UNE DANGEREUSE UTOPIE DE <1 ' ' PARTAGE DE PAR René GONNARD PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE DROIT DE L’UNIVERSITÉ DE LYON EXTRAIT DES QUESTIONS PRATIQUES DE LÉGISLATION OUVRIÈRE ET D'ÉCONOMIE SOCIALE (Avril-Mai 1914) PRIX : O fp. 50 - - - PARIS LIBRAIRIE ARTHUR ROUSSEAU w Editeur 14-, rue soufflot 1914 DU MEME AUTEUR \ La Hongrie au XXe siècle, 1 vol., 400 pages, A. Colin, éditeur, Paris . . 4 fr. Entre Drave et Save, i vol., 265 pages, Larose et Tenin, éditeurs, Paris . 3 fr. 50 t 1 ^ ' L UNE DANGEREUSE UTOPIE : LE PARTAGE DE L’AUTRICHE grand journal russe, \q Novoié Vremia (19 mars 1914) on reparle d'un partage de l’Autriche comme d’une combinaison destinée à faciliter le rétablissement définitif de la paix européenne, — non plus d’une paix armée et inquiète, mais d'une paix réelle et défi¬ nitive. Je crois qu'il importe, en présence des tentatives faites pour rendre un caractère de vie et d’actualité à une conception vieillotte et dangereuse, de montrer tout ce que l’éventualité d’un partage de l’Autriche contient à la fois d’improbable, — et si elle se réalisait pourtant, d alarmant (1). A la suitedes enquêtes politiques, économiques et sociales, me¬ nées en Autriche et en Hongrie par toute une pléiade d’écrivains français (MM. René Henry, G.-L.Jaray, Chéradame, G. Blondel, E. Fournol, René Binon, et pour une très modeste part, nous- mème) on avait fini chez nous par consentir à réviser quelque peu les idées traditionnelles relatives à la fragilité de l’Autriche, comme il avait bien fallu, beaucoup trop tard, hélas ! réviser celles relatives à sa nuisance , et reconnaître que Louis XV, en 175fi, avait montré un sens politique autrement avisé que Napoléon III en 1866 (2). On commençait à admettre, à la suite des événements de Bosnie-Herzégovine, puis des événements plus récents des Bal¬ kans, que l’Autriche est encore forte, et que, pour un mourant, elle se porte assez bien. Mourant qui, dans les deux dernières grandes crises européennes, s’est fait suivre de ses alliés et a imposé, en gros, ses vues à ses adversaires ; mourant qui, appuyé sur une (1) L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, survenu depuis la première publication de cet article, a surexcité à nouveau, en Allemagne notamment, les aspirations tendant au partage de l’Autriche. Voyez plutôt cet article de la Deutsche Tageszeitung , publié le lendemain: * La personnalité de François-Ferdinand était une garantie pour la Monarchie danubienne et nous inspirait, à nous aussi, con¬ fiance dans l’avenir. Il est possible que la situation nouvelle mette l'empire alle¬ mand devant une grave décision à prendre. Puissent, quand le moment sera venu , les chefs de l'empire allemand être prêts à prendre toutes celles qui seront néces¬ saires ». (2) Malheureusement Louis XV, qui voyait juste, avait l’opinion et Paris contre lui quand il s'alliait avec Marie-Térèse et Kaunitz pour écraser dans l’œuf la puis¬ sance prussienne ;'Napoléon III les avait avec lui quand il commettait la faute criminelle de laisserïabattre l’Autriche par Bismarck; et les Parisiens illumi¬ naient au soir de Sadowa ! (V. Alf. Mézières, C/llima verba). _ 2 _ armée solide sinon assurément parfaite, se munit en ce moment, et avec une hâte qui fait mentir le vieux dicton, d’une Hotte de guerre de premier ordre ; qui voit ses provinces occidentales s'industrialiser avec un succès remarquable, et qui a développé, dans ces dernières années, sa marine marchande, avec une rapi¬ dité nulle part atteinte , proportions gardées, non pas même en Allemagne ou en Angleterre (l), qui crée de nouveaux chemins de fer et améliore son outillage national, qui, par l’adoption du suffrage universel, a su, au profit des tendances unitaires, contre¬ balancer les aspirations autonomistes, sans inconvénient pour le prestige de l’Empereur ; qui, enfin, par le seul développement des intérêts économiques et la différenciation résultant d une di¬ vision du travail national plus poussée, accroît les éléments de solidarité et d'interdépendance à l’intérieur, à tel point qu’on peut prévoir comme possible la diffusion d’un patriotisme autri¬ chien (2). Mais la persistante influence des vieux clichés est telle que, à la première occasion, les résultats des observations faites, les leçons tirées des événements politiques récents les plus éclatants sont oubliées et qu’on en revient aussitôt aux errements tra¬ ditionnels, errements qui flattent notre manie de simplification, comme si c’était une nécessité de fait que tous les Etats moder¬ nes se modelassent sur la forme unitaire et nationale qui est la nôtre, et comme si le « scandale » que présente l’Etat composite et complexe constitué par l’Autriche ne pouvait être toléré plus longtemps. La vérité est qu’un partage de l’Autriche se heurterait à des difficultés qu’on ne soupçonne généralement pas en France et que si ce partage s’effectuait, il constituerait pous nous, un immense et irrémédiable malheur. J Les partisans du partage ne sont en général pas embarrassés pour régler le sort des provinces autrichiennes. Ils attribuent à l’Allemagne ( sans beaucoup s'inquiéter de l’extraordinaire con¬ figuration que l'application stricte du principe des nationalités entraînerait pour cet Etat) les pays austro-allemands, c’est-à-dire (1) V. Econ, franç., 7 juin 1913, Le Carpentier. La marine marchande austro- hongroise. (2) V. aussi sur celte « résurrection » de l’Autriche, les très beaux articles de M • Jacques Bainville. 3 les deux Autriches, la Silésie autrichienne, la Salzbourg, le Tyrol- Vorarlberg, la plus grande partie de la Styrie et de la Carinthie. Il n'y a d’ailleurs aucun doute que si ou consacrait au profit de l'Empire allemand une pareille annexion, bien loin de s’en con¬ tenter, son appétit surexcité réclamerait instamment Trieste : et défait, comment, sous prétexte que cette ville est italo-slave, l'ar¬ rêter à quelques lieues delà, alors qu’il pèserait de tout son poids sur les versants méridionaux des Alpes, et que d'ores et déjà les pangermanistes (je parle de gens sérieux, les grands économis¬ tes allemands, les Wagner, les Schmoller) revendiquent, pour l’Allemagne, la Croatie et la Dalmatie slaves, avec Fi urne magyare. Peu importe. Nos théoriciens du partage supposent que l'Empire allemand bornera son appétit à la part, d’ailleurs plantureuse qu’ils lui offrent, et ils continuent leurs opérations en offrant la Galicie à la Russie, sans se demander si les Magyars ne seraient pas disposés à mettre le feu à l'Europe plutôt qu’à laisser pacifi¬ quement le Russe abhorré s’avancer jusqu’à leurs Karpathes. Ils font de la Bohème un royaume indépendant, encastré d’ailleurs de trois côtés au moins dans le nouvel Empire germanique ; et sans doute aussi un autre royaume des provinces autrichiennes slaves du sud (Istrie, Dalmatie, Carinthie et Styrie méridiona¬ les), jointes à la Croatie dont il faudra déposséder les Magyars, second et inexpiable casus belli pour ceux-ci (1). A moins au con¬ traire qu’ils ne les annexent soit à la Hongrie elle-même, soit à l’Allemagne, ce qui reviendrait à détruire l’Autriche au nom du principe des nationalités, pour sacrifier aussitôt celui-ci au profit de nations qui ne passent pas pour avoir, vis-à-vis de leurs sujets, la main plus douce que les gouvernants de Vienne. Ajoutez que toutes les difficultés concernant l’allottissement des provinces cisleithanes fussent-elles tranchées, se poserait alors par contre-coup , et fatalement, la question du partage de la Hongrie : car il ne faut pas oublier que celle-ci est, comme l’Autriche même, une macédoine de nationalités, parmi lesquel¬ les la nationalité magyare, même dans les statistiques officielles de Budapest, compte à peine pour 51 0/0. 11 serait difficile de maintenir sous la couronne de St-Etienne, plus de 3 millions de Roumains qui demanderaient à rejoindre leurs frères moldo- (1) Parlant d’une possibilité d’éviction des Magyars de leurs possessions adria- ti cj nés, M. Havass, vice-président de la Société géographique de Budapest, s’ex¬ prime ainsi : « Je crois qu’il n’est pas un Hongrois qui hésiterait à écarter une telle possibilité, même au' prix de sa vie » ( Der Trialismus in Lichte der Géogra¬ phie) . valaques, sans parler des Slovaques et des Ruthènes du nord, des Croates et des Serbes du midi. De toute façon, ou bien l'on appliquerait le principe des natio¬ nalités, et l'on aboutirait à instaurer dans l’Europe centrale une écrasante prépondérance de l’Empire allemand au milieu d’une poussière do petits Etats impuissants, beaucoup plus impuis¬ sants que les Etats balkaniques actuels ; ou bien l'on serait dans I ’ i rn possibilité d’appliquer ce principe, au nom duquel cependant on aurait anéanti la vieille puissance autrichienne etassassiné, somme toute, une des plus anciennes, et malgré tout, respecta¬ bles personnes morales de notre monde européen. On peut du reste, tenir pour assuré que ces deux hypothèses se résolvent en une seule. Car si, pour un instant de raison, on parvenait à consacrer la première, le seul souci des hommes d’Etat de Berlin, au lendemain du traité, serait de préparer des annexions nouvelles. On ne refait pas son caractère. Le carac¬ tère d'un Ogre est de manger. L’ogre prusso-brandebourgeois mange depuis 171 3, — et auparavant ; — jamais un repas, si copieux fût il, n’a diminué son désir d'obtenir aussitôt après, l’assurance d'une plus forte ration. Ceci, les populations de l’Empire austro hongrois, le savent très bien. Malgré les querelles séculaires qu'elles entretiennent entre elles, et qui sont de ces vieux procès de famille auxquels on finit par tenir comme à un titre de noblesse, elles s’enten¬ dent au fond assez bien, et se rendent compte que nulle part ailleurs que dans la monarchie elles ne trouveraient des condi¬ tions d'existence et de développement plus avantageuses. Cha¬ que race fait mine d’en avoir assez de ce régime qui l’unit à d'autres nationalités rivales ; mais c'est, le plus souvent, afin d’obtenir une révision à son avantage des clauses du pacte d’union. II ne faut nullement prendre au tragique des formules de sépara¬ tion dont les auteurs seraient souvent fort marris d'être pris au mot. « Les étrangers, comme l’écrivait récemment un collabora¬ teur anonyme de la Revue de Hongrie , exagèrent le plus souvent l'importance et la portée des plaintes qui s’élèvent un peu partout en Autriche-Hongrie. Il s'entend de soi qu’aucune des races qui l’habitent (et il y en a neuf) ne peut vivre comme si elle était toute seule danslamaison (1). » Mais le jour où l’on voudrait donner à chacune sa maison indépendante, ces demeures seraient (1) Jlevue de Hongrie, 15 février 1914, Caractère delà politique austro-hongroise 5 — presque toutes infiniment fragiles, condamnées à se trouver blo¬ quées de tous côtés par les constructions massives et oppressantes d’un voisin tout puissant ; et leurs toits, dominés de haut par la « colossale » bâtisse de ce dernier, s’écrouleraient bien vite sur la tète de leurs habitants. Aveugles ceux qui ne voient pas que cette soi-disant « fin », ce règlement « définitif » d’un passé trou¬ blé ne serait que le commencement d’une ère plus troublée encore ! Et les populations austro-hongroises sont trop intéressées à la question pour ne pas sentir combien est préférable à la pré¬ tendue solulion que le partage semble offrir, le régime actuel dans lequel, en se faisant mutuellement des concessions, elles arrivent en somme à vivre et à se développer, en bénéficiant des avan¬ tages inhérents à la situation de citoyens d’un grand Etat et de participants d’un grand marché économique Ce n’est pas en vain que le premier grand dreadnought autrichien a été baptisé le Viribus unitis , au moment même où l’Autriche affirmait éner¬ giquement contre la Serbie et la Triple Entente, — et peut-être, à longue échéance, très heureusement pour la France, — sa vo¬ lonté de devenir grande puissance maritime, et de conserver une position inexpugnable sur les côtes de l’Adriatique : le débouché sur la mer, l'activité économique qui en dépend sont de précieux éléments d'unification politique pour les peuples de la monar¬ chie, solidarisés dans une attitude commune et associés dans une œuvre de progrès et d’expansion (1). Et qui pourrait, en Autriche, ou même en Hongrie, désirer le partage de l'Empire des Habsbourgs? Ce ne sont pas les Alle¬ mands d’Autriche qui ocçupent en Cisleithanie une situation pri¬ vilégiée, la première, et qui peuvent espérer la garder dans la monarchie régénérée, grâce au prestige de leur culture, à la force de la tradition.à la possession d’état, à la nationalité de la dynastie, de l’aristocratie et de la capitale. Que leur assu rerait, en compen¬ sation des avantages perdus, l'incorporation à l’Empire allemand, sinon la perspective d’y jouer, à côté des Bavarois et des Rhénans, ce rôle de citoyens de deuxième classe, de « brillants seconds » à l'intérieur, que l’arrogance des junkers prussiens s’entend si bien à faire jouera leurs alliés? Quelles perspectives remplace¬ raient, pour l industrie autrichienne, la possession d’un vaste marché en deçà et au delà de la Leitlia, sinon celle d’une lutte (1) Il en est de même du développement du réseau ferré. V. dans la Revue po¬ litique et parlementaire , janvier 1914, K. Gonnard, L’Expansion austro-hongroise et les nouvelles lignes croato-dalmates. inégale sur le marché allemand avec les puissantes industries de l’Allemagne du nord ? Quel serait le sort humilié, dans un Etat soumis à Berlin, de cette hère aristocratie viennoise, reléguée au deuxième plan et privée de ses Ifabshourgs? Le sort de la belle et noble Vienne, devenue, comme sa sœur Munich, vassale delà laide parvenue du nord ? Ce ne sont pas les Tchèques, qui peuvent espérer, à l’intérieur de la monarchie des Ifabshourgs, voir s'accroître leur autonomie, qui escomptent la restauration du royaume de Bohême, et qui, hier encore, mettaient une légitime confiance dans l’influence de leur noble compatriote, la comtesse Chotek, devenue duchesse de Hohenherg et épouse de l’hériter du trône. Que signifierait pour eux le partage, sinon l’incorporation immédiate, ou la vas¬ salité plus ou moins différée, au profit de l’Allemagne prussienne, du Berlinois exécré ? Ce ne sont pas les Slaves du sud, Croates (1), Serbes, Slovènes qui, eux aussi, peu vent, en Autriche, espérer arriver à consolider leur situation, par le Trialisme ou le Fédéralisme , mais pour qui, en tout cas, le remaniement proposé ne se traduirait que par Trieste allemand, — la Croatie peut-être définitivement laissée au Magyar pour prixde son adhésion au système, la Dalmatie suivant la même destinée, — le reste des provinces sud-slaves ne consti¬ tuant plus qu’un territoire beaucoup trop réduit pour prétendre à vivre d'une vie indépendante, surtout à côté des énormes Etats voisins ? Ce ne sont pas surtout les Polonais d'Autriche, les seuls qui, depuis le partage de leur patrie, aient joui et jouissent aujour¬ d'hui d’un sort acceptable, et qui se verraient annexés au do¬ maine d’un de leurs bourreaux russe ou prussien (2). Ce ne sont même pas les Rutliènes que la presse et les associations halcalis- tes s'efforcent d’exciter contre les Polonais, mais qui viennent précisément (14 février 1914) de se rapprocher de ces derniers (1) Le loyalisme des Slaves catholiques, spécialement des Croates et des Tchè¬ ques, vient de se manifester une fois de plus, et de la manière la plus saisissante, au lendemain du stupide forfait de Serajevo : stupide, puisque, commis par un Slave, son effet le plus sûr est d’aggraver l’hostilité entre les deux grandes frac¬ tions du slavisme, catholique et orthodoxe. (1) Au moment de la tension austro-russe, consécutive aux événements des Balkans, les Polonais d’Autriche ont manifesté hautement leurs intentions de soutenir PAutriche par tous les moyens (V. déclaration du Kolo polonais, relatées dans le Mémorial diplom., 23 mars 1913). L’Autriche recueille ainsi les bénéfices de sa politique généreuse vis-à-vis des Polonais, tandis que les Polonais de Rus¬ sie ne dissimulent pas des intentions toutes différentes et peu favorables à la réussite aisée d’une mobilisation russe éventuelle. — 7 par le vote à la diète de Galicie. après concessions mutuelles, du projet de réforme électorale, et qui savent bien, malgré toutes les machinations de Y Ostmarkenverein, que les véritables ennemis de la nationalité ruthène sont en Prusse et en Russie (1). Si nous passons la Leitha, sera-ce les Magyars ? Moi ns que tous autres assurément. Ils savent trop bien combien est avantageuse leur position dans cette monarchie des Habsbourgs où ils mar¬ chent les égaux des Allemands d’Autriche, avec l’avantage d’être beaucoup plus maîtres en Transleithanie que ces derniers en Ci s- leithanie. Forts de la constitution unitaire de leur royaume en présence de la décentralisation cisleithane, ils jouissent, — à 1) ou 10 millions d'hommes, — d’une situation privilégiée dans cet Etat qui en compte 53 millions, et où 1 influence de leurs hom¬ mes d’Etat dans les Conseils de l’Europe s’étaie de toute la force de la monarchie ; alors qu’ils ne représenteraient plus qu’une Suisse ou une Serbie magyare au lendemain d'un partage qui comprimerait leur patrie entre une monstrueuse Allemagne et une Russie géante. La Hongrie unie à l’Autriche est une grande puissance : la Hongrie isolée ne serait plus qu’un Etat de second ou troisième ordre. Cela, fut-elle même maintenue avec ses frontières actuelles. Mais quelle probabilité que la dislocation de l’Autriche au nom du principe des nationalités ne soit suivie d'un démembrement semblable de la Hongrie ? Garderait-elle seule, après la destruc¬ tion de l’Autriche à lJOuest et de la Turquie à TEst, le privilège (réservé aux grands Etats forts) de retenir sous sa domination des populations allogènes ? A défaut des Slovaques, qu’il est géo¬ graphiquement bien malaisé de détacher de la Hongrie, puisque leur compénétration avec les Magyars s’opère aux confins des pusztcis, Croates et Roumains se détacheraient ; et s’ils ne le fai¬ saient pas, au nom de quel pharisaïsme déclarerait-on l’affran¬ chissement des allogènes nécessaire d’un côté de la Leitha et irréalisable de l’autre? Non : le partage de l’Autriche serait de toute manière fatal aux Magyars, et ceux-ci ne sauraient que s’y opposer de toutes leurs forces. On a dit que le dernier coup de canon tiré en Amérique pour la défense des droits de la cou¬ ronne britannique serait tiré par un Canadien français. Je crois que si les Magyars gardent de leurs intérêts cette conscience qu’ils ont généralement eue si claire ét si avertie, le dernier coup de (1) Un député ruthène, M. lllevbowski, soutenait, dès 1908, au 1 leichsrath la thèse d'une adhésion de l’Autriche à la Triple Entente. 8 sabre pointé en Europe pour la défense de l’Empire autrichien sera porté par le bras d’un hussard hongrois. En somme, à part peut-être les Roumains de Transylvanie qui pourraient s'annexer aux Roumains du royaume, il n’est pas une nationalité en Autriche et en Hongrie à qui un partage assure une destinée préférable à celle qu’elle peut espérer à l’intérieur de la monarchie actuelle. Pas même les Italiens (600.000 environ) qui, pour partie (ceux du Trentin), iraient rejoindre leurs frères, mais qui pour partie aussi (Trieste et côtes adriatiques) devraient définitivement au contraire renoncer à cet espoir, et verraient succéder une domination franchement hos¬ tile (slave, magyare ou germanique) à la domination mixte et savamment équilibrée de l’Autriche habsbourgeoise (P). Le partage ne serait déjà pas chose aisée s’il devait rencontrer l’adhésion des populations austro-hongroises, étant donné qu’il se heurterait encore aux rivalités des copartageants, et à la ré¬ sistance d’une dynastie, d’une armée loyaliste, et de nombreux intérêts militant en faveur du statu quo. Combien apparaît-il plus irréalisable si l’on réfléchit que de 53.000 000 de sujets aus¬ tro-hongrois, il n’y en a pas sans doute un dixième qui le désire sincèrement ! II IJn partage de l’Autriche présenterait d’énormes difficultés, ouvrirait, bien loin delà clore, une ère de conflits internationaux, léserait les intérêts véritables de la plupart des peuples actuelle¬ ment soumis à la domination des Ilabsbourgs, anéantirait la puissance la plus capable, grâce à une longue expérience chère¬ ment acquise, de manier et d’allier dans un effort commun ces populations si diverses, si mêlées, presque impossibles à canton¬ ner chacune sur un territoire donné, qui grouillent dans le bas¬ sin du Danube et de la Tisza. Il reste vrai, de nos jours comme autrefois, que si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer. Mais supposons le partage réalisé. La France aurait-elle quel¬ que profit à espérer de l’opération? Assurément, disent les partageurs en chambre, tels que les interviewers du t Novoié Vremia. L’Allemagne, annexant les ter¬ ritoires autrichiens de langue allemande, rétrocéderait l’Alsace- Lorraine à la France. (1) Il ne faut pas oublier, au reste, que Trieste, malgré les apparences, est autant slave qu’italienne. Une telle éventualité est-elle vraisemblable? Oui, si le sacrifice, si largement compensé, était demandé à une autre nation que l’Allemagne prussiannisée. Mais quiconque a étudié l’histoire de la Prusse et des Hohenzollern hésitera à le croire : le IIo benzol - lern prend toujours, mais ne rend jamais, que de force. On l’a bien vu, après 1866, alors qu’après avoir accru son domaine dans les magnifiques proportions que l’on sait, il refusa obstinément de laisser à la France impériale même la chétive compensation de l’annexion du Luxembourg. Que la France laisse s’engager, sans se mettre en travers, l’opération prusso- russe du partage autrichien, et elle a grande chance de rester les mains vides , quels que soient les espoirs dont on l’aura leurrée à l'avance. Je ne dis pas qu’on ne lui restitue quelques villages de langue française le long de la frontière. Cette idée a été envisagée en Allemagne, et même exprimée, en termes que je trouve assez insolents pour nous, par des écrivains allemands qui se targuent de quelque bienveillance pour la France et qui s’imaginent que nos justes revendications pourraient être apaisées moyennant la rétrocession d’une mince bande de territoire lorrain, « accompa¬ gnée d’une belle cérémonie ». On ne peut nous signifier plus joliment qu’on nous considère comme des enfants. Même si la restitution était plus sérieuse, serait-elle pleine et entière ? De quelles restrictions ne serait-elle pas entourée ? Ce n’est pas en Allemagne, — les négociations marocaines nous l’ont appris, si nous l’avions oublié, — que l’axiome juridique a cours : Donner et retenir ne vaut. Mais je dirai plus. A supposer que le partage de l’Autriche dut se traduire pour nous par la récupération des provinces perdues ... encore faudrait-il, tant serait lourde la rançon, — être bien assuré qu’il n’existe aucun autre moyen de rentrer en possession de notre bien. Alors seulement, et faisant passer avant toute chose la nécessité de la grande Réparation, nous pourrions con¬ sacrer de notre adhésion un acte qui mettrait fin, du même coup, à notre situation de grande puissance européenne. Car il faut bien voir qu’au lendemin d’un partage de l’Autri¬ che, il n’y aurait plus, sur le continent, que deux Etats de pre¬ mier ordre, l’Empire allemand et l’Empire russe : L’Empire allemand (1), diminué (par hypothèse) de 15.000 ki¬ lomètres carrés et de 800.000 âmes (sauf ré-émigration des (1) Population, au lçr décembre 1910 : 64.926.000 habitants. — Aujourd’hui (juillet 1914) vraisemblablement près de 68.000.000. — 10 — immigrés allemands d’Alsace), mais augmenté (le 122.000 kilomè¬ tres carrés et de 13.000.000 d'habitants au moins, de 155.000 ki¬ lomètres carrés et 18.030.000 d'habitants au plus, l’Empire allemand, coupant l’Europe eu deux, dans toute sa largeur de Kiel à Trieste, et tenant, dans sa clientèle forcée, Bohême et Hon¬ grie, Slavie du Sud et Scandinavie du Nord. L’Empire russe, agrandi de la Galicie, et pénétrant à Craco- vie au cœur de l'Europe centrale, luttant en Hongrie, en Bohème, en Scandinavie et dans les Balkans, d’influence avec son puissant rival, parachevant son œuvre d’unification en Pologne et en Fin¬ lande, jusqu’au jour où les deux maîtres du continent européen le trouveraient trop étroit pour eux, et où l’Allemagne, oujours prussienne, par conséquent toujours militaire et agressive, réé¬ diterait à propos de sa compétition avec la Russie la théorie de « l’otage », au détriment des nations plus faibles du continent. En tout cas, et même ajournée cette dernière hypothèse de conflagration, — ce serait l’Europe subordonnée pour une durée impossible à prévoir aux deux Etats les plus réactionnaires, aux deux bureaucraties et aristocraties lés plus dures et les plus égoïs¬ tes, aux deux puissances les moins civilisées (1), à celles qui per¬ sistent seules aujourd’hui dans des traditions archaïques d’op¬ pression, au moment où l’Angleterre libère enfin l’Irlande, où l’Autriche envisage le Trialisme et le Quadrialisme , où les Ma¬ gyars cherchent à se concilier les Roumains (2), où les Turcs eux-mêmes donnent des garanties à l’Arménie... Les destinées de la civilisation remises aux mains du Junker et du cosaque, les Allemands les plus avancés en culture réelle soumis aux demi-Allemands de Prusse, les peuples slaves les plus avancés émiettés en poussière aux pieds du colosse russe, l'Angleterre, la France, l'Italie, rejetées au second plan, n’ayant plus à jouer qu’un rôle de comparses, d'appoints, ou d’otages, dans les cour (1) .le ne vise pas ici la nation allemande, mais VE/at germano -prussien ; et j'écris sans hésiter que cet Etat est en retard sur la civilisation occidentale. En vain, ses admirateurs aligneront-ils des statistiques d’illettrés, démontrant sa supériorité au point de vue de la diffusion de la culture. La culture et l’instruction primaire font deux. Et l’instituteur ou le jeune bourgeois allemand qui se laisse maltraiter et cravacher par des Forstner ne représente qu’un type civilisé très inférieur à celui de tel paysan français, qui signe à peine son nom, mais qui sait ce que signifient la dignité personnelle et le sentiment de l’honneur. (2) Discours récent du comte Tisza, président du ministère hongrois au Par¬ lement de Budapest : « Les Hongrois et les Roumains ont la même vocation historique, qui consiste à s’entendre comme des frères et à s'appuyer sur le germanisme, pour défendre la cause de la liberté et de la civilisation européennes contre la diffusion des tendances panslavistes . » binaisons ou les luttes des deux Etats géants. Voilà ce que nous vaudrait le partage de l'Autriche. Mais il est probable que les bruits memes de ce partage que les presses pangermanistes et panslavistes font alternativement courir ont un effet tout opposé à celui qu’elles en espèrent, en éveillant l’attention des sujets de l’Autriche sur les inconvénients de leurs dissensions et en les incitant à mettre une sourdine à leurs querelles. Bien loin de les familiariser avec l’idée des nouvelles destinées qu’on leur prophétise, peut-être ne fait-on que fortifier chez elles la volonté de les écarter. Et nous devons le souhaiter, car, si la destruction de l’Etat autrichien apparaît comme une éventualité calamiteuse pour la France, la vie et la consolidation de cet Etat nous réservent au contraire deux chances. La première, c’est que l’Autriche, poursuivant sa politique d’expansion orientale, devienne de plus en plus ce qu’elle est déjà en grande partie, un Empire slave , de moins en moins soumis aux influences germaniques, au fur et à mesure que (même sans annexions nouvelles) le jeu des facteurs démographiques accroîtra chez elle la prédominance des Slaves, et que d’autre part ceux-ci s'élèveront à un degré supérieur de culture et de conscieuce nationale. La seconde, c’est que l'Autriche, découragée en présence des obstacles qui grandissent à l'Orient, revienne à sa vocation alle¬ mande, et, après un demi-siècle d’abdication, fasse revivre ses prétentions à une place, — la première? — parmi les pays ger¬ maniques. Avant de trouver dans les Balkans, le Japon que la Russie, elle aussi insidieusement excitée par Berlin, est allée chercher aux plaines de Moukden, peut-être va-t-elle, sous un nouveau prince, effectuer ce tète-à- queue, qui lui ferait désormais présenter son front de bataille du côté des monts de Bohème. Eventualité qui, malgré les entrevues récentes de Miramar et de Konopicht, restait vraisemblable pour ceux qui savaient combien les idées, les sentiments et le caractère de l’archiduc François- Ferdinand étaient peu compatibles avec le rôle de servant de. la politique prussienne. Eventualité qui reste peut-être ouverte encore, et que seuls écarteront ceux qui jugent de l’avenir d’après les données visibles et extérieures du. présent, en négligeant l'ac¬ tion des forces internes et des transformations latentes (1). (1) Voyez les conclusions de M. Legendre dans son remarquable petit livre : La querre prochaine et la mission de la h rance (1913). _ En somme, deux possibilités favorables : celle d’une Autriche slavisée, plus indépendante de Berlin ; celle d'une Autriche rede¬ venant germanique et s'affrontant à Berlin. Ce ne sont, évidem¬ ment pas les seules, mais elles apparaissent parmi les plus vrai¬ semblables. Ce qui, au contraire, serait surprenant, ce serait l’indéfinie prolongation delà situation actuelle, celle d’une Autriche à demi soumise à Berlin et servant, contre les aspirations de la majorité de ses sujets, la politique de Berlin. Quelque chose changera en Autriche avec un nouveau règne; mais ce change¬ ment ne sera sans doute pas, à moins que la dynastie ne s’aban¬ donne elle-même, le partage et la dislocation. Peut-être sera-ce — pas tout de suite — un changement dans l'orientation poli¬ tique du pays. Puisse l'Autriche comprendre qu'à la différence de la Prusse, de la Russie, de l’Italie, des Balkaniques actuellement intéres¬ sées à sa ruine, seules les puissances occidentales sont intéres¬ sées à sa conservation (1). Et peut être pourrons-nous revoir les jours de l’entente de 1756, grâce à laquelle la prévoyance géniale de Kaunitz faillit anéantir dans l’œuf, pour le plus grand bien de l’Autriche, de la France, de l’Europe, de la civilisation et de la paix, la monstrueuse, artificielle et malsaine puissance de l’Etat prussien; entreprise enrayée alors par l’Angleterre seule, qui aujourd’hui s’y associerait. Lorsque, se résolvant à reprendre la route d’Allemagne et à y revendiquer un héritage lâché pour les proies illusoires de l’Orient, l’Autriche unira ses efforts à ceux de la Triple Entente, les nations civilisées pourront jeter l’ultimatum du désarmement de gré ou de force à la puissance responsable de la situation où se débat l’Europe depuis 43 ans, à l’Etat dont l’industrie nationale n’a pas cessé, depuis l’origine, d’être la guerre, et qui constitue à lui seul, pour reprendre une expression de Dupont-White, « l’éternel obstacle dont sont hérissées les voies de la civilisa¬ tion » (2). il) La Russie également, à partir du jour où l’Autriche chercherait ses voies en Occident. (2) La lre édition de cette étude a été commentée en Autriche approbativement, Librairie Arthur ROUSSEAU, 14, rue Soufflot. — PARIS E. LEVASSEUR Membre de l’Institut. — Administrateur du Collège de France Professeur au Conservatoire des Arts et Métiers et à l’Ecole libre des Sciences politiques Histoire des Classes Ouvrières ET DE L’INDUSTRIE EN FRANCE PREMIÈRE PARTIE. — Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France avant 1789. 2 forts volumes gr. in-8 . - . 25 fr. DEUXIÈME PARTIE. — Histoire des classes ouvrières et de l’industrie. en France de 1789 à 1870. 2 forts volumes in-8 . 25 fr. TROISIÈME PARTIE. — Questions ouvrières et industrielles en France sous la Troisième République, 1870-1907. 1 fort volume gr. in-8 . 15 fr. La Population française Histoire de la Population avant 1789 1889-1892. — 3 forts volumes gr. in-8° avec cartes et nombreuses planches. 37 fr. 50 Histoire du Commerce de la France # a forts volumes gr. in-8, 1911-191» . 25 fr. MARCEL MARION Professeur au Collège de France - Correspondant de l’Institut HISTOIRE FINANCIÈRE DE Iifl FRANCE DEPUIS 1715 TOME I. — 1715-1789 1 vpl. in 8 1914 . 12 fr. 50 A. SOUCHON Professeur à la Faculté de droit de Paris Maître de Conférences à l’Institut Agronomique LA GRISE OE LA MAlil-O’IEIIVilE AGRICOLE EN FRANCE 12 Ir. Vv .»* A \ 1 vol. in-8. 1914 . QUESTIONS PRATIQUES D E LÉGISLATION OUVRIÈRE E T D’ÉCONOM IE SOCIALE / ' , 1 REVUE MENSUELLE * Fondée par MM P. I*IC et J. GODART DIRIGÉE PAR PAUL PIC Professeur de Légi lalion industrielle à la Faculté de droit de Lyon et à l’Ecole supérieure de Commerce Membre du Comité consultait du contentieux au Ministère du travail Charles BROLJ1LH * T Emile BENDER Professeur Député du Rhône d’économie politique à la Faculté Docteur en droit. avocat à la Cour d’appel de Droit de Lyon ‘ Secrétaire de la Rédaction Alptienwe A IllEOX Avocat à la Cour d’appel, Chargé de Conférences à la Faculté de Droit Secrétaire adjoint de la Rédaction avec la collaboration d’un grand nombre de professeurs, économistes et publicistes de France et de l’Étranger. 15e ANNÉE 1914. MODE DE PUBLICATION. — ABONNEMENTS. LA REVUE PARAIT LE 20 DE CHAQUE MOIS L’abonnement est fixé à 8 fr. pour la France, à 10 fr. pour l’Etranger. Les années 1900 à 1912 forment chacune 1 vol. grand in-8% broché au prix de 10 francs franco Les abonnements partent de janvier ou de juillet et ne se souscrivent que pour unan . Le numéro : O fr. 75 Librairie Arthur ROUSSEAU, Editeur 14, RLE SOÜFFLOT. — PARIS