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GEORGES VALOIS
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(JIEVAL DE TROIE
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11, RUE DE MÉDICIS PARIS
MCMXVIII
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL
DES Papeteries Lafuma de Voiron
NUMÉROTÉS A LA PRESSE
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
CopTuioHT, lois, nv Georges Valois.
AU SOLDAT OCTAVE DE BARRAL
TUÉ d'une balle au FRONT
DEVANT SOISSONS
LE 5 AOUT 1915 CITÉ A l'oRDHE de l'armée
« Bien qu'appartenant à l'armée territoriale et versé dans le service auxiliaire, a demandé ot obtenu de passer dans le service armé. Parti comme volontaire avec le 67°, a été blessé. Reparti après guérison comme volontaire au 404° régiment d'infanterie, n'a cessé de donner l'exemple du courage et du dévouement, s'olïrant toujours pour les missions dangereuses. A été tué par une balle dans un poste d'écoute. »
AU SOUS-LIEUTENANT JOSEPH BOISSIER
TUÉ d'une balle au FRONT A l'offensive du 9 MAI 1915
médaillé militaire deux fois cité a l'ordre
« Son chef ayant été blessé, a pris le commandement de la section, qu'il a su, par son calme et sa bravoure, maintenir sous un feu meur- trier. Blessé d'une balle à la jambe, a néanmoins conservé le com- mandement de sa section qu'il n'a quitté qu'après une seconde bles- sure. »
« A entraîné vigoureusement son unité à l'assaut des positions alle- mandes. A réussi à lui faire traverser les lignes de défenses succes- sives et ne s'est arrêté qu'après un parcours de 2.500 mètres, après avoir fait rendre à ses hommes le maximum dont ils étaient humai- nement capables. A été frappé devant la deuxième position de résis- tance organisée par les Allemands.»
AU CAPITAINE OCTAVE DE SAMPIGNY tué face a l'ennemi
EN ALS.\CE
LE 5 MAI 1915
CITÉ A l'ordre DE l'aRMBE
- « Officier d'une rare énergie, ayant su faire de sa compagnie une troupe d'élite et lui inspirer par ses enseignements, par son expérience, le mépris absolu du danger ; le 5 mai, l'a élcctrisée par son exemple : se plaçant à sa tête, Ta enlevée à l'assaut d'une position formidable- ment organisée au sommet d'une colline. S'est vaillamment emparé d'une première ligne de tranchées. Il est tombé glorieusement frappé alors qu'il se dépensait sans compter pour encouragera une résistance opiniâtre ses hommes violemment conlre-atlaqués. »
leur camarade, leur ami.
Barrai, Boissier, Sampigny, ce a est pas à voire mémoire que je dédie ce livre : vous êtes vivants pour vos amis^ pour ceux qui vous ont aimés ; nous vivons avec vous, non ooint comme avec des morts que Von pleure, mais comme avec des âmes, des esprits, des cœurs que l'on ne cesse d'interroger, d'écouler, avec qui Von se concerte pour agir dans ce monde. Depuis ce printemps et cet été où vous avez été frappés, guet- tant ou poursuivant Vennemi ou résistant à son choc, il n'est point de jour que nous ne prononcions vos noms dans nos prières et dans nos conseils. Nous ne disons point : qu'eussent-ils dit? Nous disons: que disent-ils? Nous entendons vos voix. Vous êtes présents. Vous variez ; vous conseillez; vous commandez. Nul de nous ne pourra jamais vous voir étendus, immobiles et froids, sur la terre. Vous êtes debout : Barrai, votre fusil braqué sur Vennemi! Boissier, le revolver au poing ! Vépée haute, Sampigny ! Ah ! si nous pleurons, parfois, nous ne savons si c'est de penser que nous ne Dourrons vous embrasser, au jour béni de la victoire, ou d'être emplis par l'allégresse du triomphe où vous nous conduisez !
Vous êtes présents. Vous êtes debout !
Barrai, j'entends votre commandement, quelques mois avant la guerre, au milieu d'une salle de fau- bourg : En colonne ! En avant ! C^est contre les ser-
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viteurs inconscients de Vélranger que vous conduisez l'irrésistible charge. Voici voire vraie figure qui appa- raît. Vous qui êtes, dans le commerce quotidien^ si sobre de paroles et de gestes, d'une réserve que Von croit sévère et froide au premier coup, voici que votre grande passion vous enveloppe de feu ! Vous qui vous effacez, dans le calme des jours sans bataille, vous vous jetez au premier rang, dans le danger. Vous êtes chef. Qui hésite à vous suivre ? Votre haute taille, votre grave visage de chef gaulois, votre mouvement résolu vous ont déjà désigné. Voire roix, la pamme de votre regard répondent à l'attente de tous. Homme d'étude, grand lettré, vous êtes aussi soldat. Votre passion : la France. Votre bonheur est auprès de la noble femme qui vous a donné deux enfants que vous chérissez? Mais votre clairvoyance vous a montré que, en ces années où tant de Français rêvent de la paix universelle, nos foyers sont déjà menacés par l'en- nemi. Celte lutte des rues et des réunions où vous ne vous accordez point de répit, parce quHl faut empê- cher des aveugles de diminuer notre préparation mili- taire, c'est le prélude de la guerre, V^ous y avez pris votre place, en tête des combattants.
Je me rappelle ce dimanche de juin 1914 où, ren- trant ensemble à Paris, nous apprîmes l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand ; vous ne me dites qu'un mot : La guerre ! et vous fûtes longtemps silen~ deux. L'aimable spectacle de Paris en vêtements de fête disparut à vos yeux. Vous cherchiez votre place sur les champs de bataille. Vous l'aviez trouvée, Bar- rai : au premier rang !
Car votre cœur est aussi grand que votre esprit: à
DÉDICACE 9
côté de l'immense a/feclion que vous avez pour les vôtres, à côté de la chaude et iaéhranlable amitié que vous accordez à ceux que vous avez choisis, il y a l'amour entier, le dévouement absolu que vous donnez à la France, et que fortifie votre foi éclairée et ar- dente. Ce sont ces forces spirituelles, inoubliable ami^ qui nous éclairent et nous guident.
Boissier, je rous revois sur les Boulevards, en ces soirs tumultueux de la fin de juillet 1914. Depuis une semaine, nous ne travaillons plus ; nous préparons notre départ. Vous devez rejoindre à Nancy, au pre- mier jour' vous vous équipez ' vous achetez vingt caries de Lorraine, d'Alsace et d'Allemagne ; mais vous entendez que des misérables tentent des émeutes à Paris : Aux Boulevards I La guerre commence. Vous voici, jeune athlète au profil romain, dominant de la tête la foule confuse : un coup d'œil, et vous avez reconnu Vennemi [c'était bien l'ennemi, mené par ce traître démasqué depuis) ; vous pénétrez au milieu d*une bande, les cannes se lèvent, les poings frappent, mais la bande recule et se disloque : un homme a eu raison d'elle, c'est vous ! On vous regarde avec une respectueuse terreur : terreur devant votre force, ter- reur aussi devant le mépris, le dégoût qu'exprime votre visaqe de rude montagnard. Fds de la terre, Boissier, vous êtes une force naturelle de la France : qui ose porter une main criminelle sur la patrie ne peut trou- ver grâce devant vous. Quelle amitié profonde nous avons fondée sur ces sentiments ! \'^ous l'avez enrichie de la plus belle franchise, d'une loyauté inégalable. Nous avons conçu que nos efforts seraient unis par le
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même service national: dans noire collaboration^ dans noire travail commun, quels biens vous apportez ! C'est que, déjà, notre amitié est militaire ; c^est une fraternité d'' armes ; dans cette Librairie Nationale où nous avons fait ensemble tant de projets, comment regardons-nous notre action ? Comme une préparation à la guerre. C^esl là que naissent ces amitiés totales contre lesquelles rien ne prévaut, ni les accidents de la vie, ni la mort.
Je me rappelle, Boissier,ce voyage que nous fîmes à Gand, à rautomne de 1913, avec Pierre Lecœur, qui allait nous quitter pour larmée.Nous arrivons à Gand : que voyons-nous? L'Allemagne installée, par ses archi- tectes et ses constructeurs, à la gare et dans les quar- tiers neufs, alourdissant la ville où sont tant de sou- venirs de la belle ordonnance française portant la date du grand siècle. A la foire que nous allions visiter, ^Allemagne, au contraire, se cachait : une seule cons- truction, âpre, dure, laide, grossière et vide, comme pour exprimer le mépris et une volonté brutale. De ce contraste, une idée naissait : la Guerre. Il vous en vint une exaltation que nous partagions. Devant ces deux signes de l'avance allemande, celui-ci énigma- tiq ue , dissimulant une volonté guerrière, celui-là étalé et d'allure pacifique, vous voudriez que le jeu soit dé- couvert. Que pouvons-nous al tendre, dites-vous, de cette lutte sournoise, sinon que nous y soyons dupes? Visage découvert ! et mesurons-nous dans les combats !
Depuis 1912, depuis que vous avez quitté le régi- ment où vous aviez connu les chefs magnifiques de ce vingtième corps qui a conquis une gloire que vous avez partagée plus lard, c'est la pensée qui vous anime.
DÉDICACE 11
Vous allendez que sonne la (lénévale. Vous appar- tenez à la France, à la France paysanne, laborieuse et guerrière, qui nous adonné Proudhon et Péguy. Que d'autres discutent et se laissent piper par les mots qui expriment la pauvre idée de lu lie pacifique par le tra- vail. Vous savez ce qui se cache sous ce jargon : la guerre ou le honteux esclavage.
Mais quel élan le jour où la guerre éclate ! Aucun jour ne pouvait être plus grand pour vous que celui' là. Vous le vivez dans l'allégresse. Vous avez l'abso- lue certitude de la victoire. Dans ce beau inatin du 3 août, vous chantez. Voici l'heure du départ : deux fois, nous nous embrassons. Je vois votre clair regard me redire solennellement Varnitié indestructible. Je revois un instant dans la foule votre visage radieux : un dernier signe, puis un geste, ce geste de com- mandement qui signifie: En avant ! C'est ce sublime élan qui nous entraine, mon ami, mon frère.
Sampigny, vous nous apparaissez à la tête de votre troupe. Vous êtes soldat né, soldat de la France et du Christ. Avant que nous vous eussions connu, on nous avait dit votre vie, merveilleusement claire et simple : le Service, la Pensée ; les lieux : la caserne et le champ de manœuvres, votre bibliothèque et l'Eglise de votre paroisse; votre but : être à toute heure en état de conduire une troupe sous le feu, de braver la mort et de comparaître devant Dieu. Vous êtes au service de la France, qui est au service de Dieu. Pour vous- même, hors les obligations que vous vous êtes impo- sées,les affections familiales, auxquelles vous sacrifiez votre temporel, et quelques amitiés, une fois données'
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Loyauté, fidélité, sacrifice. Votre âme est inacces- sible au doute ; votre cœur ne connaît pas la défail- lance.
Je revis ce soir d'hiver où des amis nous réunissent. Vous entrez : nous voyons un chef, dont le reyard sonde les cœurs. Vou.s parlez : c'est de la guerre que vous nous entretenez ; vous nous introduisez dans le concert des voix spirituelles (jai donnent un sens à toute guerre. Avec quel feu vous évoquez Poitiers, qui sauva la France et la Chrétienté De Poitiers à la veillée des armes où nous sommes, les voix retentissent: quel rassemblement autour de vous ! Vous vous levez: vous êtes entouré de lumière (c'est ainsi que nous vous voyons, Sampigny) ; vous parlez du combat, de tout ce qui dans l'homme soulève la peur, et comment un chef triomphe de ces fantômes, jusqu'à donner à sa troupe une telle âme que, s'il tombe, si les plus élevés en grade et les plus anciens tombent après lui, il res- tera toujours un homme pour prendre le commande- ment. Qui redoutera la mort auprès de vous ? Voici que vous rendez la mort présente, et droit, la télé haute, parfait galant homme devant cette image loin- taine et proche, vous souriez !
Ainsi souriez-vous, Sampigny, lorsque vous entrai- nez votre compagnie en reconnaissance au sommet d'une montagne d'Alsace, au milieu d'une tourmente de neige, et lorsque vous la conduisez à un assaut que vous savez mortel. Ainsi rendez-vous aimable et gai le plus grand triomphe qu'un homme puisse remporter sur lui-même ! Suprême maîtrise de l'Ame qui se sait accordée à l'infini, voici votre chef-d'œuvre oii sont inscrites les plus hautes vertus militaires. O noble
DÉDICACE 13
ami, c'est celle lumière qui donne un sens complet nu sacrifice.
Barrai, Boissier, Sampigny, je viens de le dire : c'est au sacrifice, en même lemps quk la victoire, que vous nous conduisez. Si vous êtes présents parmi nous, debout, parlant, conseillant, commandant, pourquoi ? Vous êtes ici pour nous rappeler le sacrifice que nous devons renouveler sans cesse, pour nous redire le sens de ce sacrifice. Cet enseignement de la guerre, c'est le vôtre ; nous ne nous appartenons pas : que nos âmes, qui sont à Dieu, sacrifient nos corps à la France, qui accomplit un dessein de Dieu! C'est l'ordre divin et celui de la raison.
Nous nous croyions autrefois des êtres libres de toute attache avec le temps, avec la terre, avec l'éter- nité 7 Ames et corps, nous sommes pris par les anneaux d'une chaîne infinie qui nous broie si nous voulons nous en détacher. Notre destin est d'employer toutes les ressources de' notre âme et de notre volonté à accep- ter la place qui nous fut assignée et à triompher de notre chair qui résiste, qui tremble et qui crie. Le prix du triomphe,c'est la paix et la lumière spirituelles, et la paix temporelle pour ceux qui nous suivent. D'au- tres avant nous ont connu la course sans heurts, sans grincements de dents, la course dans la douce félicité ou dans l'excès des félicités ? Nous connaissons toutes les duretés de la guerre. Acceptons joyeûsen\ent notre destin. Nous payons les erreurs de ceux qui nous ont précédés afin que soit allégé le fardeau de ceux qui vuendront après nous. Expiation? Quel autre nom don- ner aux malheurs qui pèsent sur nos générations ?
14 LE CHEVAL DE TROIE
Liltcralement, nous expions. Que paie celte guerre monstrueuse ? Une folie de l'humanité., une folie de V Europe, qui fut celle de l'Allemagne et la nôtre. Le mouvement qui nous entraîne, depuis les origines (lu m,onde,vers une fin que nous ne connaissons pas, nous avons cru que nous pourrions le détourner au profil de notre jouissance temporelle. Insensés! qui avons cru que nous avions pouvoir de commander à VUnwers et au.x lois qui régissent la marche des mondes ! Nous nous sommes substitués à Dieu. La folle Allemagne s'est dite peuple-dieu ; combien parmi nous ont cru que toute notre action devait tendre à faire de l'homme un dieu ! Ainsi croyions-nous avoir acquis le pouvoir de chasser la Guerre de la planète. lYous payons au- jourd'hui ces monstrueux oublis de la Foi, ces immen- ses erreurs de l'intelligence. Les uns et les autres, nous nous sommes crus les maîtres du monde et des lois qui le pénètrent. Notre folie a déchaîné sur la terre tous les fléaux que nous croyions enchaînés à jamais. La chaîne infinie, dont nous avions entravé le déroule- ment, se redresse avec de rudes grincements. Nous payons, nous expions.
Qui se révolte, vainement, contre cette idée ? C'est notre ami Massis qui a raison lorsqu'il écrit : tout ce qui est de l'esprit sera sauvé dans une telle lutte. Le pauvre homme qui lui répond au nom des raisons posi- tives de se battre a tort. Le malheureux ! que révolte le seul mot d'expiation ! Le malheureux! qui n'entend ni la voix divine, ni la voix de la raison ! Il ne peut pas comprendre la vérité de l'Ecriture : Les pères ont mangé des raisins verts, et leurs fils ont les dents aga- cées. Le malheureux! qui ne voit pas que, conçu sans
DÉDICACE 1 5
Dieu ou avec Dieu, le monde obéit à des lois immuables, et que l'erreur ou la faute d'un homme ou d'une nation sont payées par les coupables ou par leurs descendants ! Qui n\i point cultivé sa terre au printemps ne rem- plira pas ses greniers à l'automne et ne mangera pas en hiver. Il paie en souffrances son imprévoyance. Nos pères n'ont pas cru à la guerre : c^est nous qui la subissons. Le fils de IHvrogne paie en souffrances, par- fois en folie, V ivresse de son père. A chaque pas que nous faisons, cette loi terrible se vérifie. Des hommes qui se croient sages V ignorent? Plaignons-les : impuis- sants à comprendre le passé et le présent, ils sont inca- pables de préparer l'avenir.
Vous qui connaissez le sens du sacrifice., inspirez- nous, ô frères d'armes ! Vous connaissez les raisons positives de se battre, vous qui n'avez cessé de 'redire à vos compagnons que nous défendons le sol sacré de la patrie, que nous luttons pour nos femmes et nos enfants, pour nos usines et nos champs, pour faire sortir de la guerre une France meilleure où la maison de chacun sera plus grande et plus belle; vous qui veil- lez, avec un souci paternel, au vêtement, au logement, à la nourriture de vos camarades, et à la récompense des plus braves. Mais vous savez aussi dans quelle attente est l'âme des plus vaillants dans ces moments du com- batoù, devant les mille visages de la mort qui crachent des flammes, dans le terrible isolement où il se croit soudain, l'homme, sentant sa raison vaciller dans les ténèbres, crie sa détresse à l'Infini, à ce qui est au-des- sus de la bataille, qu'il ne le nomme pas ou qu'il le nomme Dieu.
0 amis, qui restez debout parmi les vivants et les
IG LE CHEVAL DE TROIE
morts, dites-leur que leur sacrifice n'est pas vain, que leur dévouement rachète les erreurs passées et ouvre â la France les portes du bel avenir !
Que ce livre soit pour vous le témoignage que les forces spirituelles, lancées par vous dans le monde, y agissent. Il est plein de nos pensées, de nos réflexions, de nos prévisions communes. Elles ont été écrites sous le souffle de la confiance, de la volonté inébranlables qui nous vient de vous. Car ce sont ces biens que nous devons transmettre. Il n'y aura point de repos pour vous, amis très chers, ni pour nous, avant que nous ayons terrassé le peuple fou quia voulu régner sur tous les hommes. La guerre a pour fin de rendre aux nations l'ordre et la paix. Il n'y aura point d'ordre ni de paix possible dans le monde tant que l'affreuse pensée allemande pourra l'agiter. Nous ne cesserons d'entendre vos paroles, vos conseils, vos commande- ments : il faut abattre l'ennemie de Dieu et du genre humain. C'est le but de notre vie.
Barrai, Boissier, Sampigny, je vous salue, je vous embrasse.
IV» année de la Grande Guerre, 10 décembre 1917.
LE CHEVAL DE TROIE
INTRODUCTION CONTRE L'ENNEMIE DU GENRE HUMAIN
Après trois ans de guerre, après avoir donné les preuves matérielles et morales des plus hautes qualités guerrières, nous donnons encore ce spectacle paradoxal d'une nation maîtresse dans Vart de la guerre, et impuissante à dominer une guerre, celle où nous sommes. Nous subissons cette guerre ; notre esprit ne la domine pas. Notre cœur a dépassé les événements ; notre esprit public est demeuré au-dessous. Le vrai est que nous continuons de souffrir de quelques erreurs de V intelligence française.
En 191 i, à la veille de la guerre, la France officielle croyait que Vhomme, poursuivant sa course sur la voie du progrès indéfini, venait
Cheval de Troie.
18 LE CHEVAL DE TROIE
d'acquérir^ ou était sur le point d acquérir le pouvoir de commander à la Guerre et de la chas- ser de la Planète. Cest pourquoi nous sommes les esclaves d'une guerre.
Depuis la guerre, non seulement la France officielle n'a point réagi rigoureusement contre cette erreur, mais elle a laissé croire que nous faisions la Guerre à la Guerre et non à l'Alle- magne, et que la paix pourrait être l'œuvre des bonnes volontés et non des armes. Cette impuis- sance à saisir la réalité, à la dominer par l'es- prit, nous prive du moj'en de la dominer dans les événements ; elle nous conduirait à subir la paix comme nous avons subi la guerre, et nous risquerions d'être les victimes d'une guerre ou le monde entier est entraîné, et dont nous souf- fririons encore tous les maux, même si nous ten- tions de nous en retirer.
Il nous faut absolument rejeter ces funestes erreurs de l'intelligence ; il nous faut cesser de regarder la guerre comme un accident mons- trueux « au siècle où nous sommes *>, si nous voulons la maîtriser et lui donner une conclu- sion victorieuse. On ne peut conduire victorieu- sement une guerre, pas plus que Von ne peut se
INTRODUCTION 19
prémunir efficacement contre les guerres, lors- que Von regarde la Gacrra comme une erreur du monde que d'abondantes prédications eussent empêchée. Quand nous aurons accepté la Guerre avec notre esprit, comme nous l'avons acceptée en 191 i avec notre sang, alors nous csserons de la subir, alors notre esprit cessera d'être à la remorque des événements, alors nous pourrons orévoir longtemps à l'avance les sacrifices que nous avons encore à consentir, alors nous nous imposerons les moj^ens et les conditions de la victoire, alors nous serons parfaitement prêts à vaincre et dignes de la victoire. Alors seulement nous passerons le Rhin.
Ce serait faire une grave injure à plusieurs membres du gouvernement français que de pen- ser que cette vue n'a pas été la leur. Mais Vont- ils exprimée ? Mais les mêmes hommes, parfai- tement conscients des dures réalités, n'ont-ils pas laissé continuer de vivrez les pires erreurs dans V esprit du soldat français ? Si cent voix autorisées ont proclamé notre volonté de vain- cre, combien ont osé dire le prix de la victoire, combien ont osé parler de la guerre elle-même,
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et de sa durée? Pas une voix ne s'est élevée dans la France officielle pour montrer le vrai carac~ tère de la Grande Guerre.
Craignait-on de décourager cette armée faite d'hommes arrachés à leurs familles, à leurs travaux, à leurs habitudes d'esprit? Il est vrai : peut-être eussions-nous faibli, dans l'hiver de 1914, si Von nous avait fait prévoir plusieurs années de guerre. Mais, df^s 1915, ceci n'était plus vrai. L'armée aguerrie était prête à tout entendre, à tout accepter. Et ses possibilités de résistance n'ont pas diminué. Mais si sa résis- tance physique a été entretenue, sa résistance morale n'a pas été alimentée, non plus que celle du pays. S' il y avait jamais faiblesse chez elle, ce ne serait point faiblesse du cœur ni des nerfs, mais fléchissement d'une intelligence, vive et pleine de ressources, à laquelle on n'a donné aucune nourriture substantielle.
On .'i'en est trop remis aux événements du soin d'éclairer l'armée et le pays. On a eu trop de timidité dans l'exposition des conditions, de la durée et des buts de la guerre. Disons donc la vérité nettement. L'armée et le paj's sont par- faitement préparés à l'entendre. Que dis-je ?
INTRODUCTION 21
L'armée a précédé le gouvernement et la presse dans cette voie. 11^ o. longtemps que la plupart des soldats sont éclairés par leurs propres ré- flexions. Un mot résume leur e.xpérience : Il y en a encore pour treize ans, disent-ils aux civils qui les interrogent. Cette longue durée de la guérite, l'armée l'a prévue et l'accepte. A une condition, toutejois : Que l'Etat la confirme dans ses prévisions et lui donne la certitude que nous poursuivons des buts de guerre dignes de ce long sacrifice. A condition également que l'Etat cherche et trouve les mojyens moraux et maté- riels de mener cette longue guerre autrement qu'une courte campagne ; que l'on organise le front et la zone des armées autrement que pour une campagne de trois mois ; que l'on cons- titue des privilèges importants aux combat- tants ; que Von organise de longues relèves ; que Von parle enfin à l'armée en lui apportant autre chose que des théories sur la nécessité du travail, ou sur l'observation du devoir pour le devoir, ou sur la défense du droit. Je répète que l'armée est prête à entendre la vérité. Il n'est point d'homme qui ne la pressente. Mais dans le si- lence de la France .officielle, le soldat se sent
22 LE CHEVAL DE TROIE
moralement abandonné, il perd sa propre con- fiance ; il doute de ses propres lumières ; son boa sens est étouffé par son désir de retourner vivre en paix parmi les siens.
(Censuré.)
Supprimons absolument cette illusion, pério- diquement entretenue, contre toute vraisem- blance : que nous touchons au terme de la guerre. Personne n'y croit. Pourquoi laisser tromper des hommes qui nont pas besoin d'être trompés pour demeurer fermes et confiants ?
Nous avons encore à soutenir la guerre pen- dant de longs mois. On le sait. Il faut le dire. Mais il faut en même temps sortir d'une orga- nisation faite pour une courte campagne. Il va falloir distinguer V armée combattante, de l'ar- mée non combattante ; assurer aux combattants une toute autre reprise de vie civile que les per- missions périodiques de dix jours ; donner aux combattants d'autres abris, d'autres cantonn<^.- ments que ceux construits ou organisés pour des troupes en bataille ou en manœuvres ; leur assurer un autre paiement que la Croix de Guerre ou la Croix de bois.
INTRODUCTIO^ 23
D'un mot, il s'agit d'une organisation totalf. de l'armée et du pajys. Ce n'est pas un mince problème. Mais il n'est pas au-dessus de, l'intel- ligence ni de la volonté française. Encore fau- dra-t-il l'aborder avec d'autres idées que celles qui ont présidé et qui président encore, au front comme à l'arrière, à l'organisation des travau.x, et qui nous ont conduit à un prodigieux gaspil- lage de temps, de forces et de matériel.
Il nous faut dominer la guerre. Et première- ment, nous rendre compte que nous y sommes jusqu'au cou, sans autre issue que la victoire ou la ruine totale et l'esclavage. Pas de demi-vic- toire ; pas de compromis possible. Le temps n'est plus de ces guerres atténuées, courûtes ou longues, où l'on se tuait le moins possible, guerres de princes, guerres d'États, qui se terminaient par- Jois par des alliances, voire par des mariages, et dont le pire était qu'elles déterminaient une rectification de frontière ou la perte d'une pro- vince.
Une erreur, née aux environs de il 50, nous a replacés dans les conditions de la pire bar- barie. Nous voici revenus au.x temps des
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migrations et des grandes invasions. Guerres de peuples^ et sans pitié. Aggravées par l'em- ploi de toutes les acquisitions matérielles de la civilisation. Aggravres par faction d'une Jolie mjystico-rationnelle qui décuple la puis- sance des appétits matériels de tout un peuple. Guerre totale, dit Léon Daudet; Guerre d'enfer, dit M. Alphonse Séché.
Car c'est un des plus terribles caractères de cette guerre : qu'elle intéresse à la fois, totale- ment, les plus violents appétits de la chair et la plus grande exaltation de l'intelligence et de lame. Il s'agit bien de tarifs douaniers, d'une province ou de quelques colonies ! C'est l'empire ou r indépendance du monde qui sont en jeu. C'est deux doctrines, absolument inconciliables, sur Vorganisation de la planète tout entière, qui sont en lutte. Deux civilisations se sont heur- tées aux rives de la Marne et se sont révélées impénétrables l'une à l'autre, opposées dans leur essence, dans leur moj'ens, dans toute leur nature.
Le propre de V allemande est qu'elle ne con- çoit la civilisation que sous le nom, que sous le commandement allemands et qu'elle entend su-
INTRODUCTION 25
bordonner le monde entier à la direction morale, intellectuelle f sociale, politique, religieuse alle- mande. Véritable folie collective. Entre Dieu et les hommes, entre la connaissance divine ou scientifique du monde et V intelligence humaine, entre la vérité sociale et les aspirations des peuples, elle place V Allemagne, V Allemagne, expression de la volonté divine, V Allemagne, conscience, intelligence et volonté du monde. Le propre de la civilisation que représentaient les armées alliées, est d'être humaine. Qu'elle porte lé nom catholique ou le nom rationaliste, elle est universelle. Elle ne se donne pas le nom d'un peuple. Elle est la civilisation géné- rale. Elle se propose aux nations, elle ne veut point s'imposer.
Nous engageons les Français, les Alliés à prendre profondément conscience de cette diffé- rence capitale : cest là même quil faut cher- cher la cause profonde, irréductible de la Grande Guerre ; c'est là qu'il faut s'arrêter pour comprendre ce que doit être la victoire, la paix future, si nous voulons vivre libres (c'est-à- dire conformément à nos traditions, à nos
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mœurs, à nos caractères nationaux et aux prin- cipes de la civilisation générale). Refuser de voir ce fait capital, cest se condamner à la défaite. La conduite de la guerre par les Alliés exige. quils connaissent complètement Vidée qui la mène en Allemagne. Sans cette connaissance, ou bien Von s arrêtera à mi-chemin en croyant à la possibilité d'un compromis et tout sera à recommencer, ou bien on laissera subsister la cause de la guerre, tout en croyant être allé jusqu'au bout.
Se proposer d'abattre le militarisme alle- mand, ou la dynastie des Uohenzollern, ou V ab- solutisme, c'est s'attaquer non pas même au.v causes secondes mais aux s:'uls moyens. Hohen- zollern, caporalisme prussien, militarisme alle- mand ne sont que des moyens de réalisation de la Deutsche Kultur. Qui en doutera devra relire le fameux appel des 93 intellectuels allemands au monde civilisé : « C'est pour la protéger (la Kultur), disent-ils, que, né d'elle, le militarisme s'est formé ' ». Ainsi Vidée allemande, selon le
1. Cf. Louis Dimier, l'Appel des Intellectuels allemands, texte officiel avec traduction, avec préface et commentaire. P. 54-55, 150.
INTRODUCTION 27
propre témoignage des Allemands les plusrepré- sentatifs de la pensée allemande^ ainsi l'idée allemande précède-t-clle la puissance matérielle. Le militarisme nest que le serviteur de la Deutsche Kultur.
Peut-on croire, avec ceux qui considèrent le conflit comme une lutte entre la démocratie et V autocratie^ que le problème serait résolu par l'avènement de la démocratie en Allemagne ? Qu'elle soit autocratique, aristocratique ou dé- mocratique, V Allemagne unie demeurera le lieu du monde oiï des philosophes ont identifié les destinées de la civilisation et les destinées d'une nation ; V Allemagne demeurera une nation qui, enseignée par Kant, Fichte, Hegel, Marx, Treitschke et Ostwald, croit, selon la puissante analyse d'Emile Boutroux que : « Le monde doit, dans toutes ses parties, être artificiellement organisé et qu'il appartient à V Allemagne, et à elle seule, d effectuer cette organisation *. »
Blaarras montrait, dès 1903, Guillaume II élève de Fichte. Une démocratie allemande serait, non moins que Guillaume, disciple de Fichte, et
1. Cf. Préface d'Emile Boutroux à l'ouvrage de M. Santayana, l'Erreur de Ik Philosophie illêmande, Paris, 1917, p^ 8,
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rien ne permet de croire qu'elle apporterait moins de force à la réalisation de Vidée alle- mande. Il est plus sage de penser que, expression de peuples pleins d'appétits et conscients de leur force., une démocratie allemande mènerait la lutte plus durement encore qu'une dj'nastie à qui le souci de son avenir conseille un peu de prudence.
L'ennemie de l'humanilé, c'est cette Idée qui, pénétrant dans l'esprit d'un peuple turbulent et grossier, nourri de lectures bibliques et porté à regarder Vhistoire d'Israël comme la sienne propre^ a fait que ce peuple enfin uni s'est déclaré peuple de Dieu, et plus encore : Peuple- Dieu. C'est cette idée qui pousse les socialistes à imposer au monde non point les principes du socialisme, mais le socialisme allemand ; les savants et les intellectuels à imposer non les découvertes de l' intelligence et de la raison humaines,maisla science,les vues et les méthodes allemandes ; les industriels et les commerçants, l'organisation et le commandement allemands ; Les catholiques eux-mêmes, aujourd'hui, non point les lumières de l'Eglise, mais le catholi- cisme allemand. C'est L'idée par Laquelle L'Aile-
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magne se donne, selon quelle s'exprime par ses reîtres, ses savants, ses pasteurs ou ses social- démocrates, comme le peuple-conducteur, le peuple-Dieu, la conscience, l'intelligence ou la volonté du monde. L'ennemie, c'est la Deutsche Kultur, par laquelle l'Allemagne, identifiant civilisation et germanisme, s'est séparée de la civilisation générale, en se plaçant au-dessus, et au nom de quoi elle prétend au gouverne-
ment du monde.
Ces idées sont aujourd'hui familières à un grand nombre de Français : elles ont été expo- sées, analysées, commentées par des maîtres de la pensée : M. Emile Boutroux * ; M. Paul Bour- get, dans ses Etudes sociales sur la Guerre ; M. Charles Maurras, dans cet ensemble d'étu- des prophétiques réunies dans son ouvrage Quand les Français ne s'aimaient pas ; le philo- sophe américain, M. Santarana, dans ce grand livre dont la traduction française porte le titre : l'Erreur de la philosophie allemande. 31. Edmond Laskine a montré enfin, dans son ouvrage sur l'Internationale et le Pangermanisme, Vidée al-
1. Cf. L'Allemagne et la Guerre (sept. 1914).
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lemande agissant par le socialisme. Tous les tex- tes, les témoignages (non les aveux) allemands ont été donnés. Philosophiquement, politique- ment,la cause est entendue. Mais nous supplions les Français de ne pas croire qu'il s'agit là d'un débat philosophique. Il ne sujfit pas de décrasser les cervelles Jrançaises \ il ne suffit de les vider des apports allemands. Il faut utiliser cette découverte philosophique pour la conduite de la guerre. Les principes philosophiques de V Alle- magne ne sont pas objets de controverses d'école. Ce sont les moteurs des armées allemandes. Je parle ici en soldat, en Français, en homme civi- lisé; je cherche le commandement qui anime et dirige la Force militaire allemande ; je veux connaître le but de la lutte à laquelle je par- ticipe et le moyen d'obtenir une paix durable. Nommons ce commandement : c'est la Deutsche Kultur.
Puisqu'il n'y a pas de compromis possible, puis- qu'il nous faut vaincre ou nous soumettre, selon le mot parfaitement e.xact du Président Wilson, il nous faut savoir ce que nous avons à faire.
Vaincre les armées allemandes en laissant subsister et la force qui les ferait renaître de-
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main, et les moyens (Vaction de celte force, ce serait la plus grande duperie de l'histoire. Nous connaissons cette force. A nous de la détruire.
Vaincre^ ce sera donc mettre Vidée allemande dans V impossibilité d'agiter V Allemagne contre les nations civilisées; cesl retirer à la Deutsche Kultur les moyens de réunir des armées contre les peuples non allemands^ cest disloquer l'Em- pire allemand, séparer les Allemagnes, afin que les nations allemandes soient soustraites, par le simple jeu de leurs particularismes, à la do- mination de la Deutsche Kultur, afin qu'elles redeviennent des centres distincts de civilisation et qu elles soient rendues à la civilisation géné- rale, on ose dire : à l'humanité, à la chrétienté.
Lorsque les Français et leurs Alliés seront bien conscients de cette absolue nécessité, la con- duite de la guerre deviendra tout à fait sérieuse. On cessera de proroger de trois mois en trois mois l'échéance de la guerre, et l'on s'organisera pour une fameuse campagne. Et l'on compren- dra quil est aussi impossible de conclure la paix avec V Empire allemand qu'avec une République allemande. D'ici là, gardons-nous de toute illu- sion. Gardons-nous de croire V Allemagne « as-
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sagie » par les déceptions qu'elle a trouvées dans la guerre.
L'Allemagne a échoué dans la réussite immé- diate de son plan. Mais non dans sa réussite lointaine. Je ne crains pas de dire qu'il n'est pas encore prouvé qu'elle ait échoué dans la réussite au cours de la présente guerre. Un grand nom- bre de chances sont pour les Alliés, à condition, toutefois, que la guerre soit menée avec une vi- gueur accrue et qu'il ny ait pas deux écroule- ments de même valeur que l'écroulement russe. Mais, à la fin de 1911 , V Allemagne a quel- ques raisons apparentes de croire qu'elle peut encore réussir, même au cours de la Grande guerre.
L' Allemagne ne renonce pas. Elle peut diffé- rer la réalisation de ses plans ^ non renoncer. Et vojyons bien que la guerre lui a donné Jus- qu'ici plus de raisons d'espérer, de se fortifier dans sa croyance en sa mission, que de motifs de renoncement. Parlons net: la guerre peut la faire souffrir phjysiquement, mais elle Vexalte ; elle n'abat pas son orgueil, elle le surexcite.
L Allemagne s'exalte en considérant les ré- sultats de trois ans de guerre :
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Tenant tête à quatre grandes nations dispo- sant de ressources très supérieures à celles du groupe quelle commande, elle na pas plié ;
Elle a mené brillamment quatre campagnes d' importance : campagnes de France, de Polo- gne, de Serbie, de Roumanie ;
Elle a presque complètement dépossédé quatre Etats. La guerre sous-marine lui donne des sa- tisfactions assez sérieuses pour l'entretenir dans V espérance qu' elle limitera fortement la maîtrise des Mers qui appartient aux Alliés ;
Et, fait déplus haute signification, elle a cons- titué un Empire qui va de la Mer du Nord au Tigre.
Voilà de solides apparences, qui ne sont nul- lement faites pour lui donner le goût du renon- cement.
Il nen reste pas moins, me souffle Bellaigue, que nous ne changerions point notre place pour la sienne. Et nous avons parfaitement raison, car, avec tous ces avantages, V Allemagne n'a vaincu aucun des A/liés et na maintenant aucun espoir de les vaincre par les armes. Elle ne Vignore pas, mais ne considère pas la partie oerdue. Elle peut compter encore, non sans
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quelque vraisemblance^ sur deux moyens de réussite : i ' la dissolution interne d'un ou de deux Etats, ce qui lui permettrait de triompher a' sèment des autres ; S" la paix blanche, la paix sans annexions ni indemn'tés.
En ce qui concerne le premier moyen, quel- ques apparences lui donnent encore un certain espoir. Elle peut penser que les événements de Russie, arrangés par ses propres soins, mettront hors de cause, définitivement, au moins un adver- saire, et, ma foi, la preuve n'est pas encore faite qu'elle a tort. Elle observa, en outre, que, chez elle, grâce à la complicité de ses socialistes d'Etat, elle a pu utiliser le retentissement de la révolution russe dans un sens favorable à ses propres intérêts, et que, par son action dans le socialisme international, elle a quelques chan- ces d'utiliser les mêmes événements, au moins chez certains socialistes de l'Entente, dans le même sens. Enfin, elle entretient d'assez nom- breux agents, elle a entretenu d'assez hautes complicités en France pour espérer chez nous un fléchissement.
(Je n'aurai pa^ la faiblesse d'exprimer naï- vement l'espoir que nous ne fléchirons pas : c'est
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une question de volonté et <V organisation ; avons- nous un gouvernement possédant cette volonté et cette puissance d'organisation ? jiux Fran- çais d'en juger.)
A défaut dun fléchissement en France ou ailleurs^ V Allemagne compte sur la paix blan- che. Ceci est beaucoup plus sérieux et beaucoup plus dangereux. S'il est peu d hommes disposés à favoriser un fléchissement qui serait une véri- table trahison^ il en est un plus grand nombre, même parmi de bons patriotes., qui se laisse- raient abuser par la paix blanche.
Voici Vun des grands périls. La pai.v blanche, sournoisement proposée par V Allemagne, sous le nom de paix sans anne.xions ni indemnités, c'est, purement et simplement, la guerre gagnée par V Allemagne, et cest V assurance pour elle de la réalisation complète de son projet de 1914. Si Von veut s en rendre compte, on n'aura qdà faire ce faible ejffort d imagination par lequel on voit, au lendemain dune paix blanche :
Les nations d.i l'Entente désunies, écrasées sous le poids de leurs dettes et de leur échec, et l'une d'elles, la Russie, en proie à des difficultés intérieures qui la rendront olus pénétrable
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qu'autrefois à l influence allemande; en face d'elles^ une Allemagne, gonjlée par ses succès dans la guerre, exaltée par le souvenir de sa résistance à une formidable coalition, et le Mil- lel-Europa constitué, presque aussi solidement que VEmpire allemand au lendemain de la guerre de 1810.
Bref, une Europe faite de dix nations divisées {quelques-unes assez favorables à V Allemagne) et d^un Mittel-Europa soumis au germanisme, coupant V Europe en deux de Kiel à Constanti- nople, pénétrant l'Asie, menaçant l'Egypte et les Indes.
Quiconque fera ce faible effort d'imagination se rendra compte que la paix blanche prépare- rait le triomphe total de V Allemagne, dix ans plus tard, au moins en Europe, et la réalisation de la Monarchie universelle de la Deutsche Kul- tur, même dans Vhjypothèse, peu vraisemblable au reste, dune démocratisation de V Allemagne et du Mittel-Europa. Ce serait le pire des désastres pour V humanité. Cette réalisation de V Internationale par Vidée germanique sup- primerait totalement la liberté des peuples, et conduirait l'humanité dans une impasse. Une
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impulsion unique^ venue de Berlin, organisant V Europe, puis la planète, conformément au plan allemand, à r humeur allemande, à la science allemande, à la mystique allemande, soumettant les hommes aux conducteurs allemands, dislo- querait l humanité en