes.

Dans le taillis abandonné, au point le sentier croisait i a

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LA PRINCESSE d'eRMINGE. H

ehemin plus large , elle entendait des voix. Gela partait, elle s'en rendit compte sur-le-champ, d'une cabane de charbonnier entrevTie à travers les broussailles, à demi démolie d'ailleurs et qui datait certainement du temps oiï la coupe avait été prati- quée. Son architecture de terre, de bûches et de branchages tenait h peine, toute la toiture enlevée; mais la paroi du fond, orientée vers la princesse d'Erminge, restait intacte et protégeait les interlocuteurs.

Ariette s'approcha, à Taise dans son costume de chasse, pour eatrer au fort du taillis qui la dissimulait; elle perçut nettement la parole gouailleuse de Rémi :

Chère madame, je ne sais pas au monde une autre femme capable de m'amener dans des huttes forestières sous prétexte de rendez- vous, et de me renvoyer, une heure après, comme je suis venu. Est-ce que vous vous moqueriez de moi?

Quoi? fit la jolie voix un peu grave de M"* de Guivre, vous vous plaignez?... C'est le meilleur temps de l'amour, celui- ci... un poète l'a dit. Comme il avait raison!

Rémi apparut debout hors de la cabane... M"* de Guivre devait être encore assise à l'intérieur. Ariette n'osa bouger. Elle tremblait de la peur d'ôtre vue; mais les buissons la cachaient bien.

Peureuse! fit Rémi. Je ne crois pas à votre sentiment. Vous n'êtes pas romance pour un sou, au fond. Et vos yeux, que je connais bien, me disent que vous pensez, sur la meilleure façon de procéder en amour, à peu près la môme chose que moi. Seulement vous avez peur.

Et quand ce serait? répliqua Madeleine apparaissant à son tour, déplissant sa jupe courte et détachant de Tétoffe les brins de fougère qui sy accrochaient. Ce que je puis vous assurer, ajouta- t-elle en regardant Rémi en face, c'est que ce n'est pas pour moi que j'ai peur.

f^ délicate figure de Rémi se contracta d'ironie.

Ahl cest pour moi? Eh bien! vous allez voir... .Fen ai ass(»z, moi, de la peur du Rcître, et des précautions contre le RcUre. Ça ne va. pas traîner... Je trouverai bien un moyen do TO'ctpliqner avec lui...

>!="' (le Guivre eut un cri si ardent, que Técho en heurta !^ ur d'Arlelte.

Ah! je vous le défends., je vous le défends... 11 vous bri-

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12 REVUE DES DEUX MONDES.

serait... Vous, livré à ce furieux? Mais vous ne le connaissez donc pas?...

^ Bah ! lit Rémi... Un homme en vaut un autre. Il est plus fort, mais je suis plus leste. D'ailleurs, nous ne nous battrons pas à coups de poing, je suppose?

Taisez-vous ! Rien que lïdée d'une renconti'e entre vous deux me bouleverse...

Et s'approchant de lui :

Soyez sage et prudent, ou je vous affirme que je n'accep- terai même plus des rendez-vous comme celui-ci, que vous pouvez juger fades, mais nous jouons tout de même notre vie... Oui, ne riez pas, notre vie... Si vous m'écoutez, au contraire, ' je ne vous en ferai pas repentir... Voyons... Vous avez reçu ce matin la convocation que vous attendiez pour votre stage d'offi- cier de réserve?

Oui, jeudi prochain, la défense nationale me réclame h Bourges. Pendant un mois, à cheval dès cinq heures du matin. Polygone, conférences, tir simulé, mess... Vive Tarméel

Vous n'avez pas dit la date au prince?

Non. Il sait que je pars après-demain, voilà tout.

C'est aujourd'hui samedi. Tout à l'heure, à table, dites tout haut que vous êtes convoqué pour mardi... que vous ne faites qu'aller saluer votre grand-oncle, lundi, à Paris, et que, mardi matin, vous serez en selle au polygone de Bourges.

Compris ! Vous vous arrachez vous-même, mardi, aux délices des Tachouères, et l'on se rejoint & Paris?

Mardi, non! ce serait trop tôt. Christian se méfierait. Mercredi, voulez-vous?

Va pour mercredi. Chez moi?

Vous êtes fou?... Je vous recevrai rue d'Offémont, et, si vous voulez, vous déjeunerez avec moi... Et sage... comme ici... ou bien, plus jamais!...

Rémi écrasa du talon une pomme de pin sur le sol.

Soit!...

Puis, mécontent d'avoir laissé deviner son impatience^ il se railla aussitôt lui-même :

Vous aurez le courage de me laisser partir en campagne sans le moindre contentement?

Madeleine hésita, puis répondit :

Probablement.

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LA PRINCESSE d'eBMÎNGE. 13

C'est bon, dit sèchement Rémi... Je rentre, n'est-ce pas?

Oui. Il faut que vous arriviez h la Fauconnière avant 1 au- tomobile qui ramène le prince. Prenez à droite... ce chemin-ci, et regagnez la maison par le premier sentier. Moi, je prends à gauche et j'y vais directement.

Rémi s'éloigna; puis M"' de Guivre, ayant achevé d'ordonner sa toilette. Ariette attendit que le bruit de leurs pas eût cessé d'être perceptible... Alors elle sortit du fourré, s engagea dans le chemin que Madeleine avait suivi. Elle éprouvait une sensa- tion singulière. Le dégoût de ce qu'elle venait d'entendre se mêlait à un vrai soulagement d'être libérée de pareilles intri- gues... Et surtout, nulle jalousie. Voir Madeleine et Rémi jouer leurs rôles de galanterie mondaine, loin d'aviver ses regrets, la calmait, cicatrisait la blessure de l'abandon. C'était tellement autre chose, ce qu'elle avait espéré , cherché , cru posséder un moment dans l'amour!

c< Ah! jamais plus, jamais... j'en suis délivrée h présent. Tant mieux ! »

EUe arrivait en vue de la grande bâtisse rouge, environnée d'arbres géans. Jérôme, les petites d'Avigre, Apistrol, Rémi et Madeleine attendaient devant le seuil. On entendait corner au loin l'antomobile qui, par la route de Blois, amenait Christian, Saraccioli, le ménage d'Ars.

Dans sa gêne de revoir sur-le-champ Madeleine et Rémi, Ariette attendit que la lourde voiture blanche souillée de pous- sière vtnt se ranger devant le seuil de la Fauconnière, pour avancer elle-même, glisser sa présence, qu'elle eût souhaitée inaperçue, dans le brouhaha de cette arrivée.

Le marquis de la Meunerie, dont lailure évoquait certains capitaines de Franz Hais, vint à elle et lui souhaita le bonjour. Madeleine embrassa son amie.

Par es-tu passée, ma chérie? Tu apparais tout d'un coup, comme une jolie fée.

Je suis venue par le bois, tout simplement.

Tiens, moi aussi, fit la comtesse sans nul embarras.

M"* d'Ars dépaquetait son uimable visage de trottin des voiles de gaze qui l'enveloppaient, je lait sa peau de bête k Saraccioli * séguieu2, et, très excitée, expliquait à Jérôme de Péfaut les Jdens de la course. Au retour, elle avait conduit.

A Lucenay, j'ai tué un oiseau net, par le choc. Dix kilo-

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H REVUE DES DEUX MONDES.

mètres plus loiiX; à une sale descente, j'ai écrasé un chien... Oh! nous faisions du soixante-quinze, j'en suis sûre... Nous avons traversé Cissey à ce train-là, comme des fous ! Les paysans étaient furieux, on nous jetait des pierres.. i ce que c'était amu- sant!... Le prince a reçu un^morceau de tuile dans sa casquette I Tout en causant, on rentrait dans la Pauconnière, l'on trouva la marquise de la Monnerie, fine et charmante figure en- cadrée de cheveux prématurément blancs, et, à ses côtés, M"* d'Avigre, la mère de Rose et de Marguerite, petite femme blonde, mince et grave, vêtue avec une sobriété recherchée. Ses filles lui ressemblaient, ou plutôt le visage de la mère évoquait, la grâce en moins, les attrayants visages des jumelles, comme certaines copies sèches et raides qu'exécutent, d'après les maîtres, des amateurs inexpérimentés.

La Pauconnière était xme ancienne ferme que le comte de Calm, père de Christian, veneur passionné, avait achetée et fait accommoder en rendez-vous de chasse. Après la mort du comte, la princesse Gharlotte-Wilhelmine, trouvant assez lourde la charge des Tachouères, avait vendu cette ferme au marquis de la Monnerie. Elle n'était remarquable que par le majestueux cercle d'ormes qui l'encadraient, la dominaient, y maintenaient une fraîcheur délicieuse aux jours les plus ardens... Par cette matinée d'automne, claire mais un peu froide, on avait cru pru- dent de réchauffer la salle la table était dressée. Au moment Ion y pénétra pour déjeuner, de hautes et larges flammes léchaient Tâtre de pierre et de briques, et leur reflet dessinait en ai'étes luisantes et en pans d'ombre les solives du plafond.

Ariette, placée entre le marquis et Apistrol, mangea de bon appétit. Elle avait toléré, ce matin, à son lever, que Martine relâchât un peu l'étau de son corset; le corps plus libre, elle respirait mieux. Elle écouta distraitement, mais sans mauvaise humeur, les fades galanteries d'Apistrol, les plaisanteries un peu grosses que Campardon échangeait avec le marquis, les histoires do battues merveilleuses, d'incroyables records d automobile... Saraccioli fit pour M"** d'Avigre, ses voisines, le récit, en termes précieux et pittoresques, d'une chasse à courre dans la campagne romaine. Cependant, la princesse d'Erminge, de plus en plus absente de ce qui se passait autour d'elle, fixait sa pensée sur un projet qui avait tout à coup germé dans sa t(te, en entendant

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LA PRINCESSE d'eRMINGE. 15

M. de Péfaut raconter à M"* d'Ars une anecdote du temps il ^t interne à l'hôpital Beaujon.

a Jérôme est médecin. Il est absolument sûr. Il a de Tamitié pour moiy bien que depuis mon mariage il se soit un peu re- froidi, et cela par ma faute... Si je le consultais, il ne me refu- serait pas un avis... »

Jusqu'où se confierait-elle à lui? Et même, que lui deman- derait*elle? Elle ne le savait pas encore. Gomme toutes les âmes débiles, elle avait juste assez de courage pour commencer les ehoses, et les livrer ensuite à la destinée.

Le repas terminé, comme les chasseurs s'équipaient, Ariette déclara qu'ayant mal dormi la nuit précédente, et se sentant un peu fatiguée, elle ne suivrait pas la battue : elle reviendrait aux Tachouères à pied, à travers le parc. Apistrol s'offrit à l'accom- pagner.

Non, pas vous, lui dit-elle, vous êtes un trop beau fusil. Le tableau, ce soir, se ressentirait de votre absence. Mon cousin de Péfaut, qui chasse avec un livre sous le bras, ne me refusera pas sa compagnie.

Assurément, répliqua Jérôme. Et jamais je ne me serai tant félicité d'être un tireur médiocre.

Ils se divertirent quelque temps au départ des chasseurs. Le marquis, Christian et Madeleine, partirent les premiers, derrière les rabatteurs, puis Rémi avec M""* d'Ars et Saraccioli, puis les autres en groupe, Campardon fermant la marche avec M. d'Ars, Rose et Marguerite d'Avigre. Une Victoria vint cher- cher la marquise et M"* d'Avigre pour les ramener au château de la Monnerie. Jérôme et Ariette reprirent alors, & travers bois, le chemin par Ariette était venue.

Je ne me flatte pas que ce soit l'avantage de ma compa- gnie que vous ayez désiré, dit en souriant M. de Péfaut dès qo'ib furent seuls. Vous avez quelque chose à me dire?

D'abord je goûte beaucoup l'avantage de votre compa- gnie, comme vous dites, répliqua Ariette. Et puis, c'est vrai, jo voulais vous consulter tout en faisant un peu de footing avec vous. Vous êtes médecin, n'est-ce pas, et bon médecin ?

Bon médecin, personne n'en sait rien, pas même moi, lisqne je n'exerce pas. Je suis docteur en médecine, voilà tout.

Ah! fit-elle un peu découragée... Au fait, pourquoi exercez-vous pas ?

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IG HE VUE DES DEUX MONDES.

Jai essayé, ma chère cousine. Quand j'aieumesdiplAmes, J'qi tenté bien réellement de faire de la clientèle. Seulement, ni mes maîtres, ni mes cliens ne me prenaient au sérieux. J'avais le tort d'être baron de Péfaut, et réputé riche. Voyez-vous, on n est pas juste pour nous. On critique l'inertie de Taristo- tratie moderne, et on ne lui tolère pas de métier. Nous n'avons le droit de nous occuper que de chevaux et de femmes. Malheu- reusement' ni l'un ni l'autre de ces passe-temps ne m'amuse. Bah !... Cela ne fait rien. Avec les livres et l'étude, on se con- sole de tout... Et puis je vais avoir une cliente, il me semble.

Oh ! il ne s'agit pas de moi, corrigea précipitamment * Ârlette, d'un ton qui s'altérait un peu.

Au loin, on entendit les premiers coups de feu, amortis par la distance jusqu'à ne plus faire qu'un léger claquement de fouet.

De qui, alors? demanda Jérôme.

J'ai une femme de chambre... Vous la connaissez?

Martine? Je crois bien! Elle est parfaite. J'ai eu, par téléphone, quelques conversations avec elle. Elle s'exprime comme une dame.

Elle est très convenable. Seulement, voilà, elle a fait une sottise...

Un amant? questionna Jérôme, regardant Ariette dans les yeux.

Ariette détourna le regard, et, avec effort, sentant que depuis quelques répliques sa voix prenait une fêlure de mensonge, dit:

Justement.

On arrivait au pont de planches qui séparait les deux do- maines; Ariette le passa la première, heureuse de dissimuler le (lux de sang qui lui montait au visage. Quand Jérôme l'eut re- jointe, elle reprit, plus calme :

Voilà... Un garçon l'a séduite et l'a abandonnée... Et elle a des raisons de craindre les conséquences.

Pourquoi cette peur, si elle est libre? Un enfant n'est jamais un malheur;... et elle doit gagner assez chez vous pour payer la sage-femme et la nourrice ?

Bien sûr, murmura Ariette.

' Elle ne savait plus ce qu'elle voulait demander, interloquée par les tranquilles réponses de M. de ^Péfaut.

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LA PRINCESSE d'eRMINGE. 17

Enfin, que doîs-je faire? interrogea celui-ci. Est-ce qu'elle a des malaises?

Oui, c'est cela, reprit vivement la princesse d'Erminge. Des malaises constans. Elle n'ose pas consulter... Vous concevez, elle ne m'a pas dit les choses aussi nettement, mais je mW doute.

Désirez- vous que je la voie? C'est facile tout de suite, puisque nous rentrons aux Tachouères.

Non ! non ! ce n'est pas nécessaire... Pour le moment, elle Ta mieux. C'est dans le cas oti elle se trouverait souffrante ici, pendant que nous sommes à la campagne, que je vous ai averti... pour que vous n'ayez pas de surprise, si je vous appelle inopi- nément, et que vous nous gardiez le secret... Voilà ce que je Toulais vous dire... Maintenant, je ne vous retiens plus, et, si vous voulez rejoindre la chasse, vous le pouvez certainement..» Les rabatteurs ramènent le gibier vers l'étang de Villiers... Vous n'avez qu'à vous y rendre directement. Vous y serez avant tout le monde.

Sincèrement, fit Jérôme, vous ne préférez pas que je vous accompagne? Vous savez que j'aurais plaisir à passer l'après-midi auprès de vous, comme autrefois, quand vous étiez fillette, et pe vous vous installiez chez nous en janvier. Vous rappelez- vous?

Oui, je me rappelle, dit la princesse, devenue peu à peu nerveuse. Mais aujourd'hui je serais une désagréable compa- * gnie... J'ai la migraine. Laissez-moi rentrer seule, Jérôme. Allez chasser et vous amuser. Voici votre route vers l'étang de Villiers.

Elle s'était arrêtée, incapable de dissimuler son impatience dêtre seule. Jérôme n'insista pas.

Soit. Puisque vous le désirez, je vais rejoindre les autres. Mais un mot encore au sujet de Martine...

Puisque je vous dis que rien ne presse.

Si, laissez-moi parler, poursuivit-il avec une nuance d'au-j^ (orité qui imposa à Ariette. Cette fille, si les symptômes se confirment, va être en butte à des tentations que vous pres- sentez, pour sortir d'embarras. Votre devoir est de l'en détourner, "^'il sagissait d'une femme du monde, il suffirait de lui dire :

Prenez garde au chantage! » Il ne s'agit que d'une chambrière ; l'elle sache donc le risque qu'elle court : la vie une fois sur ix, la santé neuf fois sur dix.

TOiii ixtn. i904. ' ■■ - 2

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Est-ce donc si périlleux? dit Ariette, qui, malgré elle, avait pâli.

Je viens de vous le dire... Redites-le-lui!... A ce soir!

Il s'éloigna vivement, comme pour couper court à l'entretien. La princesse eut un instant envie de l'appeler, de courir après lui. L'aveu lui semblait presque facile maintenant. Jérôme n'avait-il pas deviné?... Mais, tandis qu'elle réfléchissait, le baron était déjà loin. Elle reprit lentement le chemin des Tachouères. Elle était extrêmement lasse, et dès qu'elle eut regagné sa chambre, elle se jeta sur une chaise longue et s'as- soupit.

Elle ne s'éveilla qu'à la nuit tombante. Les chasseurs, ren- trés aux Tachouères, faisaient collation : eUe entendit le bruit de leurs pas et de leurs voix dans la salle à manger.

M""* de Guivre, lui dit Martine, a demandé des nou- velles de la princesse, tout de suite en arrivant... Elle m'a dit de la prévenir, dès que la princesse serait réveillée.

Bien ! qu'elle monte si elle veut, fit Ariette. Madeleine ne tarda pas. Elle questionna Ariette sur sa santé

avec une bonne grâce affectueuse. Elles parlèrent de la chasse, des hôtes, de chiffons. Sa présence ne faisait pas souffrir Ariette. Au contraire, elle la distrayait des soucis intimes auxquels elle était lasso de rêver.

Tu sais, chérie, dit Madeleine, que je vais être forcée de vous quitter, un peu avant le retour de notre bande à Paris.

Ah ! pourquoi ? demanda ia princesse.

Et aussitôt elle se rappela la conversation entendue dans le bois de la Fauconnière. Rémi, au déjeuner, avait annoncé qu'il quittait le lendemain les Tachouères pour faire à Bourges un stage d'officier.

Mon notaire de Rouen m'écrit que la succession de ma tante de Langeois, le domaine de Goberville, qui avait été hypothéqué indûment, est liquidée. Mais il faut ma signature et ma présence.

Oh! c'est ennuyeux, dit Ariette. Gomment vais-je m'ar- ranger ici sans toi ? Si nous avancions tous notre retour ?

Non, dit vivement M"' de Guivre. Je mettrai tout bien en train ici avant de partir, petite paresseuse. D'ailleurs, cela ne fait que deux jours à passer, puisque vous-mêmes rentrez samedi... Mais à quoi penses-tu ?

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Ariette avait les yeux fixes, elle sursauta.

A rien, fit-elle... à ce que tu dis...

Quand Madeleine avait dit : « deux jours à passer, » Ariette arail songé soudain : « Deux jours... et deux nuits. » Les paroles de M. de Péfaut : chantage, mort, avaient chassé définitivement de son cerveau les projets criminels. Mais n'y avait-il pas un autre moyen?... Deux jours, Madeleine absente des Tachouères... Deux jours... et deux nuits...

La pression de la nécessité et le hasard de cette absence de Madeleine, se conjurèrent alors pour suggérer à la princesse un projet qu'elle n'avait pas encore envisagé, non par répugnance au mensonge (elle était en ce moment en pleine révolte de conscience, et voulait se sauver malgré tout, contre tout), mais parce qu'il semblait à première vue absurde, impraticable. Dès que M""" de GuivTC l'eut de nouveau laissée seule, elle le médita. Absurde, impraticable, tel elle le jugea d'abord. On ne pouvait être moins une épouse qu'Ariette ne l'avait été pour Christian. Leur unique semaine conjugale laissait à la princesse un sou- venir confus d'insomnies effarées, hachées de peur et de dégoût. Puis, du jour Madeleine de Guivre était intervenue dans leur ménage, sa vie et celle du prince s'étaient continuées sans se mêler jamais, jamais plus, à ce point qu'ils évitaient même de se trouver seuls ensemble, de se parler sans témoins, de se toucher : oui, de se toucher! Leurs mains à peine se frôlaient, et seulement quand ils y étaient contraints par présence de tiers. Un pareil régime, impossible aux unions bourgeoises, est facilité dans le monde par l'extrême rareté des momens de solitude, par la présence continuelle des gens de service... Pourtant Christian el Ariette ne se haïssaient point. La rupture profonde de leur vie sentimentale se traduisait simplement par Tabsence de toute iûlimité, de tout contact... Pour mener à bout son entreprise, Arlelle devait donc reprendre les choses de loin. Elle fouetta son inertie naturelle, sa paresse à réfléchir et à agir, par cette injonc- tion qn*elle se répétait à elle-même : « Il le faut... il le faut... Cela, ou le risque de chantage et de mort... Donc, il le fauL »

Incapable de dresser un plan méthodique, raisonné, pour

influer sur les sentimens de son mari, elle se jeta dans ce projet

lec rinstinct de la conservation, sans plus. Et la volonté de

ussir l'obséda. Mais, dès qu'il fallut préciser un moyen pratique,

!e constata combien le sens est confus de cette phrase, qu'elle

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avait lue dans tant de romans: « se rapprocher de son mari. » Tant que Madeleine fut présente; Ariette tâcha bien de s'associer de plus près aux divertissemens du prince ; mais Madeleine participait à ces divertissemeins, Ariette la trouvait toujours^ là; le prince ne semblait pas faire attention à sa femme. Une ou deux fois, celle-ci s'arrangea pour s'isoler un moment avec lui. A l'ordinaire, quand le hasard leur imposait de pareils tête- à-tète, ils ne prenaient aucune peine, ni l'un ni l'autre, pour combler le vide entre eux : chacun d'eux continuait d'agir exactement comme s'il avait été seul... Ariette, dans sa nouvelle disposition d'esprit, hasarda quelques paroles : en les pronon- çant, elle sentait que ces paroleis ne servaient à rien, puisqu'elle ne pouvait rien dire qui vraiment les intéressât tous les deux. L'échange des phrases fut si vain, qu'il ne devait laisser aucun souvenir dans la mémoire de Christian : « Avez- vous reçu des nouvelles de votre mère?... » ou bien: « De quel côté menez- vous la chasse aujourd'hui?... » Ainsi, l'effort naïf de rapproche- ment, durant ces jours préliminaires, eut pour effet de démon- trer à Ariette, plus manifestement encore, que son mai*i et elle étaient deux étrangers, et pis qu'étrangers, puisque entre étran- gers la sympathie et l'harmonie peuvent naître dès l'abord, et qu'ici la désunion était consommée. Alors, songeant au point essentiel de son dessein, elle désespéra. Elle fit vingt plans auxquels elle dut renoncer aussitôt. Elle comprit enfin que de telles reprises ne se négocient guère : elles peuvent naître d'un incident, d'une rencontre. Non pas qu'elle imaginât que, Made- leine partie, Christian tomberait dans ses bras; seulement, ils pourraient enfin converser; elle pourrait lui dire : « J'ai à vous parler, écoutez-moi... » Elle remit donc sa tentative à l'époque Madeleine serait partie. « J'irai trouver le prince, et je lui parlerai... » Elle médita un discours.

Elle croyait se sentir forte de ce fait que le tort initial venait de Christian, et qu'elle avait un droit indiscutable & lui demander compte de sa jeunesse délaissée. Une voix timide, dans les plus secrètes profondeurs de sa conscience, objectait bien que ce droit, au moment même elle allait le revendiquer, elle ne le possédait plus; que cette démarche, aujourd'hui si gênante, elle eût pu la faire avec une sorte d'autorité et de dignité un an au para van t.. Elle avait beau se rebeller, et ne pas vouloir entendre cette voix, elle en éprouvait un étrange malaise. Ce malaise, cet

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embarras, c'était le premier avertissement, pour elle jusque-là si insouciante, qu il existe un équilibre, une loi d'action et de réac- tion dans les choses mystérieuses de la vie morale, qui échappent à la vue et à la mesiu-e... Ayant transgressé pour son compte le pacte conjugal, même si cette transgression n'était connue que d'elle-même, elle sentait ses droits comme abolis... La consta- tation de sa déchéance s'imposa par ailleurs encore. Quand Ariette conversait en soi-même de son projet de rapprochement avec le prince, elle se disait : « Je lui parlerai, je lui ferai sentir l'iniquité de mon délaissement. » Elle se disait cela, mais elle ne voulait pas réfléchir plus avant, examiner si elle comp- tait sur sa seule parole, sur la revendication légitime de ses droits d'épouse, ou sur l'effet des moins nobles hasards : une sorte de pudeur l'empêcha d'imaginer le rapprochement jus- qu'au bout... Et qu'elle fût arrêtée par cette pudeur l'éton- nait encore, lui était une nouvelle révélation des lois inscrites au fond de soi, de la loi qui dit à l'homme, en certaines con- jonctures, et sans qu'il en puisse appeler : « Tu déchois!... » Loi mystérieuse! D'où lui venait-elle? Point de son éducation : elle n'apercevait d'influence morale exercée sur elle que par Jérôme de Péfaut et sa mère, et cette influence lui semblait avoir été trop brève et trop intermittente pour la modifier. Rien, rien u avait agi sur elle avec autant de force impérieuse que cette gêne égoïste résultant de la faute : après la faute, ce n'était pas seule- ment physiquement qu'elle était autre. Elle ne se sentait plus la même personne, avec les mêmes droits, les mêmes possibilités. Irritée de constater cela, elle ne voulut plus réfléchir. Elle se buta à penser, sans plus : « Le premier soir Madeleine sera absente, j'irai trouver le prince, causer avec lui. Ma démarche sera diffi- eile ; mais que peut-il, lui, opposer à ma réclamation de reprendre ma place d'épouse? »

Parmi ces angoisses, les heures cependant passèrent vite.

Rémi de Lasserrade était parti le lundi. Le mercredi. M"' de

Gui\Te quitta à son tour les ïachouères, prenant à Salbris un

train du matin. Christian, persuadé que depuis vingt-quatre

heures le jeune Lasserrade était à Bourges, se